Notesde
lecture du numéro 52-
fév.2001
Philippe Cabin, Jean-François Dortier(coord.
par), La Sociologie. Histoire et idées,Auxerre,
Éditions Sciences Humaines, dif. PUF, 2000, 362p.
Pierre
Dockés et al.,Les
traditions économiques françaises, 1848-1939,Paris,
cnrs-Éditions, 2000, 1008 p.
Christophe Heckly, La politiquefiscale
dans les pays industrialisés, Paris, Dunod,1999, collection
"Topos", 126 pages.
A. Kenneth, éd., The
Financingof Catastrophe Risk, NBER, University of Chicago
Press, 1999,460 p.
SOCIOLOGIE
Philippe Cabin,Jean-François Dortier(coord. par), La Sociologie. Histoire et idées,Auxerre, Éditions Sciences Humaines, dif. PUF, 2000, 362p.
Recensionpar Robert Boure, Professeur de Sciences de la communication,LERASS-Médiapolis,Université Toulouse III (n° 52, fév. 2001)
Après avoirpublié plusieurs " états des lieux et des savoirs ",et autres " panoramas des connaissances " tourà tour dédiés aux sciences humaines (1998),à léducation et à la formation (1998),à lidentité (1998), à la communication(1998), aux sciences cognitives (1999), aux organisations (1999),à lhistoire (1999), à la philosophie (2000)et enfin à léconomie (2000), léquipede Sciences Humaines récidive en proposant un ouvragesur la sociologie à un lectorat quelle a su dabord" accrocher ", puis fidéliser dans son excellentmagazine mensuel de vulgarisation des recherches actuelles etpassées dans le champ mouvant et parcellarisé dessciences de lhomme et de la société.
Ce livre tient àla fois du reader, produit éditorial peu couranten France -contrairement aux États-Unis où il connaîtun grand succès auprès des étudiants-, rassemblantdes articles, des chapitres douvrages et des synthèsesse rapportant à une grande question, du dictionnaire scientifiquespécialisé en format de poche et de louvragede base pour lenseignement et la recherche (2èmeet 3ème cycles, essentiellement). Suivant la formule quia fait le succès de la collection, il mêle judicieusementdans une première partie des articles, parfois remaniés,ainsi que des entretiens déjà parus dans SciencesHumaines et des textes inédits (dont lintroductionde Philippe Cabin et trois textes de Jean-François Dortiersur Paul Lazarsfeld, Robert K. Merton et Edgar Morin), le toutagrémenté de tableaux ou dencadréssoignés sur la forme et le fond qui savèrentparticulièrement utiles pour le chercheur débutantou le non spécialiste, soit quils précisenttel ou tel point, soit quils invitent à aller plusloin. Les articles sont tantôt la Rédaction, tantôtde chercheurs confirmés non rebutés par la vulgarisation(Jean-Michel Berthelot, Michel Forsé, Bernard Lahire, MichelLallement, Laurent Mucchielli...). Les entretiens laissent laparole à des chercheurs reconnus, tels Anthony Giddens,Bruno Latour, Raymond Boudon, Michel Crozier ou Alain Tourrainepour ne citer que quelques noms. La deuxième partie (unequarantaine de pages), sobrement intitulée " Annexes ",comprend successivement quelques mots clés de la sociologie(mais il en manque certains que daucuns jugeront essentiels: aliénation, causalité, domination, espace public,pouvoir, socialité, structure...), une bibliographie généralebrève, mais manifestement raisonnée, privilégiantles synthèses et les principaux courants (sans oublierpour autant les " classiques " dans lencadréchronologique " Les livres clés de la sociologie "),et enfin un index thématique pertinent et un index deschercheurs cités.
