Notes
de lecture du numéro 54 -
oct. 2001
Patrick
Charaudeau et al.,
La télévision et la guerre. Déformation
ou construction de la réalité ? Le conflit en Bosnie
(1990-1994), 2001.
Gérard Chevalier,
Les services sociaux à l'épreuve de l'informatique.
De l'écrit à l'écran, 2000.
Charles Gide, L'Émancipation,
2001.
Alain Jolibert, dir., Les grands
auteurs en Marketing, 2001.
Loïc Wacquant, Corps et
âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, 2000.
Charles Gide, L'Émancipation,Paris, L'Harmattan, collection " Les oeuvres deCharles Gide", Volume III, 2001, 377 pages.
Recensionpar Luc Marco, Professeur en Sciences de Gestion, Universitéde Paris 13 (n° 54, oct. 2001)
Sous la houlettede Marc Pénin, Maître de conférences àl'Université de Montpellier I, l'éditiondes uvres choisies du grand économiste Charles Gidepoursuit son chemin. Après un ouvrage biographique introductif,un volume consacré aux premiers écrits du maître,et un volume consacré à ses principes d'économiepolitique, voici le troisième volet d'un ensemblequi en comportera douze (plus un index et un site Internet pourles textes non retenus). L'entreprise est assez ambitieusepour faire l'objet de compte rendus réguliers dansnotre revue. D'autant qu'une des prochaines livraisons,qui paraîtra au début 2002, portera sur les articles,chroniques et notes de lectures publiées dans la Revued'Economie Politique entre 1887 et 1932 et que nous nouschargerons, avec Catherine Quinet, de leur sélection etde leur présentation. Ici c'est un ensemble d'auteursqui ont fait ce travail, qui consistait à choisir parmi840 articles un cur de 132 textes représentatif decette revue fondée à Nîmes. Cet ouvrage ad'ailleurs été publié avec le soutiende la Ville de Nîmes, ce qui prouve que les institutionslocales ne sont pas ingrates avec leur passé glorieux maissouvent oublié.
L'avant-proposexistait depuis longtemps : il date de 1933 et est signépar Jeanne Halbwachs-Alexandre. Cette intellectuelle proche deCharles Gide, née en 1890, avait épousé lephilosophe Michel Alexandre, professeur au Lycée de Nîmes.Peu avant la mort de Gide, survenue en février 1932, elleavait commencé à sélectionner les meilleursarticles de la petite revue L'Émancipation.Elle a donc rédigé à chaud une courte introductionqui est heureusement reproduite ici (p. 7 à 13). En histoirede la pensée économique comme en cuisine, les restesne sont pas jetés : ils servent à composer de nouveauxmets. L'introduction proprement dite est plus longue (p.15 à 37). Elle est due à la plume alerte du pasteurRoger Grossi, de l'église réformée deNîmes. Comme toujours pour les petites revues d'autrefois,il n'existait aucune collection complète de ce titremilitant que créa Charles Gide. Il a donc fallu reconstituerau maximum l'état de tous les articles, les lire,puis les sélectionner. Cette introduction explique ce processuset situe le destin de cette petite revue dans l'histoiredu mouvement coopératif.
La sélectionproprement dite a été coordonnée par MarcPénin et a mobilisé huit autres personnes. En plusde Roger Grossi déjà cité, il faut ajouter: Laurent Bastide, chargé de mission à la Chambrerégionale de l'Economie sociale du Languedoc-Roussillon; Guy Combes, membre correspondant de l'Académie deNîmes, professeur honoraire ; Valérie Duchemin-Lamote,professeur d'histoire ; Yolande Gounelle, professeur d'histoire,membre de la Société d'histoire du protestantismede Nîmes et du Gard ; Raymond Huard, professeur honoraireà l'Université de Montpellier, membre de l'Académiede Nîmes ; Alain Rouquette, professeur d'histoire honoraire; et Jean Villeneuve, professeur honoraire, secrétairede la Société d'histoire du protestantismede Nîmes et du Gard. Cet ensemble éclectique honorela collaboration toujours fructueuse entre l'Université,les enseignants du secondaire et les sociétés savantes.
Le texte en lui-mêmesuit l'ordre chronologique. Il débute en novembre1886 avec un article intitulé " Ni révoltés,ni satisfaits " qui situe l'esprit de la nouvellerevue : ni révoltée contre le monde existant, nisatisfaite du conservatisme ambiant. Comme dans une chroniquequi aurait le monde pour horizon et la pensée pour viatique,les textes oscillent entre une philosophie critique et une critiquephilosophique des faits et des idées. La sélectionest régulière dans le temps : il ne manque que lesannées 1895, 1899, 1903, et 1927. Comme un résuméreste impossible à faire faute de place, il faut picorerd'ici de là pour comparer la prose gidienne aux proposde l'époque. Voir l'impact de l'aviationau déboulé du siècle, les grandes lois sociales,le rôle des congrès et des expositions, la montéede la guerre et sa survenue cyclique. Gide est souvent prémonitoireet ses textes ont gardé la saveur du travail artisanalbien fait.
L'appareillagecritique est composé de courtes notes de bas de page expliquantles noms d'auteurs, de lieux ou d'événementsimportants. Il est complété par plusieurs indexqui faciliteront le travail de recherche des érudits :un index des noms, un index de thèmes et une table desmatières (par ordre chronologique). Un regret : que l'iconographiene soit représentée qu'en couverture avec lapage initiale du numéro de décembre 1924 de L'Émancipation.On y voit une vestale donnant du blé à un ouvrieret un paysan. Derrière elle, fument les usines ; en toilede fond, se lève un soleil d'espoir. Et deux oiseauxsurviennent par la vue des gerbes alléchés. Toutela poésie de Charles Gide transparaît ici : ellese poursuivra ailleurs sous d'autres cieux.
