Notesde
lecture du numéro 53- mai 2001
Anne Muxel, L'expériencepolitique
des jeunes, Paris, Presses de Science Po, 2000,190 pages.
Peter Self, Rolling back themarket.
Economic dogma and political choice, London, MacmillanPress,
2000.
K. Ingersent, A. Rayner, Agriculturalpolicy
in western Europe and the United States, London, ElgarPublishing,
1999, 413 pages.
Anne Muxel, Lexpériencepolitique des jeunes, Paris, Presses de Science Po, 2000,190 p.
Recensionpar Noël Rosens, Sciences politiques, Université deLyon 2 (n° 53, mai 2001)
Journalistes et politologuesnous laissent parfois croire à léternitédu jeu politique. En déplorant les décrues de participation,ils laissent trop souvent de côté la question majeurede la formation du rapport à la politique. Sortir des sentiersbattus, et aller juger sur pièces la manière dontles jeunes construisent ce qui deviendra leur expériencepolitique propre, telle est la recherche dont Anne Muxel sestfaite la spécialiste française. Une constante traversece livre : ne pas se satisfaire des idées reçuesni des grandes machines à tout expliquer " struc-turellement ".Il serait en effet commode de rejeter les valses-hésitationspropres à la jeunesse quant à lengagement,ou à la participation électorale dans les oubliettesdune histoire sans cesse reproduite des contraintes collectives,sociales, familiales. Sans les négliger pour autant, lasociologue penche pour une appréhension dialectique etinachevée de lidentité politique.
Depuis les positionnementsinitiaux, où se révèle le poids de certainsdéterminismes, jusquà la stabilisation dun" comportement politique ", il y a un chemin quuneapproche longitudinale permet de baliser. Elle rend compte deseffets du temps dans la construction de cette identitépolitique. Voyons quels sont les principaux résultats auxquelsparvient lutilisation dun spectre large, quantitatifet qualitatif, de données sociologiques. Anne Muxel commenceson ouvrage par quatre portraits qui restituent, de manièresensible, les facteurs multiples ayant contribué àune position, qui demeure le plus souvent incertaine, àlégard de la politique. Nous y retrouvons le poidsde la famille comme présentant, sur plusieurs générationsparfois, les traits dun patrimoine. Théâtredéchanges, dhéritages, la famille voitson influence perdurer, sestomper ou se déplacerau fil du temps. Chaque expérience apporte son lot dattachementet de désillusion vis-à-vis des premièrescertitudes de la transmission. En comparant ces portraits auxanalyses statistiques de cohortes, dune part, et aux résultatsdes nombreuses études statistiques sur le rôle dela famille dans la formation de lidentité politiquedes jeunes, dautre part, on voit cette dialectique saffiner.
Pourtant, le déterminismefamilial semblerait progresser : 64% des jeunes ont les mêmespréférences politiques que leurs parents en 1989,contre 57% en 1974. Alors que le lien à la politique semblepartout devoir se distendre, ce seul chiffre semblerait montrerune structure paradoxalement de plus en plus contraignante. Ysouscrire serait pourtant passer à côté devariations importantes. Six types de filiation politique (droite,gauche, apolitique, non homogène, changement, décrochage)sont ainsi différenciés, qui montrent linfluencedu milieu social et culturel dont sont issus les jeunes interrogés(64% des étudiants font état dune influenceparentale élevée, contre seulement 43% pour lesjeunes chômeurs), mais aussi celle du genre, où seconfirme un ancrage plus à gauche des filles. A la reproductiondun cadre général des prédispositionssociales sinterpose toutefois le contexte plus précisde la socialisation familiale : lhomogénéitédes opinions respectives des parents à légardde la politique, linfluence comparée du pèreet de la mère... Globalement, si lon peut dire quela famille reste majeure dans la production dun patrimoinepolitique, sa transmission nest pas toujours directe. Ellese traduit pour les jeunes par des " lignes de fuite ",des " amendements et réajustements qui arbitreront,en bout de course, la formation de leurs choix politiques personnels "(p.95).