Pour ceux qui nelauraient pas compris en feuilletant louvrage, laquatrième de couverture précise quil sagitde présenter un " bilan vivant et accessible desacquis de la discipline, depuis les fondateurs jusquauxdéveloppements les plus récents ".Effectivement rien ou presque nest oublié, du moinsparmi les grands auteurs et les courants importants (est-il utilede les citer ici ?), ceux qui sont réputés avoirmarqué leur époque tout en contribuant àécrire les plus belles pages de la saga disciplinaire,ou ceux ont été redécouverts récemment: Gabriel Tarde, Georg Simmel, et à un degré moindrelÉcole de Chicago. Si la part la meilleure est laisséeà la sociologie française, ses homologues anglo-saxonneet allemande (de Max Weber à Jurgen Habermas) ne sont pasoubliées. Même la sociologie italienne a droit decité : Gaetano Mosca et Vilfrido Pareto bien sûr,mais aussi des valeurs sûres comme Sabino Acquaviva, des" nouveaux sociologues " tels Pierpaolo Donatiet Vincenzo Cesareo. Avec en prime quelques inclassables, parmilesquels émerge la figure de Francesco Alberoni, sociologuebien connu en France depuis la traduction en 1981 -et non en 1980comme le signale la bibliographie de Jean-François Dortier-de son " best seller " Le Choc amoureux(Paris, Ramsay), mais très controversé dans sonpays. Car est-il (encore) sociologue ?
On peut dailleursse poser la même question à propos dEdgar Morin(pas celui de La rumeur dOrléans, lautre...)ou de Pierre Sansot, jamais cité ici (est-ce vraiment unoubli ?). Voire, sacrilège, de Max Weber qui, parait-il,pensait davantage à léconomie politique quàla sociologie quand il parlait de " sa " disciplineet de Georg Simmel qui se vivait plutôt comme un philosophe.E la nave va. Ainsi va la sociologie, ou plus exactementles sociologies, tant la discipline -doux euphémisme- esttiraillée en de multiples antagonismes, diviséeen plusieurs foyers qui irradient, puis se consument lentement,et menacée déclatement. Depuis ses origines...On lira avec intérêt à ce sujet "Les trajectoires de la sociologie " (p. 1)et " Années 90 : la sociologie françaiseséclate " (p. 241) de PhilippeCabin, ainsi que " Le devoir dinventaire "(p. 247) de Jean-Michel Berthelot. En fait, les débatsscientifiques et, à un degré moindre politiques,ainsi que les questions vives et les interrogations majeures,voire le rapport sociologie/société sont "globalement " traités, et ceux qui veulent ensavoir davantage peuvent toujours se reporter à la bibliographie,autrement dit aux ouvrages de synthèse ou, encore mieux,aux " grands auteurs " eux-mêmes, rarementen reste quand il sagit de polémiquer (cf. par exemple,Adorno-Horkheimer versus lÉcole de Colombia,ou plus près de nous, Boudon versus Bourdieu, Luhmannversus Habermas...).
Cet utile "utilitaire ",
agréable à lire, facileà consulter et last
but not least peu onéreux(145 F), supporte néanmoins
deux reproches. Dunepart, et contre les enseignements de
la sociologie des sciencescontemporaine, celui de sacrifier par
trop -comme tant dautres,mais ce nest pas une raison-
à une histoire rétrospectivepeuplée de pionniers,
de précurseurs et autres Pèresfondateurs alors que
tous ces chercheurs ont travaillédans dautres contextes,
faite de success stories,de grands récits, et de
mythes fondateurs et "évidemment " annonciatrice
de la situation contemporaine.Dautre part, celui de relativiser,
pour ne pas dire dignorer,les questions institutionnelles
qui ont toujours joué unrôle important dans la construction
de la discipline, enFrance tout particulièrement, mais
qui restent encore largementméconnues, surtout des jeunes
chercheurs et des étudiants.Si le questionnement sociologique
est probablement né ausiècle précédent,
la discipline strictosensu est bien plus récente,
malgré les effortsdéployés en son temps par
Durkheim. Cest seulementà partir de 1946, avec la
création du Centre dÉtudesSociologiques au
sein du cnrs naissant, sous la houlette de GeorgesGurvitch (haute
figure à peine évoquée) quifondera également
la même année les CahiersInternationaux de Sociologie,
que la sociologie françaiseentame véritablement
sa longue marche vers sa difficileinstitutionnalisation. Difficile
car la sociologie aura du malà simposer au cnrs comme
à lUniversité(quatre chaires en 1945 - deux
à la Sorbonne, une àBordeaux et une à Strasbourg-,
pas de licence jusquen1958, système dédition
longtemps exsangue,peu déquipes reconnues avant le
milieu des années1960...), alors quelle bénéficiera
de conditionsplus favorables au Conservatoire National des Arts
et Métiersainsi quà lÉcole Pratique
des HautesÉtudes, voire à lInstitut dÉtudesPolitiques
de Paris. Difficile aussi car linstitutionnalisationse déroulera
au milieu de polémiques externes etinternes, scientifiques
ou non, qui semblent décidément,vues de lextérieur,
consubstantielles à ladiscipline. Cest peut-être
ce qui fait sinon son charme,du moins sa forte attractivité
auprès de nombreuxressortissants dautres disciplines.