Cet ouvrage pourraêtre
utile à trois publics selon nous : les enseignantsdu secondaire
qui voudront nourrir leurs cours d'histoiredu XIXème et
du XXème siècle ; les historiensde la presse économique
qui pourront juger de la vitalitédes petits titres quand
les grands étaient gangrénéspar les scandales
financiers ; et les historiens de la penséeéconomique
qui suivront la piste coopérativistedans le dédale
des controverses de la Belle époqueet d'après. Enfin
les collectionneurs achèterontce volume pour compléter
l'ensemble des uvreschoisies. Pour eux, une souscription
est lancée par lecomité d'édition qui permet
de se procurerl'ensemble à moindre coût. Et ce sera
alorsl'émancipation réelle du lecteur des contraintessévères
de bibliothèques publiques. Peutdonc se lire comme un dictionnaire
: dans tous les sens. Affaireéditoriale à suivre
©Sciences
de la Société n° 54 - octobre 2001
Alain Jolibert, dir., Les grands auteurs en Marketing, Caen, Éditions EMS/ Managementet Société, collection " Grands auteurs ",2001, 224 pages.
Recensionpar Luc Marco, Professeur de Sciences de gestion, Universitéde Paris 13 (n° 54, oct. 2001)
La tradition destexts-books n'est pas très bien implantéeen France, où nous préférons disposer d'embléed'une vision d'ensemble de l'uvre des auteursque nous chérissons. Tel est le cas ici avec la présentationde dix auteurs majeurs en marketing, la majorité anglo-saxons.L'ouvrage a été coordonné par AlainJolibert, professeur à l'esa de Grenoble. Il inaugureune nouvelle collection consacrée aux grands auteurs dansle domaine du management et de la société. Cettecollection est codirigée par Gérard Charreaux, PatrickJoffre et Gérard Knig, chercheurs renommésque l'on ne présente plus aux aficionados dessciences de gestion ! Le livre est de couleur orange et verte: couverture peu attrayante au choix de couleurs contestable quifait penser aux revues mathématiques du début desannées soixante Le prix frôle les 22 euros,soit 149 francs ce qui fait la page à 0,15 euros ou 67centimes (de francs) ; mais quand on aime on ne compte pas !
Une introductionde trois pages justifie le choix des dix auteurs en question :un tableau récapitulatif recense les neuf centres d'intérêtsde ces spécialistes. Comme tout chercheur, le mercaticiencélèbre choisit un, deux, trois voire quatre centresd'intérêts. Ceux qui ont plus de quatre sujetsde prédilection sont soit des génies méconnussoit de sacrés fumistes : voir les annuaires professionnelsoù certains polygraphes n'hésitent pas àannoncer huit à dix champs de compétence Unastérisque signale ici l'axe de recherche principalde l'auteur. Ce peut être le concept marketing (Kotler,Levy), la théorie du marketing (Hunt), le marketing stratégique(Wind), les méthodes de recherche (Green, Levy -belote-,Peterson), le comportement du consommateur (Bass, Levy -rebelote-),la distribution (Stern), la force de vente (Weitz), le produitou la marque (Bass, Green, Levy -dix de der-, Peterson again,Wind), et enfin la publicité (Bass et Lambin). Donc autotal : neuf américains et un francophone (belge). Cetteproportion rend bien compte de l'impérialisme nord-américain(États-Unis et Canada) sur cette discipline : 90% des référencesdes bibliographies fournies en fin de chapitres sont d'origineanglo-saxonne ! C'est pourquoi le terme francisé de" mercatique" n'a pas encore vraiment percédans la littérature spécialisée, malgréles injonctions du Haut comité de la Langue française.
Chaque chapitre débutepar un titre original, suivi du nom et des coordonnéesdu rédacteur. Un effort en direction de l'Internetpermet un suivi sur la toile, puisque le web est un des fils légitimedu marketing devenu adulte. D'ailleurs le chapitre premier,consacré à Frank M. Bass, est intitulé :" Le marketing scientifique ". L'auteur estAlbert C. Bemmaor, professeur à l'essec (l'effetd'imitation joue même sur la mode d'indiquer sonsecond prénom par une initiale...). Le plan est tout simple: d'abord, la formation du fondateur du marketing scientifique(avec un tableau assez humoristique), ensuite les axes de recherche: efficacité des dépenses publicitaires, comportementdu consommateur, modèle de diffusion (genèse etactualité), et enfin philosophie de la recherche et impactsur les nouvelles générations de chercheurs. Laconclusion récapitule ce court panorama, complétépar une copieuse bibliographie (pour les accrocs).
Plus technique, lechapitre 2 traite de Paul E. Green, ou l'analyse des donnéesen marketing (par Gérard Cliquet, professeur à RennesI). Ici une introduction plus fournie, un premier point sur lesapports de Green en recherche marketing, un deuxième surl'analyse des mesures conjointes, méthode qui permetune quantification des jugements d'agents sous la forme devaleurs d'utilité, et un troisième sur l'utilisationdes méthodes de recherche pour les décisions enmarketing : conception et positionnement des produits, segmentationdes marchés. Enfin une conclusion, courte et un peu décevante,clôt ce chapitre qui se prolonge de 5 pages de références(pour super-accrocs en raison de la difficulté du domaine).