Formation qui sétablitdans le temps, au prix dune période quAnneMuxel qualifie de " moratoire électoral ".Elle utilise pour la caractériser des travaux dont lespremières traces publiées remontent à 1991.Moratoire : délai que saccorde le jeune avant dadopterle comportement légitime quattend de lui limpératifcitoyen. Il existe ainsi un décalage entre la détentiondu droit objectif de voter et sa mise en pratique : 40% des jeunesde 18-25 ans et 43% des 25-34 ans se sont ainsi abstenus, auxlégislatives de 1997, contre 31% pour la moyenne nationale.Non seulement le jeune prend son temps, mais encore tourne-t-ilcarrément le dos à la politique. Il faut pourtantse méfier du singulier collectif, de la fausse évidencedu fait générationnel. Naturellement, cette propensionà se situer hors-jeu est socialement différenciée,et elle subit linfluence des filiations précédemmentdistinguées. Choisir son camp est plus facile lorsque lhéritageest mieux identifié : à droite surtout. On nendemeure pas moins généralement hésitant devantla politique, dans les trois premières années decitoyenneté. Mettant en évidence quatre trajets(les déterminés : 48% ; les hésitants :36% ; les retardataires : 12% ; les instables : 4%) observéssur onze ans à partir dune cohorte forméeau départ de 3508 jeunes, Anne Muxel démontre quela politique est, dans cette période, dune consistancefragile, " mise à lépreuve de la réalité ".Même si lincertitude est corrigée, làencore, par la filiation (les déterminés, ceux quiont choisi précocément leur camp, sont aussi ceuxqui savent clairement identifier les opinions parentales, et réciproquement),cette période nen demeure pas moins spécifique.En trois ans et demi, seul un tiers des jeunes restent fidèleà la même position sur une échelle droite-gauche; entre 18 et 30 ans, seuls 15% sont fidèles à unmême parti politique.
Une autre manière,en dehors du temps, de nuancer encore limpact des prédispositionssociales, est de tenir compte dévénementsformateurs. Notons ainsi que la manifestation, lengagementdans un mouvement collectif sont à la fois des phénomènesstables, et des modes dapprentissage qui sémancipenten partie de lidée de reproduction. En associantau final à ces remarques une analyse des modèlespolitiques, des " héros des temps modernes "véhiculés par les jeunes, on finit par repérertrois logiques de leur expérience politique. Négociationtout dabord, qui marque la distanciation à légarddu patrimoine initial, et la cristallisation dapprentissagessuccessifs. Formation ensuite, qui stabilise cette négociationautour dacquis moins volatils quon pourrait le croire.A lopposé dun désintéressementà légard de la politique, ces deux premiersstades sanctionnent un rapport à la fois distant aux engagementspartisans et disponible à la mobilisation sur des enjeuxpolitiques et sociaux. Nul ne contestera que la pâleur deloffre institutionnelle tend à accréditerce regard " de biais " sur la politique. Troisièmelogique : humanité, qui ouvre et clot la réflexion.De ce constat dune disponibilité à lengagementhors de la politique instituée, Anne Muxel voit dans lavogue de lhumanitaire, la persistante dénonciationdes injustices sociales, du racisme, les piliers dune quasi-culturepolitique. En fait, ces valeurs sont-elles si " post-matérialistes ",aussi nouvelles dans le registre politique que le célèbreIngelhart voudrait nous en convaincre ? Voilà un débatqui, sil concerne les spécialistes des transitionsculturelles, nest pas sans intérêt pour qualifier,et relativiser linnovation politique portée par unegénération.
Au terme de la lecturede
cet ouvrage, qui fournit de très claires synthèsesdes
enjeux danalyse, et dun nombre considérableet
diversifié de résultats empiriques, on voudraitsouligner
trois dimensions dont labsence révèleautant
de pistes possibles pour de futurs travaux. Notons toutdabord
la concentration de lauteur sur des donnéesfrançaises.