Quoiquil arrive,il se passe toujours quelque chose en sociologie.
Quelle autrebranche du savoir en sciences humaines et sociales
peut-elle endire autant ? Ce nest pas le moindre mérite
de cetouvrage de nous le rappeler in fine.
©Sciences
de la Société n° 52 - février2001
ECONOMIEFINANCIERE
Kenneth A. éd., The Financing of CatastropheRisk, NBER, University of Chicago Press, 1999, 460 p.
Recensionpar Hélène Intrator, MCF de Sciences économiques,Universitéde Rouen (n° 52, fév. 2001)
Ce livre résultedune série de conférences organiséespar le National Bureau of Economic Research sur le thèmedu risque dommage, et plus particulièrement de lassurancedes risques catastrophes. Il sagit détudierles mécanismes de lassurance et de la réassuranceconcernant le risque "catastrophe naturelle" aux états-Unis.Linefficacité du système américainconduit les auteurs à proposer diverses mesures pour améliorerle fonctionnement du secteur. Louvrage se limite aux seulescatastrophes naturelles : ouragans, inondations, sécheresses,tremblements de terre... à lexclusion dautrescatastrophes, toutes aussi coûteuses mais résultantde lactivité humaine : marées noires, gaztoxiques...
Le risque catastropheest un cas particulier du risque dommage. Son originalitéréside en premier lieu dans les sommes en cause, qui necessent de croître : louragan Andrew et le tremblementde terre de Northridge en 1997 totalisent à eux deux, plusde 45 milliards de dollars de pertes. Et encore, lestimationest sans doute minimisée. La raison de la croissance descoûts est simple : les dégâts sont davantageet mieux mesurés, de sorte que les assurances renâclentà leur prise en charge. Les états-Unis sont particulièrementconcernés par le sujet, mais, et cest un point queles auteurs ont raison de souligner, les zones à risquessont relativement circonscrites : grosso modo la Californiepour les tremblements de terre, et la Floride pour les ouragans.Deux états particulièrement peuplés, cest-à-direcoûteux en terme de dédommagements.
De façon surprenante,les états-Unis semblent pourtant relativement mal préparésà ces risques. Plus étrange même, les Américainsvivants sur ces zones, paraissent indifférents àces dangers : le nombre de contrats souscrits est dérisoire.Certes, les primes dassurance sont exorbitantes et les franchisesélevées, pourtant, le système reste déficitaire.Doù lintérêt du livre qui faitle point sur cette question.
Bizarrement, langledattaque retenu est celui de la réassurance, derniermaillon de la chaîne, et qui ne couvre, aux états-Unis,quune infime partie (5 % dans le meilleur des cas) des dommagescouverts par le contrat de base. Les premiers articles sinterrogentdonc sur cette très faible couverture : inadéquationdes contrats et sélection adverse sont au cur duraisonnement. Puis, on remonte au niveau de lassurance,an analysant les caractéristiques des contrats (fiscalité,sélection adverse, aléa moral). Ce plan "àlenvers" perturbe le lecteur et rend lensemblede lexposé assez confus.
La compréhensionde louvrage nécessite au préalable : 1°)de connaître le "B-A-BA" de lassurance ;2°) de posséder la science de la législationaméricaine dans ce domaine. Les idées exposéessont dautant moins claires quaucun rappel (ou encadré)nest inséré sur ce sujet, ni aucune comparaisonavec ce qui se passe ailleurs (en Europe en particulier).