Moins indigeste,le chapitre 3 présente, sous la plume alerte de Jean-FrançoisTrinquecoste (Maître de Conférences à BordeauxIV), un vrai théoricien du marketing : Selby D. Hunt. Planhabituel : courte introduction, premier point sur la théoriedu marketing et l'épistémologie, deuxièmesur les questions d'éthique en marketing, et troisièmesur le triptyque marketing relationnel/marketing stratégique/théorie de l'avantage concurrentiel. Voilàun texte mieux rédigé que les précédentsà notre avis, mais dont la conclusion est trop courte.Bibliographie conséquente (plus de 3 pages).
Arrive la vedetteau centre de l'ouvrage : le célèbre PhilipKotler, pièce maîtresse dans l'évolutionde la discipline, ici décortiquée par Marie-LaureGavard-Perret (Professeur à LilleII). Généreuseintroduction, description du parcours professionnel commencéen 1967 avec son fameux livre Marketing Management, puisanalyse de son travail de reconceptualisation et d'élargissementdu marketing, et enfin conclusion sur la portée de l'uvre.Suit une bibliographie raisonnable et raisonnée. Cet auteura publié une vingtaine d'ouvrages et plus de 120 articlesscientifiques ! Moins disert a été Jean-JacquesLambin, ici détaillé par Benny Rigaux-Bricmont,professeur à l'Université Laval (Canada) :la bibliographie associée ne recense que 18 référencespropres à cet auteur. Ce chapitre V suit un ordre chronologiqueet est beaucoup plus technique que les précédents.Ce sont d'abord les années soixante, pèrioded'effervescence théorique qui s'appuient surles découvertes des autres sciences sociales : modèlesà retards échelonnés, règles d'optimisation,calculs budgétaires. Puis viennent les années soixante-dix,avec des calculs d'élasticités des ventes del'industrie en situation d'oligopole : il faut que lesbêtas aiment les gammas. Enfin, les annéesquatre-vingt arrivent avec quelques remises en cause : l'orientationmarché devient constructiviste, et notre auteur enseignemaintenant à Milan. Une mise en perspective de l'uvrefait office de conclusion pour ce chapitre assez difficile d'accès.
Le sixièmechapitre est traduit de l'anglais (États-Unis) pardeux doctorants du cerag. Il est signé par Dennis W. Rook,professeur à Los Angeles. Il traite de Sidney J. Levy,un visionnaire du marketing. Après une introduction roborative,un premier développement envisage le concept de marketing,un second se frotte aux produits et aux marques, tandis qu'untroisième aborde le redoutable problème de la naturesymbolique du marketing. Ce qui conduit tout naturellement auquatrième point : l'analyse du consommateur, cet empêcheurde markéter en rond ! Le cinquième fait encore plusfort : il aborde les méthodes qualitatives en marketingqui font le pendant à la surdose de chiffres que nous assènentles autres auteurs. La conclusion montre une excellente connaissancedu travail de l'auteur-source, comme le prouve l'abondantebibliographie (48 références).
Le septièmechapitre est dû à la plume du coordonnateur de l'ouvrage: Alain Jolibert ; il concerne les travaux de Robert A. Peterson,qui navigue de l'innovation à la méthodologie.Ici une courte entrée en matière, suivie par quatremoments : la diffusion des innovations (déjà sujetde la thèse de Peterson) ; les applications des méthodesstatistiques basiques (relation moyennes-variances, procédureBootstrap d'équivalence d'échantillonnage); les méthodes de collecte de données (questionnaires,phoning) ; les généralisations empiriques en deuxtemps: d'un côté les méta-analyses portantsur les aspects méthodologiques et de l'autre lesméta-analyses relatives à des théories. Pasde conclusion, mais une courte bibliographie qui vaut bien desschémas !
Le huitièmechapitre redescend un peu des hautes sphères théoriques: il concerne Louis Stern, spécialiste des canaux de distribution.Il est signé par Véronique des Garets, professeurà Tours. Là aussi quatre développements surviennentaprès une bonne introduction : une réflexion associéeaux politiques antitrust américaines ; deux concepts debase : le pouvoir et le conflit ; son modèle canoniquedes canaux de distribution ; réflexions conclusives. Grossebibliographie de 6 pages et demi. Puis on passe tout naturellementau dernier chapitre, consacré à Barton A. Weitz," pape " de la vente, ici analysé par DominiqueRouziès, professeur associé à hec. Celui-cinous propose une courte contribution articulée en troispoints, sans conclusion et avec une brève introductionbiographique. Le propos initial démarre sur la vente adaptative,paradigme dominant en théorie de la vente. Le point suivantva de l'approche micro-économique à la gestiondes relations, et le point final étudie l'étatd'avancement de nos connaissances en marketing. Bibliographienettement plus courte que les contributions précédentes.Enfin, Marianela Fornerino présente Jerry Wind, un pionnierde l'approche intégrée en marketing. Aprèsune bonne introduction institutionnelle sur Wind le praticienet l'académicien, quatre éléments sontdéveloppés : le processus d'achat industrieldans le modèle de Webster & Wind (1972) ; ses travauxen marketing international ; son apport en marketing stratégiqueavec son modèle de 1981 ; le développement et lagestion des produits nouveaux d'après Wind & Mahajan(1988). Belle conclusion sur l'intérêt de cetauteur, que complète une bibliographie de 2 pages et demi.