Tout en se référant aux auteurs,notamment anglo-saxons,
qui ont alimenté son itinérairecritique, la sociologue
élude, pour linstant, ladimension comparative. La
référence aux travauxde Gianfranco Bettin, et à
une recherche portant sur laFrance, lEspagne et lItalie
devrait en partie venircombler cette lacune. En systématisant
cette approche,on pourrait à loccasion mesurer limpact
desub-cultures politiques qui ne sont pas, sous réserve
dinventaire,seulement nationales. Franchir les frontières,
ce pourraitêtre aussi apprécier les variations internes
au paysagenational en prenant en compte les contrastes, régionauxcette
fois, du rapport des jeunes à la politique. Enfin,lauteur
naborde pas de front le rôle que pourraientjouer,
dans ce domaine, les dispositifs daction publique.Une brève
remarque sur linscription automatique desjeunes sur les
listes, dont on sait quelle connaîtaujourdhui
quelques vicissitudes, laisse supposer quily a là
un domaine propre de réflexion, dont lesenseignements sociologiques
rassemblés dans ce livre pourraientconstituer un préalable.
Lexpérience politiquedes jeunes, en tant quobjet
daction publique cettefois, ouvre sur un champ danalyse
sans doute plus pertinent,parce que plus facilement objectivable,
que celui de la citoyennetéen général. On
remarquera enfin, pour lanecdote,que lultime référence
à Paul Nizantrahit peut-être un sentiment moins sociologiquement
avouable: celui de la nécessité de la révolte,
contrelinstitution, contre la famille, qui fut celle de
lauteurdAntoine Bloyé. Voilà
peut-êtreune manière de dire que les transitions
douces, les moratoireset autres négociations nont
pas leur content de rêve,daventure, de transgression
de lordre. Expérience...
©Sciences
de la Société n° 53 - mai 2001
Peter Self, Rolling back the market.Economic dogma and political choice, London, Macmillan Press,2000.
Recensionpar Erik Neveu, Professeur de Science politique, Institut dEtudesPolitiques de Rennes (n° 53, mai 2001)
Le livre de PeterSelf participe de ce quon peut désigner comme unmouvement de retour de léconomie politique. Économiepolitique, cest à dire une vision de léconomiequi tente à la fois den spécifier les enjeuxpolitiques et de faire penser léconomie comme undomaine dactivité régulable ou au moins efficacementinfluençable par les gouvernants. Bref linverse decette vision de léconomie que Pierre Bourdieu àjustement défini comme une " politique de dépolitisation "(Contre-Feux 2, Paris, Liber, Paris, 2001) et qui donneà voir des institutions économiques (marchés,salaires, structures de répartition des richesses) quisont pourtant le fruit dune longue construction socialeet dun travail volontariste par des lois, des politiques(ou la destruction des lois et politiques sociales) comme étantlexpression dun ordre naturel.
Quelle émanedune science économique réduite à unmélange déconométrie et dadhésionmachinale ou militante aux dogmes libéraux, dessayistesmédiatiques (Alain Minc et sa définition sociologiquementabsurde du marché comme " état de naturede léconomie ") ou de journalisteszélotes dont Jean-Marc Sylvestre est la caricature, ladoxa économique en vigueur avait fini par doublementdisqualifier la question du politique. Un premier registre consistaità souligner combien lintervention de lÉtatdans les mécanismes " naturels " de léconomiene pouvait être que périlleuse pour celle-ci et,par extension, pour le bien-être dune population touteentière identifiée à des " agents économiques ".Vouloir intervenir sur léconomie promettait au mieuxune cascade deffets pervers et de résultats contrairesaux objectifs de départ, conformément aux logiquesde la " rhétorique réactionnaire "analysée par Albert O. Hirschman dans Deux sièclesde rhétorique réactionnaire (Fayard, Paris,1991), au pire une sorte " dEnver Hoxha 2, le Retour ".Le second registre de disqualification prolonge le premier : unebonne politique économique consiste à accompagner,à faciliter lexpression de ces lois naturelles dontles marchés sont les oracles, et des institutions (banquescentrales...) libérées du contrôle du pouvoirpolitique linterprète le plus autorisé.