Le métierde lassureur consiste à couvrir des risques que lassuréne veut pas assumer individuellement. Lassurance supposedonc lexistence dun risque et sa mutualisation surune multitude dassurés. Le risque est un aléa,cest-à-dire quil existe indépendammentde lactivité humaine. Le risque est une probabilitéde survenance dune situation nuisible pour lassuré.Cette probabilité fait lobjet dune loi statistiqueque lassureur a eu le loisir dobserver au fil du temps.Cette étude historique est fondamentale car elle permetà lassureur de déterminer la fréquencedu risque, donc le montant probable des dédommagementsà verser, et in fine, de fixer la prime (prix queverse lassuré pour se couvrir) correctement. Commentlassureur peut-il financièrement sen sortir? Seule la multiplicité des contrats rend lopérationrentable : si, par exemple, on désire sassurer contrele vol de sa voiture, lassureur établit la loi deprobabilité de cet événement et fixe (enfonction de différents critères : lieu dhabitation,véhicule concerné...), la prime à verser,laquelle est inférieure à la valeur du véhiculecouvert. Tous les possesseurs de voitures sont concernéspar le vol, mais ils ne se font pas tous voler. Lassureurpeut assurer lagent X contre le vol, car il sait, comptetenu de la loi de probabilité de vols de voiture, quenvendant (n) contrats de ce genre, les primes couvriront les pertesprobables (les vols qui se réaliseront). Ceux qui ne sontpas volés paient pour ceux qui le sont, en quelque sorte.Lassurabilité dun risque dépend doncde sa fréquence de réalisation et de la "surfacede mutualisation" dont dispose lassureur : pour unrisque donné, la rentabilité de lassurance(et donc son existence) dépend du nombre dassuréspotentiels: plus la mutualisation est forte, moins les primessont élevées. Si par contre peu dagents sontintéressés par la souscription dun contratsur tel ou tel risque, la prime dassurance est forte etpeut conduire à linassurabilité du risque.
En France, la catastrophenaturelle fait lobjet dune solidarité nationale: tous les assurés participent à son financement,sous la forme dune extension obligatoire dassurancesur de nombreux contrats ; lorsquun agent souscrit un contratmultirisque habitation par exemple, il paie une surprime "catnat"qui aliment un fonds spécial de couverture de ces risques.Peu dassurés français sont directement concernéspar la catastrophe naturelle (les tempêtes de 1999 restentune exception). Si létat nintervenait pas,ces risques ne seraient probablement pas couverts et les pertesresteraient à la seule charge des individus. Lextensionobligatoire rend ces risques assurables et financièrementviables pour lassureur. De lautre côté,la réassurance de ces risques fait également lobjetdune organisation particulière: lentreprisepublique quest la Caisse Centrale de Réassurance(CCR) prend en charge jusquà 150 % des dépassementsde couverture prévue dans les contrats. Ce systèmefonctionne bien, et fait manifestement lenvie dundes auteurs du livre (D. A. Moss, p. 345-346). Il regrette cependantque sa transposition ne soit pas possible aux états-Unis.En effet, la législation est ici très stricte :les états disposent de lautonomie la plus complèteen matière dassurance ; laréglementation ainsique les contrôles éventuels relèvent de létat.Ses pouvoirs lui sont garantis par la Constitution. Il nexistedonc aucune loi fédérale sur lassurance, etpartant, aucun contrat fédéral non plus.
Une fois ceci mentionné,le lecteur peut comprendre les limites relatives de louvrage.En effet, un contrat américain dassurance "catnat"nest valable géographiquement que sur létatde la société émettrice. Le niveau de solidaritéest local, ce qui est insuffisant compte tenu des pertes potentielleset de la fréquence de réalisation des sinistres.Ajoutons à cela la grande mobilité des américains(une des caractéristiques de leur mode de vie), et on comprendraque peu dagents sont concernés par ce type de contrat(pourquoi se couvrir alors quon est le plus souvent locataireet quon déménage en moyenne tous les 3 ans?). Léquation devient assez simple : niveau de solidaritéinsuffisante + peu de souscripteurs potentiels = primes exorbitanteset très faible degré de couverture du risque.
Si peu de contratsdassurance
sont souscrits, bien évidemment, le champde la réassurance
savère limité! Lesauteurs décrivent
bien ce processus, et cherchent ensuiteà contourner la
loi en imaginant des montages plus ou moinscompliqués qui
tentent de développer une solidaritéfédérale
laquelle est constitutionnellement inadmissible.Lessor des
contrats dérivés sur les "catnat"aux états-Unis
résultent de ces contraintes juridiques.En dautres
termes, seules les vingt premières pagesdu livre sont intéressantes
car ensuite, le lecteur seperd dans des considérations
techniques qui nontpas beaucoup de rapports avec le sujet
du livre. Cest biendommage !
©Sciences
de la Société n° 53 - mai 2001
HISTOIREDE LA PENSÉE ÉCONOMIQUE
Pierre Dockéset alii, Les traditions économiquesfrançaises, 1848-1939, Paris, cnrs-Éditions,2000, 1008 p.