Au total cet ouvragepeut
se lire à deux niveaux : un niveau d'apprentissageinitial
pour ceux qui ne connaissent rien au marketing théorique;
puis un niveau de perfectionnement ultérieur pour ceuxqui
enseignent ou sont chercheurs dans cette discipline trèsattrayante.
Et, plus tard, dans un futur plus ou moins proche,cet ouvrage
servira de base de travail pour une histoire de lapensée
marketing aux États-Unis à la findu XXème
siècle. Comme symbole du capitalisme enfindevenu adulte,
c'est bien un rayon de lumière surle flambeau de l'empire
américain, qui brille toujoursde mille feux au bout du
bras tendu de la statue de la Liberté.
©Sciences
de la Société n° 54 - octobre 2001
Patrick Charaudeau, Guy Lochard, Jean-Claude Soulages, Manuel Fernandez, Anne Croll, La télévision et la guerre. Déformation ou construction de la réalité? Le conflit en Bosnie (1990-1994), INA-De Boeck Université,coll. Médias, Recherches, Études, Paris/Bruxelles,2001, 164 pages.
Recension par Jean-Baptiste Hébraud, Doctorant en Sciences de l'information et de la communication, LERASS (Université Toulouse III) et IDETCOM (Université Toulouse I) (n° 54, oct. 2001)
Cette étudedu traitement par la télévision d'un conflità l'étranger est rigoureuse et novatrice. Apartir d'un corpus impressionnant constitué par l'intégralitédes éditions du journal télévisé desdeux grandes chaînes françaises qui ont traitédu conflit bosniaque entre 1990 et 1994, les auteurs analysentcomment " l'autre étranger " y est présentéet montré. Les chercheurs du Centre d'Analyse du Discours(cad) reprennent et développent ici les résultatsd'un travail publié en 1996 (" La Constructiondu conflit en ex-Yougoslavie par les journaux télévisésfrançais -1990-1994- ", Mots, n° 47, juin1996).
L'intérêtde ce travail tient autant dans ses conclusions que dans son cadreméthodo-logique. Il ne serait d'ailleurs pas surprenantque ce dernier soit largement repris dans de futurs travaux, qu'ilsportent sur les périodes de conflit ou non. Ni analysede l'événement, ni analyse du discours de sesacteurs, l'étude développée dans celivre, précise P. Charaudeau, s'attache au discoursmédiatique dans la façon dont il relate les faitset commente les actes et les discours politiques. Si les champsmédiatiques et politiques ne sont pas hermétiquesl'un de l'autre, il n'en reste pas moins que lesmédias et la télévision tendent àprédéterminer et à caractériser lesrôles du journaliste énonciateur et du téléspectateurcitoyen dans un rapport à une information mise en scène.Lors de la fabrication de l'information, le discours médiatiquepoursuit deux visées : crédibilité et captation.Crédibilité, car dans la logique démocratiqueles médias se doivent de permettre aux citoyens de se faireune opinion sur les faits qu'ils relatent, ce qui les amèneà mettre en scène " la vérité ".En effet, il y a plusieurs vérité, et les médiasjouent d'un savant dosage entre elles : " l'authenticité" qui consiste à s'effacer derrière l'imageet les témoignages et qui suppose le recours aux documents,photos et objets ; la "vraisemblance " qui tendà prouver ce qui se dit, la vérité de "dévoilement " incarnée par les interviewset les enquêtes et enfin la vérité "d'opinion majoritaire " qui s'exposelors de débats et de tribunes.
L'objectif decaptation tient pour sa part à une logique marchande quivise à intéresser le plus grand nombre. Pour y répondre,les médias sont conduits à avancer des suppositionsquant à ce qui captive l'attention du récepteur.Les auteurs proposent ici un panorama de leur propre aveu nonexhaustif, des imaginaires portés par le destinataire dumessage : imaginaires cognitifs tels que celui de la " simplification" (une information pour être comprise doit êtresimple), imaginaires d'ordre émotionnels comme celuidu " drame " (l'être humain est plus particulièrementréceptif aux tragédies et aux bonheurs de ses semblables,pour mieux libérer son propre pathos), mais aussiimaginaires d'ordre pragmatique tels que le désird'un droit de "prise de parole ". Outre ces difficultéspropres à tous les médias, la télévisiondoit résoudre trois problèmes spécifiques.Celui de la visibilité tout d'abord, avec le pouvoird'évocation qui résulte des représentationsque le téléspectateur se fait des images et de leurmise en scène par le journaliste. L'explication àla télévision se heurte par ailleurs à laconfrontation des images au verbe, ce qui tend à justifierpourquoi ce média montre plus qu'il ne cherche àexpliciter. Troisième difficulté, l'organisationdes débats qui louvoie sans cesse entre débat expert,démocratique et spectaculaire du fait du dispositif filmiqueet des invités.