Le propos de PeterSelf est à la fois modeste et hérétique.Il sagit de rappeler la nature profondément politiquede léconomie, de souligner lexistence de margesde manuvres du politique sur ses mécanismes de cequi est devenu " un système dangereux et sujetà semballer de lui-même ", deremettre aussi en mémoire combien toutes ces questionsont fait lobjet de débats dans la tradition de lapensée économique depuis deux siècles etdemi, y compris au sein du courant libéral, débatsbeaucoup plus riches et divers sur ces plans que le cotébétonné de sa vulgate actuelle ne permet de lentrevoir.
Ramenés àlessentiel de leur propos, les huit chapitres du livre sarticulentautour de trois grandes thématiques. La premièrerisque de sembler classique aux lecteurs ayant quelques connaissancesen histoire de la pensée économique. Mais àlheure où se diffuse une vision libérale deléconomie à peu près aussi riche etsubtile que létait voici trente ans un condensédu " Diamat " (matérialisme dialectique)et de léconomie marxiste dans une résolutionde congrès de Parti Communiste, lexercice nestpeut-être pas vain. Self rappelle donc à ses lecteursquelques banalités oubliées : que les théoriesdu marché sont historiquement bien davantage liéesà la tradition libérale-constitutionnaliste de limitationdu pouvoir quà lidéal démocratiquedont elles prétendent être aujourdhui léquivalent,voire la matrice ; que le modèle théorique du marchérepose sur un ensemble de présupposés et de conditionsde fonctionnement largement utopiques et peu soucieuses de réalismesociologique , que nombre des promesses associées au modèledu marché en termes de croissance de diffusion du bien-être,defficacité sont loin dêtre empiriquementdémontrées. En entrant davantage dans lanalysedes théories économiques, il vient suggéreren quoi la vision aujourdhui triomphante du marchéserait lexpression dune forme de " corruptiondu libéralisme ", recroquevillé surses variantes les plus négatives, les plus dogmatiques,les moins attentives aux conditions proprement sociales de fonctionnementdun marché répondant à un minimum dimpératifsdéquité ou dégalité -ne serait-ce que celle proposée par Sartori : " donnerà tous des chances égales de devenir inégaux ".Lanalyse de ces questions se ponctue dun chapitresur la notion même de welfare, les instruments desa mesure, la distinction entre une économie régiepar le jeu des " préférences " etce que pourrait être la prise en compte alternative des" besoins ".
Une seconde sériede chapitres constitue une invite à peser les effets destructeursdu dogme du marché posé en impératif catégoriquedorganisation sociale. Self explore alors, par une sériede micro-études de cas et de mobilisation secondaire detravaux, le bilan des coûts sociaux et des performancesstrictement économiques des politiques de démantèlementde lÉtat, de privatisation, de réduction drastiquedes politiques sociales, les impacts de la dynamique des marchésfinanciers et les effets de la globalisation sur la répartitionsociale de la richesse, la stabilité des économies.A partir de la question simple " Qui est prêt àse sacrifier au nom de lidéal du marché ? ",Self pose la question des dimensions culturelles, éthiqueset idéologiques du modèle de marché, de sacapacité à constituer un référentmobilisateur pour de larges groupes de la population, de la naturedu projet de société quest susceptible danimerun discours profondément centré sur la froide logiquede lintérêt individuel.
Les deux dernierschapitres viennent enfin esquisser un ensemble de suggestionsque lon peut appeler pratiques. En quoi des gouvernementspeuvent-ils agir efficacement sur des enjeux comme les inégalitésde distribution des richesses et de la croissance ? Quelles sontles possibilités de régulation des marchésinternationaux ? Comment éviter que des politiques économiquesne reproduisent à lidentique les coût et effetsindésirables des expériences dinspirationKeynésienne ? Comment intégrer la dimension écologiqueaux politiques économiques, développer des politiquesvolontaristes qui prennent acte des processus dinternationalisationet de mondialisation ? Que signifie la réhabilitation duchoix politique ?