Recensionpar Luc Marco, Professeur de Sciences de gestion, UniversitéParis 13 (n° 52, fév. 2001)
Ce volume de plusde mille pages résulte dun grand colloque organisédurant lautomne 1997 à Lyon. Cette manifestationscientifique portait sur la pluralité des traditions françaisesen économie politique pendant la période qui courtde la Révolution de 1848 à la Débâclede la Seconde guerre mondiale. Louvrage qui en découlea reçu le soutien financier du ministère de lÉducationnationale et celui de lInstitut des sciences de lhommede la région Rhône-Alpes. Le Centre National de laRecherche Scientifique (cnrs) a pris en charge la publication,ce qui est courageux, compte tenu de létat délétèredes ventes en sciences sociales, et plus particulièrementen histoire de la pensée économique où lamode est aux manuels, et à leur multiplication au delàdu " raisonnable ". Ici point de tels errements: du solide, du carré et du préfacépar un ancien Ministre de lIndustrie Jean-Marcel Jeanneney,aidé par son Directeur de cabinet devenu ensuite Premierministre, Raymond Barre lui-même. Les éditeurs duvolume sont Pierre Dockès, Ludovic Frobert, GérardKlotz, Jean-Pierre Potier et André Tiran, tous membresdu Centre Walras qui est un des plus grands laboratoires dévolusà lhistoire de lanalyse économique enFrance. Du beau travail de groupe donc.
Ainsi, un siècleséteint et la flamme du précédent brilleencore de sa vague lueur. Une génération déconomistessen va doucement et donne encore quelques conseils àcelle qui se lève. Une discipline sétoffe près de 2000 économistes universitaires dansnotre pays ! et son approche devient plurielle. Aussi lhistoiredes doctrines économiques sest-elle muée enune histoire des pensées économiques et donc destraditions qui lui sont associées. Tel est le triplemessage livré par ce bel ouvrage structuré en dixparties et signé par 83 auteurs. Une telle force de frapperelativise le constat de faiblesse effectué plus haut :lhistoire de la pensée économique se réveilledu bon pied car les troupes sont fraîches et ses grognardsplutôt jeunes, malgré quelques vieux officiers toujoursfidèles au poste.
Louvrage souvresur les questions de méthode (5 textes). On retrouve plusieursnoms connus : la rationalité chez François Simiand,léclectisme de Paul Cauwès, la modernitéde Bertrand Nogaro ; et des noms moins habituels : la mécaniquesociale de Léon Winiarski et largumentation erronéede Philip Mirowski (auteur contemporain). Ce nest encorequun hors-duvre pour nous mettre en bouche avantde traiter du thème " Histoire et espaces "(6 textes). Côté historique sont évoquéssuccessivement : le premier débat sur la méthodehistorique sous le Second empire, lÉcole historiqueanglaise influencée par Auguste Comte et la montéede lhistoire économique. Côté spatial,nous retrouvons émile Levasseur (premier économistefrançais titulaire dun doctorat), Paul Cauwèslanti-libéral, et Lucien Brocard qualifiéici de " novateur, original et méconnu ".Un entremets succulent.
La partie suivante," Monnaie, crédit et cycles ", comporte8 articles. On entre ici dans le solide, en trois sous-parties: les questions monétaires et bancaires jusquen 1914,les débats de lentre-deux-guerres et la questiondes cycles. La monnaie regroupe Léon Faucher, les frèresPereire et les théoriciens quantitativistes. La banquefascine émile Mireaux, Albert Aftalion, Charles Rist etBertrand Nogaro. Enfin les fluctuations cycliques ont ClémentJuglar et Jean Lescure comme grands spécialistes. Un platde résistance donc avant la quatrième partie (3textes). Cournot le grand recteur de Dijon, fait encore coulerbeaucoup dencre, que ce soit sur ses principes établisen 1863 ou sur ses textes ultérieurs (il réécrivaittoujours le même livre !). Lingénieur Dupuitfait lobjet dune réévaluation intéressante,aussi bien pour ses travaux à dominante gestionnaire quepour son analyse des prix. Petit trou normand bienrequinquant.