A partir de ce cadrethéorique, les auteurs ont développé uneanalyse en deux temps. Grâce à une étude quantitativede la construction thématique des journaux télévisés,des échantillons représentatifs des variations dela couverture ont été relevés. Ces derniersont ensuite fait l'objet d'une étude qualitativede type sémio-discursive. L'étude quantitativede la couverture des événements, menée parP. Charaudeau, G. Lochard et J.-C. Soulages, permet aux auteursd'établir les caractéristiques de la "couverture médiatique " de TF1 et d'An-tenne2(aujourd'hui France 2). A savoir, le nombre et la duréedes sujets consacrés au conflit, les sources d'information,ainsi que la hiérarchisation de l'information déterminéegrâce à la place du sujet dans le déroulementdu journal télévisé. L'analyse est deplus affinée par la catégorisation en domaines scéniquesdes sujets diffusés. Pour le conflit en Bosnie, les auteursdénombrent dix scènes différentes qu'ilsdénomment diplomatique, médiation-interposition,humanitaire, civile, religieuse, opinion publique internationale,médiatique, politique française et politique internationale.Les résultats de cette première étude quantitativepermettent de dégager trois lois structurantes des pratiquesjournalistiques lors d'un conflit à l'étranger.Une loi de proximité tout d'abord, qui pousse àoffrir une perspective nationale sur l'événement.Une loi de spectacularité ensuite, qui hiérarchiseles images en fonction de l'émotion qu'ellessont censées provoquer, ainsi que selon les autres événementsau menu du journal télévisé du jour. Uneloi de positionnement idéologique enfin, qui tend àmontrer autrui comme un "Autre souffrant ", unevictime, au lieu par exemple d'un Autre combattant qui nousressemble.
A l'aide des" pics " déterminés dans la couverturedu conflit lors de l'analyse quantitative, A. Croll et M.Fernandez ont procédé à une étudesémio-discursive. Ils ont recherché dans quatrefaits marquants les caractéristiques de la descriptiondes acteurs des événements. A chaque fois, ils identifientquels sont, dans le discours télévisuel, les belligérants,les victimes, les diplomates et les acteurs de la scènepolitique locale. Pour chaque type d'acteur, ils procèdentà un examen en trois temps : la dénomination dela personne, les qualificatifs accolés à la personne,et ceux accolés à son action. Les conclusions quetirent les deux chercheurs portent autant sur le traitement duconflit proprement dit que sur le discours des médias dansleur ensemble. Ainsi, ils observent comment, depuis 1991, oùles acteurs n'ont pas encore de rôle stable, on passeen 1992 par une actantialisation marquée de ceux-ci pourmieux provoquer l'implication émotionnelle du téléspectateurdans le récit des événements. Ils notentenfin qu'en 1994, si l'actantialisation est toujourslà, les victimes sont de plus en plus dépersonnaliséespour mieux appeler à l'intervention armée,et donc à l'arrivée d'un nouvel actant,le justicier. Du point de vue des médias en général,l'étude des modes de dénomination et de qualificationsemble montrer que le traitement descriptif est un indice permettantde repérer ce qui fait l'événement médiatique.Autre constat, les médias ont un discours tout àla fois cohérent et contradictoire qui s'expliquecertainement par leur désir de coller à la représentationqu'ils se font d'une opinion majoritaire.
Pour leur part, G.Lochard et J.-C. Soulages ont cherché à dégagerdes différents genres textuels de l'information téléviséeque sont le reportage ou la correspondance, quelles étaientles " scénarisations audiovisuelles ". Cettenotion déjà utilisée par G. Leblanc en 1997dans Scénarios du réel, et plus largementutilisée dans le discours professionnel, connaîtici une acception différente. Ni technique, ni désignationpéjorative d'une attitude partisane, la scénarisationest limitée au discours informatif et désigne lesdifférents " positionnements ( ) endosséspar une instance d'information à l'égardde l'univers montré ". Les auteurs distinguentpar ailleurs les types de scénarisation de leurs figures.Les premiers se caractérisent par les acteurs et les scènesmontrés ainsi que par les processus d'énonciationaudiovisuelle (forme textuelle, voix in/off, type d'imageset de montage). Quant aux figures de scénarisation, ellessont le résultat du croisement des domaines scéniquesavec les types de scénarisation. Lesdeux chercheurs ontainsi obtenu huit types de scénarisations audiovisuellescomme " le récit de vie ", " lareconstruction antithétique ", ou encore "l'interpellation des autorités". En croisantle type de scénarisation " récit de vie" avec des scènes humanitaires ou de conflit armé,ils obtiennent des figures de scénarisation telles que" l'épopée des convois ",ou " la chair à canon ". Passéeau tamis de cette analyse, l'étude des mêmesquatre pics évènementiels confirme plusieurs hypothèsessur le traitement télévisuel du conflit. Ainsi,confronté au soupçon de voyeurisme, le journalistede télévision abandonne sa supposée objectivité,pour laisser la place à une compassion empreinte d'appelà la solidarité du téléspectateur.Ce constat tend donc à confirmer l'acte de déplorationthéorisé par G. Gauthier dans Contribution àl'analyse du discours. Egalement confirmé parleur étude, le fait que l'information téléviséereste tributaire du poste d'observation des journalistes(chez l'assaillant, chez le défenseur, ou les deux),et des rythmes d'intervention dans le journal télévisé(dépendant de la hiérarchie des événementsainsi que de la durée de l'événement).Enfin, la posture de la télévision semble bien conditionnéepar la représentation qu'elle se forge de l'imaginairede l'opinion publique et de ses attentes en matièrede spectacle.