Le paradoxe du livrede Self est dêtre à la fois précieuxet, à bien des égards, modérémentoriginal. Inutile dy chercher une vision subversive ou radicaledes politiques économiques. Lauteur est un honnêtesocial-démocrate. Il entend explorer des scénariosde justice sociale et de maîtrise des écarts de revenuset de fortune au sein dune logique de marché. Critiquedes tendances symbolisées par le New-labour, ilne propose rien qui ressemble à la fameuse rupture avecle capitalisme. Sil a le mérite de la clartéet de la précision des références, son exposédhistoire de la pensée économique nestpas dune nature radicalement différente de ce quepourrait offrir un bon professeur déconomie "littéraire " à un auditoire de premiercycle. Il est enfin douteux que ses interpellations critiquessur les mythologies contemporaines du marché puissent apparaîtreà des économistes critiques comme contenant beaucoupdarguments et de conclusions ressemblant à des scoops.
Doùvient
alors lintérêt que peut revêtirun livre
loin dêtre extraordinairement inventif ?Avant tout
de ses fonctions dautodéfense symboliqueet intellectuelle.
Self offre à ses lecteurs des modulesargumentaires simples,
clairs, précis et nourris dunedouble culture déconomiste
et de conseiller économiquedorganismes publics pour
contrer les abus dautoritéscientifique désormais
routinisés par une doxanéo-libérale
revêtue des habits des lois éternellesde lÉconomie.
Au moment où, selon la justeexpression de Dominique Cardon
et Jean-Philippe Heurtin, une dynamiquede critique sociale se
trouve " en régime dimpuissance "("
La critique en régime dimpuissance ",in
N. François, E. Neveu, Espaces publics mosaïques,PUR,
Rennes, 1999), faute de disposer de cadres théoriquesconsistants
du fait de la dévaluation de certaines grillescritiques
(on pense, bien sûr, aux marxismes largement entendus)une
telle contribution est très précieuse. Sansprétendre,
et cest tant mieux, vendre un programmedaction économique,
elle vient rappeler que la scienceéconomique est un espace
de débats scientifiqueset non un catéchisme simplet,
et suggère ce quepeuvent être des ponts entre économie
et sociologie.Elle contribue à ce travail de mythoclastie
valorisénaguère par Barthes en ramenant à
de justes proportionstant les mythes du marché hyper performant
et démocratique,que ceux relatifs à linefficacité
économiqueou au fatal glissement totalitaire de la visée
dunaction volontariste sur les mécanismes économiquesà
des fins de justice sociale. En cela, si le livre dePeter Self
risque de paraître modérément originalaux
spécialistes de science économique, il répondpourtant
(comme certaines publications récentes de la collectionRaisons
dagir) aux attentes diffuses dun vaste publicde citoyens
mobilisés ou de chercheurs conscients de leurslacunes dans
la compréhension de léconomieet du coût
dramatique de la césure entre la scienceéconomique
et les autres sciences sociales... car léconomieaussi
est une science sociale, et non un hybride des mathématiqueset
dun catéchisme idéologique.
©Sciences
de la Société n° 53 - mai 2001
K. Ingersent,A. Rayner,Agricultural policy in western Europe and the United States,London, Elgar Publishing, 1999, 413 pages.
Recensionpar Hélène Intrator, MCF de Sciences économiques,Université de Rouen (n° 53, mai 2001)
En ces temps de vachesfolles, porcs fiévreux et autres tremblants moutons, leslivres sur les politiques agricoles font florès. En voiciun, qui fournit aux néophytes une base de réflexion.Lambition de louvrage est vaste : il sagit (rienque cela), de retracer lhistorique des politiques agricolesen Europe, pays par pays, puis au niveau de la Communautéeuropéenne, et aux États-Unis dAmérique.Tout le champ de lactivité agricole est traité: cultures, élevages, pêches, depuis lorigine(le Moyen Age), à nos jours avec lAgenda 2000 delUnion Européenne. Les auteurs sont en effet desspécialistes : K. Ingersent est chercheur au Centre déconomiedu développement et du commerce international de lUniversitéde Nottingham, et A. Rayner enseigne léconomie agricoledanse même établissement.