La cinquièmepartie est constituée de 4 textes relatifs traitant duthème " Organisation de la production, ingénieurs,statistiques ". Suite logique de la partieprécédente. Retour sur Jules Dupuit revu par MauriceAllais ; voyage au cur de lÉcole Polytechnique-crise des frères Guillaume- ; détour par les ingénieursde lÉcole Nationale des Ponts et Chausséeset par les producteurs de données sur le revenu national.La superstructure dexperts se met en place au sein de lappareildÉtat. A déguster lentement, crayon àla main. La sixième partie est entièrement dédiéeà Léon Walras (8 textes) : genèse dela pensée et destinée du grand fondateur ;lien avec Cournot, relation avec la Bourse, et analyse de sa théoriequantitative de la monnaie ; puis versant opposé : sonéconomie sociale, son analyse du coopérateur, dela distribution des revenus. Synthèse terminale : le rôlede Georges-Henri Bousquet dans la constitution dune traditionéconomique française de léquilibregénéral. Du bref, du dense, du solide au milieudu repas. Pour estomacs bien accrochés.
La septièmepartie, sobrement intitulée " Libéralismes "(tout est dans le pluriel), rassemble 8 textes : deux traditionsincournables, celle du dix-neuvième siècle (Bastiatet Leroy-Beaulieu), puis celle du vingtième siècle(Clément Colson, les Saint-simoniens tardif : AlbertSchatz, Charles Rist et Jacques Rueff). Partie originale et plusfacile à lire que les précédentes dont legrand intérêt est de réhabiliter quelquesauteurs aujourdhui oubliés. Saveur dautrefois La huitième, dédiée aux " Questionssociales " (7 textes), se situe sur lautrerive : les associationnistes, les économistes-juristes,Bastiat revenant par la même occasion par la fenêtre,et puis le solidarisme de Léon Bourgeois, luvredoctrinale de Paul Pic, le voisinage avec le corporatisme italien.Rive plus verdoyante, à la limite de la friche avec seschemins de traverse. Saveur de jadis quand le pique-nique étaitde mode.
Lantépénultièmedéveloppement est intitulé " Socialismes "(9 textes). Lémergence de " monuments de lapensée " -Marx et Proudhon-, la lutte avec leslibéraux, Colins et Huet (texte en anglais), luvrede François Vidal, le travail de Paul Lafargue, lanalysedAdolphe Landry, puis la synthèse de Charles Gide,sur lentrepreneur et la monnaie. Des études en contrepoint,entre la poire et le fromage, dans une langue fleurant bon lesrythmes dantan procurant bien des plaisirs de lecture. Souvenirdes romans de notre jeunesse. Comme il se doit, louvragesachève sur lenseignement de la disciplineet les influences croisées des pensées anglo-saxonneet française (9 textes). Toute la richesse du dessert.Fruits nationaux avec Maurice Bourguin, René Gonnard, GaëtanPirou, Huguette Biaujeaud. Fruits étrangers dimportationrécente, avec Frédéric Taylor vu par lesthésards et les agrégés, John Maynard Keyneset sa révolution introuvable sur le moment. Et des exportationsheureuses : au Portugal, au Quèbec, en Angleterre. Nombreuxéléments institutionnels dans ces textes. Pas deconclusion : la recherche est en marche, le repas séternise.
Au final, nous oseronsposer
une question iconoclaste : faut-il publier les textes descolloques
tels quels ? Si oui, cela signifie que les contributionssont assez
abouties pour être livrées brutes de décoffrageau
grand public. Dans la négative, il faut les retravailleret
les faire évaluer par des lecteurs anonymes. Cestce
qui a été fait ici
pour la majeure partiedes
textes. Louons donc les éditeurs pour ce travail colossalet
souhaitons un franc succès à cet ouvrage remarquablequi
relance la discipline Histoire de la pensée économiqueen
France et fait honneur à une tradition éditorialequelque
peu mise à mal ces derniers temps. Bon appétit!
©Sciences
de la Société n° 53 - mai 2001
ECONOMIE
Christophe Heckly, La politique fiscaledans les pays industrialisés, Paris, Dunod, 1999, collection"Topos", 126 pages.