Après avoirprocédé à une synthèse des différentesétapes de l'étude, P. Charaudeau en tire lesenseignements majeurs en conclusion. Ainsi, les auteurs sortentconfortés dans l'idée que le schémasimpliste selon lequel le citoyen serait manipulé par unpouvoir aux multiples visages, dont la télévision,est un fantasme. Prise entre une logique mercantile et une logiquede crédibilité, la télévision ne peutse permettre de prendre explicitement parti. Sans nier l'impactd'un certain traitement de l'information sur l'opinionpublique, sa mesure est actuellement hors de portée. Pourtant,les auteurs se risquent à deux hypothèses. D'abord,que la télévision et les médias en généralont progressivement poussé les gouvernements occidentauxà décider d'une intervention humanitaire. Ensuite,que la télévision a certainement influencél'opinion publique sur la nécessité d'uneintervention armée au Kosovo. En aucun cas l'étudemenée par les membres du cad ne permet de confirmer l'hypothèseselon laquelle la télévision aurait contribuéà déresponsabiliser l'Occident, comme celaa pu être entendu. Il n'y aurait donc pas eu de télévisionpro-serbe ou pro-bosniaque, mais une télévisionpro-victimes. Une conclusion qui tend à prouver que cemédia n'est absolument pas maître de l'impactqu'il est susceptible de produire sur ses récepteurs.Si la guerre du Golfe a montré combien les médiaspouvaient être instrumentalisés, le conflit en Bosnietend plutôt à démontrer une indépendanceavérée vis à vis des appareils d'État.Pour autant, les logiques de crédibilité et de captationpropres aux médias modernes interdisent une indépendancevéritable. Le mode de traitement de l'informationdemeure en effet axé sur la dramatisation des événementset remplace toute velléité de véritable partipris. En définitive, la télévision ne sauraitmanipuler l'opinion publique. La quête de l'audiencel'amène à un traitement de l'informationancré dans l'immédiateté d'unesociété déterminée. Si pouvoir demanipulation il y a, il n'est que le résultat d'uneinteraction complexe entre les champs politique, citoyen et médiatique.
Au final, la valeurde ces travaux de recherche est indéniable, mêmes'ils connaissent inévitablement certaines limites.Sur la forme, par exemple, on regrettera que les différentschapitres contiennent trop souvent les mêmes informationsquant aux conditions pratiques et aux hypothèses théoriquesqui ont présidé à l'étude. Certes,cela permet de lire chacun des chapitres comme autant d'étudesindépendantes, mais la lecture dans son intégralitéde l'ouvrage est du coup parfois un peu fastidieuse. Surle fond, on pourra regretter que ne s'intéressantqu'à ce qui se passe sur " l'écran", les auteurs aient délaissé les événementsau point de ne pas plus clairement remettre dans son contextecelui des " supposés " camps serbes (1). Toutefois,le principal grief tient peut-être au titre de l'ouvrage,La télévision et la guerre. Si l'onpeut bien entendu reconnaître que le seul conflit en Bosnieest riche d'enseignements au même titre que d'autresguerres, on a du mal à réduire l'objet télévisionaux seules éditions du journal téléviséd'une part, et à deux chaînes françaisesd'autre part. La mise à l'écart de l'informationdistillée par une " petite " chaîne commela franco-allemande Arte, ainsi que par des émissions dereportage ou de débat, ne fait l'objet d'aucunejustification. C'est dommage, mais il s'agit peut êtresimplement d'une invitation pour d'autres chercheursà se plonger dans les précieuses archives de l'Inathèqueet à poursuivre l'uvre entamée.
(1) Pourune
lecture engagée du traitement des événementsdans
l'ex-Yougoslavie par les médias, on peut lire: Michel Collon,
Poker Menteur. Les grandes puissances, laYougoslavie et les
prochaines guerres, EPO, Bruxelles et Monopoly,2000,
EPO, Bruxelles.
© Sciences de la Société n° 54 - octobre2001
Loïc Wacquant, Corps et âme.Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, Marseille,Éditions Agone, coll. " Mémoires sociales ",2000, 268 pages.
Recensionpar William Gasparini, MCF de Sociologie, Laboratoire " APSet Sciences sociales", Université Marc Bloch, Strasbourg(n° 54, oct. 2001)
Alliant avec finesseet clarté la sociologie, l'ethnographie et la nouvellelittéraire, Loïc Wacquant nous raconte son voyageinitiatique dans le monde de la boxe professionnelle aux États-Unisde 1988 à 1992. En nous invitant à pénétrerdans cet univers particulier, ce livre contribue à unevéritable sociologie du corps qui analyse non seulementl'enseignement d'une pratique corporelle (la pédagogiepugilistique) mais aussi les conduites de boxeurs qui se produisenten deçà de la conscience.