Lintérêtpremier de louvrage réside en ce quil montreclairement quaucune des nations étudiées najamais laissé le secteur agricole sans surveillance : "la couverture alimentaire, pourtant considéréecomme une donnée de nos sociétés modernes,demeure encore un objectif de la politique agricole (...)Au cours de la longue histoire de la politique agricole, lelaissez-faire est plus une exception quune règle "(p.1). Les auteurs décrivent avec minutie la complexitécroissante des politiques qui sélaborent en Europeet aux États-Unis. La France et la Grande-Bretagne fonttrès tôt exception : la première en refusantlexode rural et en sattachant à la diversitéde sa production agricole, au prix dun protectionnisme affiché; la seconde en faisant exactement le contraire par lapplicationquasi-unilatérale du libre-échange. La crise desannées 1930 marque une rupture profonde dans louvertureprogressive des nations aux échanges internationaux : onassiste à un repli général et à lémergencedes barrières non tarifaires au détriment des droitsde douane et autres taxes à limportation.
Ce premier tiersdu livre est brillamment enlevé, mais cela se gâtepar la suite avec, dans le deuxième tiers, lexamende la période 1940-1973, qui voit lavènementdu gatt et les premières négociations internationalessur le commerce : les Dillon et Kennedy Rounds. Certes, les tractationssont minutieusement décrites : trop même, car onse perd dans les méandres de la diplomatie. Mais le plusdommageable, est que les auteurs en oublient ce qui va probablementfaire lobjet dune guerre ouverte entre les États-Uniset lEurope dans les prochaines négociations du GATT (maintenant OMC), à savoir lenjeu de la productionde protéo-oléagineux (soja et autres nourriturespour bestiaux) dans le monde1. Le soja est la premièrematière agricole de la filière : la production américainede soja (en majorité génétiquement modifié)représente 50% de la production mondiale. La communautéeuropéenne est le premier acheteur. Les américainssont donc directement concernés par la politique communautairedans ce domaine. Le soja est exempté de droits dentréeet sa production dans la Communauté économique européenneest gelée, concessions accordées lors du DillonRound (1960-1962), lorsquil ne figurait pas encore au menudu bétail. Par la suite les choses évoluent, compte-tenude son faible prix le soja remplaça peu à peu lesautres céréales dans lalimentation bétaillère.La cee contourna linterdiction de culture par le développementde substituts partiels : colza et tournesol.
Ce livre date delannée 1999. La crise de la vache folle est largemententamée et le lecteur comprend difficilement que les auteursnexposent pas ce fait, pourtant lourd de consé-quences :ne pouvant produite du soja, lEurope va sorientervers le recyclage des farines animales, déclenchant leprocessus morbide que lon sait... Linterdiction desditesfarines suppose donc, soit que lon importe davantage desoja américain (génétiquement modifié,donc en principe interdit en Europe), soit que lon augmentela production européenne. Mais pour cela il faudrait unnouvel accord international. Lenjeu se montant àplusieurs milliards de dollars, les discussions promettent dêtres" chaudes ".
Le dernier tiersde
louvrage traite de la période contemporaine. Cestla
partie la plus décevante : le lecteur sattendà
lanalyse des problèmes actuels de lagriculture(souci
de lenvironnement, de laménagement duterritoire,
de laspiration des consommateurs à plusde qualité
des produits), mais pas un mot, pas une allusionde la nécessaire
réorientation des politiques agricolesvers moins de "
stakhanovisme " et plus de "bio ". Pourtant
lAgenda 2000 introduit pour lapremière fois toutes
ces notions. Faut-il voir dans cetteabsence la gêne quéprouvent
des auteurs britanniquesà relater la responsabilité
de leurs dirigeantspolitiques dans cette affaire ? Les divergences
au sein de lUnion(surtout du temps de Madame Thatcher),
sont toujours présentéesde manière favorable
à la Grande-Bretagne. Le lecteuraurait aimé un peu
plus dobjectivité. Pourdes scientifiques, ce devrait
même être un devoirsacré, et ce nationalisme,
discret au début du livre,ne se cache plus à la
fin, pour le plus grand embarrasdu lecteur non britannique, et
consommateur de viande rouge desurcroît. Cest fort
dommage : un livre intéressantmais à lire avec esprit
critique et un certain recul.
©Sciences
de la Société n° 53 - mai 2001