Recensionpar Luc Marco, Professeur de Sciences de gestion, UniversitéParis 13 (n° 52, fév. 2001)
Les petits livresont souvent fait les grands auteurs : rappelez-vous de Piero Sraffaet sa concision, de Jean-Baptiste Say et son cathéchisme,ou de Francis Bacon et ses aphorismes. Ici la gageure est tenue,et bien tenue : résumer en moins de 130 pages la matièrede plusieurs manuels ! Pourtant lauteur nest pas dugotha autorisé des économistes distingués; après avoir hanté les couloirs des grands ministères,il est devenu fonctionnaire international dans un charmant châteauincrusté à la lisière du seizièmearrondissement. Mais fin pédagogue (et appréciépar les étudiants), il enseigne à lIEP deParis et à Nanterre ce quil appelle léconomiepolitique pratique, titre de lun de ses livres paruil y a quelques années. Son classicisme ressort bien quandil aborde la fiscalité, qui fit lobjet autrefoisde sa thèse détat: la pratique nestpas la parente pauvre de la théorie, elle en demeure lacompagne fidèle, digne des amitiés ancillaires indéfectibles.
Pour lauteurla politique fiscale reste, avec la politique monétaireet la politique budgétaire, lun des attributs lesplus nécessaires de la souveraineté nationale ences temps deuropéanisation tous crins. Or le contrôledes politiques monétaire et budgétaire échappede plus en plus aux états-nations au profit des marchésinternationaux des capitaux et des capitalistes ! Ne faut-il doncpas penser la fiscalité demblée dans un contexteinternational qui doit servir à attirer les entreprises(les plus efficaces) et les capitaux (les plus honnêtes)? Ce petit livre analyse donc comment, malgré lautonomiede principe de la politique fiscale, la mondialisation entraîneirrémédiablement une certaine convergence des différentssystèmes fiscaux. Cette convergence traduit la fiscalitécomme un moyen daction dune politique économiqueglobale à moyen et long terme. Louvrage sadresseà tous ceux qui veulent comprendre les enjeux de la politiquefiscale à lheure dramatique du passage à léconomievraiment mondiale.
Le plan retient sixchapitres, regroupés en deux parties de taille inégale.La première partie est intitulée : "La tendanceà la convergence des systèmes fiscaux". Ellecomprend un premier chapitre sur lautonomie de la politiquefiscale, qui étudie lapplication du principe de subsidiaritédans les pays de lUnion européenne, puis en contrepointle fédéralisme budgétaire aux états-Unis.Le deuxième chapitre sintéresse à laconcurrence fiscale, au travers de ses mécanismes et deses conséquences immédiates : bénéfiquesou maléfiques Le troisième chapitre donnele bilan des réformes fiscales des quinze dernièresannées (vaste programme) en deux points : primo les réformesdinspiration libérales dans les pays de lOCDE,fondées sur les courbes de Laffer et sur le théorèmede Haavelmo ; deuxio la modernisation des systèmesfiscaux des anciennes économies collectivistes actuellementen phase de transition vers léconomie de marché.
La deuxièmepartie est sobrement intitulée : "la fiscalité,moyen daction dune politique économique àlong terme". Sa structure est plutôt ternaire : troischapitres en trois sous-points. Le quatrième chapitre sattaqueaux objectifs et domaines daction de la politique fiscale,soit : a) le débat théorique sur les effets de limpôt; b) le problème de la conciliation entre léquitéet lefficacité (véritable quadrature du cercle!) ; c) limpôt et les grands équilibres économiques(épargne, investissement, croissance, emploi et environnement).Le cinquième chapitre présente les nouvelles orientationspossibles des politiques fiscales nationales. On peut en effetsoit améliorer les processus de décisions fiscales,soit simplifier les formalités encore lourdes pour réduireleur coût et satisfaire mieux le contribuable (éternelvache à lait). Enfin le sixième chapitre traitede la mondialisation et de la politique fiscale en général.Il montre que les nouvelles formes dévasion et defraude fiscales internationales sont légion, que le commerceélectronique pose de nouveaux problèmes assez difficilesà résoudre, et quil y a un nécessairerenforcement de la coopération internationale àapporter en matière fiscale. La conclusion récapitulele droit-fil du livre et tisse une toile plus large sur le thèmede la fiscalité-levier. La bibliographie contient 23 titresjudicieusement choisis. Un index complète le tout, ce quiest assez rare dans lédition française pourêtre signalé.
Au total, ce petitlivre
rendra service à bien des étudiants en maldexposés
originaux, à bien des collèguesqui rangent la fiscalité
dans les limbes des sujets àétudier un jour prochain,
et à bien des honnêteshommes qui veulent savoir à
quoi servent in fineleurs impôts. Pour environ quarante
francs, cest làun investissement tout à fait
valable.
©Sciences
de la Société n° 53 - mai 2001