Les notes consignéesau jour le jour après chaque séance d'entraînementdans le " gym" (salle de boxe et " sitestratégique de recherche ") d'un quartierdu ghetto noir de Chicago, les observations et photos réaliséeslors de matchs ainsi que les enregistrements d'histoiresde vie ont fourni les données empiriques à la basede cette " nouvelle sociologique ". Sa participationobservante à l'objet d'étude ainsi quel'amitié accordée par les boxeurs noirs du"gym" lui ont permis d'assimiler totalementles catégories du jugement pugilistique et de décrireles comportements du boxeur dans son " habitat naturel ".Rompant avec le discours moralisateur produit par le regard lointaind'un observateur extérieur placé en surplombde l'univers étudié, ce livre montre commentle pugiliste " fait sens dès lors qu'on prendla peine de s'en approcher d'assez près pourle saisir avec son corps, en situation quasi expérimentale".Mais ce texte pose aussi en termes pratiques la question de l'écritureen sciences sociales et de la différence entre le boxeur-objet sociologique- et le héros de roman. En effet, side nombreux passages racontant des situations vécues parl'auteur et ses amis (les entraîneurs DeeDee et Eddie,les boxeurs Curtis, Butch, Smithie, Lorenzo, Ashante, Rico, etc.)permettent de mieux illustrer la démonstration sociologique,le romanesque et la fascination que ces hommes exercent sur l'auteursont toujours à fleur de page
Construit autourde trois textes (au statut et au style volontairement disparates)rédigés à différents moments de "l'histoire pugilistique " de l'auteur, l'ouvragedécrit non seulement l'univers de la boxe professionnelleaméricaine (ses institutions, ses discours, ses rites d'entraînement,ses matchs ...), mais aussi les relations sociales internes augym, sa hiérarchie, l'ethos et l'habituspugilistiques, le rapport aux corps et les aspirations des boxeursnoirs issus du ghetto de Chicago. École de moralité(au sens de Durkheim), la salle est une machine à fabriquerl'esprit de discipline, l'attachement au groupe, lerespect d'autrui et l'autonomie de la volontéindispensable à l'éclosion de la vocation pugilistique.Comme le dit si bien Loïc Wacquant, elle est " cetteforge où se façonne le pugiliste, l'atelieroù s'usine ce corps-âme et armure qu'ils'apprête à lancer dans l'affrontementsur le ring, le fourneau où s'entretient la flammedu désir pugilistique et la croyance collective dans lebien-fondé des valeurs indigènes". Pourl'auteur, le boxeur est bien un " engrenage vivantdu corps et de l'esprit" qui fait fi de la frontièreentre raison et passion et qui fait éclater l'oppositionentre l'action et la représentation. Devenir boxeur,c'est s'approprier, par imprégnation progressive,un ensemble de mécanismes corporels et de schèmesmentaux si étroitement imbriqués qu'ils effacentla distinction entre le physique et le spirituel, entre ce quirelève des capacités athlétiques et ce quitient des facultés morales et de la volonté.
Cependant, l'universclos de la boxe ne peut se comprendre en dehors de son environnementqui lui donne sens. Pour notre sociologue-boxeur, la salle deboxe constitue aussi une " fenêtre " surle ghetto afin d'observer les stratégies socialesdes jeunes du quartier. Le " gym " estun sanctuaire qui protège de l'insécuritédu ghetto, qui régule la violence et où l'onpeut se soustraire aux misères ordinaires d'une existencetrop ordinaire. L'adhésion à une salle de boxene prend en effet son sens qu'en regard de la structure dechances de vie offertes -ou refusées- par le systèmelocal des instruments de reproduction et de mobilité sociales(école publique, marché du travail déqualifié,activités et réseaux constitutifs de l'économiede prédation de la rue...). La salle offre un lieu de sociabilitéprotégée où chacun trouve un répitaux pressions de la rue et permet surtout de s'arracher àl'anonymat de masse et de s'attirer l'admirationet l'assentiment de la société locale.
Par son apport considérablede
données de première main (de premiers poings !)et
sa richesse conceptuelle, l'ouvrage de Loïc Wacquantconstitue
une stimulante analyse qui ouvre maintes perspectivespour qui
veut comprendre en profondeur non seulement le "Noble Art "
mais aussi tous les métiers et lesinstitutions du corps.
©Sciences
de la Société n° 54 - octobre 2001
SCIENCES DE LA COMMUNICATION/
NTIC
Gérard Chevalier, Les services sociaux à l'épreuve de l'informatique. De l'écrit à l'écran, Issy-les-Moulineaux,ESF éditeur, coll. "Actions sociales", 2000,145 pages.
Recension par Jean-Thierry Julia, MCF associé en Sciences de l'information et de la communication, LERASS - Université Paul Sabatier-Toulouse 3 (n° 54, oct. 2001)
L'ouvrage pourrait s'intituler : l'informatisation au risque du travail social. Et non l'inverse. Praticien et responsable de service social, mais encore chercheur-acteur qui saura s'attacheren retour à l'analyse de son activité, GérardChevalier nous livre ici les fruits d'une étude originale et pertinente ; elle sera à ranger en bonne place, non seulement parmi les - nombreux - ouvrages ayant trait au travail social, mais aussi parmi ceux relevant de la sociologie du travail, et plus particulièrement parmi ceux - tout aussi nombreux ? - de l'analyse des processus d'informatisation et de "NTICisation" .
L'étude,de type monographique, qui va se centrer autour de l'objet" dossier social informatisé , n'encomporte pas moins les germes d'une réflexion plusglobale qui mériterait de se voir distillée dansles analyses nombreuses et variées de l'innovationinformatique, que ce soit au travail ou ailleurs. La réflexionse double en outre d'une approche et d'une présentationclaires et déterminées, qui participent de la complexitéet du non-déterminisme, à l'inverse du déterminismetechnologique trop souvent invoqué en la matière.L'ouvrage s'ouvre sur la présentation préliminairedes objets et cadres théoriques (le " dossiersocial ; le changement social selon Rocher, Morin ouencore Crozier et Friedberg ; la contribution de la techniqueà ce changement, depuis Marx jusqu'à Callonet Latour...), pour développer par la suite une analysecompréhensive de données d'enquête.
Et en premier lieu,quid du " dossier social ? Oùl'on s'aperçoit notamment que ce " documentadministratif de type nominatif n'a pas d'existencelégale. Il n'en demeure pourtant pas moins l'outilessentiel, le pivot si ce n'est le symbole où s'articule toute la relation d'aide àla base du travail social. Plus qu'un outil ou une mémoire,il est " écrit d'action , d analyseet de distanciation, froidement administratif, mais aussi subjectif,attribut de la communauté professionnelle. Le décorest planté qui va pouvoir montrer que les enjeux autourde son informatisation ne pourront pas se résumer en declassiques approches en termes de résistance au changementversus déterminisme technique.
Outil méthodologiquedu travail social, le dossier social, qui concerne tout autantl'activité que les objectifs assignés àcelle-ci, ouvre à l'occasion de son informatisationsur le terrain inéluctable des représentations quel'assistant social se fait de son travail et de la " maîtriseprofessionnelle requise . Cette informatisation seravécue comme un " choc culturel , àl'image de ce que l'on discerne dans tant d'autresprofessions, notamment tertiaires, d'autant plus ici quela prégnance d'un habitus professionnel renvoie àl'oralité, et que le dossier social relève,si ce n'est dans les textes du moins dans l'usage etle cas de figure est unique pour ce qui en est des relations directesà l'usager et des professions non libérales du secret professionnel
Le " dossiersocial informatisé se retrouve désormais àla croisée de diverses logiques et stratégies d'acteurs :celles de l'assistant social, qui avait seul instauréle dossier papier pour les besoins de son activité et deses pratiques, souvent caractérisées par lui d'indicibles,de non mesurables et non évaluables, éminemmentteintées de sa subjectivité ; celles nouvellesde l'institution, de qui relève l'activitéde service social, qui ainsi l'organise et l'évalue,anticipe et se conforme à des choix politiques, financierset organisationnels ; ou celles, naissantes encore, de l'usagerqui bénéficie dès lors d'un certainnombre de droits relatifs à l'informatisation de donnéesnominatives.
Quelles caractéristiquesrecouvrera " l'objectivation d'un (tel) subjectif ,qui devient alors communicable ? Si l'informatisationest appréhendée notamment comme signe d'uneévolution de la profession depuis l'" indétermination vers davantage de technicité, il n'en restera pasmoins qu'une analyse d'éventuelles résistancesou de l'appropriation de l'outil ne pourra êtreenvisagée hors l'explicitation par l'assistantsocial lui-même de ses modèles professionnels deréférence : c'est à eux que renvoientin fine ses techniques d'action, ses savoir-faire,les représentations qu'il se fait de son métier,de la place de celui-ci dans le champ social, et plus généralementses choix et stratégies d'acteur. Ce sera ici l'enjeude l'introduction des NTIC : la redéfinitionde l'espace stratégique de l'acteur, en l'occurrencecelui de l'assistant social.
La réflexionrenverra à une approche systémique liée àla complexité, quand il aura été soulignéque ce processus d'informatisation est notamment conjoint,dans l'ensemble social où il émerge, de l'avènementdepuis les années 1970 de nouveaux publics usagers, laredéfinition des objectifs du travail social en termesde cohésion sociale, d'exclusion, de lien, d'ingénierieet de développement social, Le travail social entrera dansl'ère de la politique globale, du projet et de lamise en " réseau . Il s'agira, dèslors, dans une action toujours dualement caractériséepar " professionnalité et éthique ,d'intégrer les règles de cette nouvelle technicité,qui nécessite l'objectivation des règles etpratiques professionnelles dans l'action et le faire, etautorise par là distanciation et réflexion sur lessavoirs.
Une réflexionplus globale en découle pour l'innovation informatiqueet les attitudes qu'elle pourrait susciter : l'émergencede nouvelles pratiques, l'explicitation même de nouveauxbesoins dans l'activité, ne se réalisent passeulement parce qu'on en a désormais les outils. Ellesrenvoient aux représentations et modèles professionnelsde référence. Dans le cas de l'assistant deservice social, les attitudes de rejet, de " coexistence ,d'appropriation de l'outil ne sont plus seulement déterminéespar l'âge, l'usage des NTIC par ailleurs ou autresindicateurs parcellaires : entrent en jeu, dans un aller-retournon déterministe, schémas, représentations,modèles professionnels, pour les uns centrés surla personne, pour les autres sur le " projet .L'émergence de nouveaux modèles ne peut êtreesquissée que comme symptomatique et congruente avec lesprocessus d'informatisation envisagés. C'estlà une pensée que sauraient méditer nombrede protagonistes des NTIC, de l'informatique et autres systèmesd'information.
Si cette réflexion qui
se veut tout au plus monographique et consacréeà
l'informatisation dans le secteur du travail social,et plus particulièrement
du dossier social, ce qui seracrucial, renferme en son sein
de telles perspectives théoriques,c'est ce qui à
notre sens en fait aussi paradoxalement
ses limites. Trop
a été dit ! Et l'onvoudrait voir la réflexion
se prolonger, qui, aprèsavoir dégagé telle
pierre de touche, puisse effectivementinstiller cette notion de
l'intégration de représentationset modèles,
la prolonger et la mettre en résonance,dans d'autres analyses
relevant plus généralementde l'utilisation de l'outil
informatique, et non plusforcément dans le seul monde du
travail. Ce n'estque moindre reproche, qui encore s'explique par
le champde l'étude : il relève pour l'heurede
celui du travail social, de celui de la sociologie du travail ;l'ouvrage
ne s'en trouve pas moins de cette façonavoir partie liée
avec des travaux par ailleurs en sciencesde la communication,
de l'éducation, sciences cognitives...Et pour paraphraser
l'auteur, à l'instar de ceque lui-même relate d'assistants
sociaux évoquantainsi l'objectivation de seules certaines
informations dansle " dossier social : " Tout
est dansl'ouvrage, mais l'ouvrage n'est pas tout
.Affaire
à suivre
©Sciences
de la Société n° 54 - octobre 2001