Notes
de lecture du numéro 56 -
mai 2002
Gloria Carrizo
Sainero, La información
en ciencias sociales, Gijón, Trea, S.L., 2000, 284
p.
Marlène Coulomb-Gully, La
démocratie mise en scène. Télévision
et élections, Paris, CNRS Communication, 2001.
Viviane Couzinet, Médiations
hybrides : le documentaliste et le chercheur en sciences de l'information,
Paris, ADBS Éditions, 2001.
Patrice
Flichy,
L'imaginaire d'Internet, Paris, La Découverte, coll. Sciences et
société, 2001.
Michelle Gabay, La nouvelle
communication de crise. Concepts et outils, Paris, Éditions
Stratégies, 2001.
Emile-Michel Hernandez, L'entrepreneuriat
: approche théorique, Paris, L'Harmattan, coll. Alternatives
rurales, 2001, 270 p.
Patrice Flichy, L'imaginaire d'Internet,Paris, La Découverte, coll. Sciences et société,2001.
Recensionpar Nathalie Béthencourt, Doctorante en droit public, Universitéde Toulouse 1 (n° 56, mai 2002)
Partant de l'hypothèse que le développementde
tout système technique inclut la production de discourssinguliers,
Patrice Flichy propose dans son nouvel ouvrage demener une analyse
sans a priori de ces discours qui ont entouréle développement
et la diffusion de l'Internet. L'objectifavoué est de mettre
à jour les raisons qui ont pousséles différents
acteurs à s'engager et à semobiliser pour cette
technique. Au-delà, il s'agit de découvrirpourquoi
notre société tend à basculer dansles technologies
numériques de traitement et de transmissionde l'information.
Le corpus choisi par l'auteur est exclusivementcomposé
de textes américains contemporains de l'émergencedu
réseau Internet. Il s'agit soit d'écrits d'universitaireset
de spécialistes de l'informatique, « pèresfondateurs
» des autoroutes de l'information, d'Internetet de la réalité
virtuelle, ou simples intervenantsdans la revue Wired, soit d'articles
de presse, de la mêmepublication, mais aussi de Time, Newsweek
et Business Week, étudiésde façon systématique
entre 1991 et 1995.
L'analyse de l'imaginaire technique proposée repose surun
modèle dynamique inspiré des pensées deRoland
Barthes (Mythologies, 1970) et de Paul Ricoeur (L'idéologieet
l'utopie, 1997). L'auteur place ainsi au début du processusd'innovation
technique une phase d'utopie, déjàdénommée
dans un de ces autres ouvrages phase «d'objet-valise »
(L'innovation technique, 1995) correspondantà un bouillonnement
de projets, à une euphorie inventive.Si celle-ci aboutit
à la mise en place de véritablesprojets alternatifs
par la rencontre entre différents inventeursou encore par
celle des concepteurs et des usagers, on peut alorsparler d'une
utopie de rupture. La deuxième phase correspondà
la construction d'un véritable projet. L'utopiepeut alors
s'incarner dans un projet expérimental. L'inventeurtente
de rendre concrète son idée, par exemple parla réalisation
d'une maquette. L'utopie initiale peut toutefoisne pas parvenir
à s'incarner concrètement et techniquement.Elle
devient à ce stade une utopie-fantasmagorie. La phased'expérimentation
engendre pour l'inventeur la nécessitéde confronter
son projet avec d'autres acteurs sociaux, et doncla construction
d'un objet-frontière capable de susciterl'adhésion
de multiples partenaires. Elle correspond doncà une reconstruction
du discours utopique qui revendiquel'exemplarité de l'expérience
réaliséeafin d'assurer la diffusion la plus large
possible de la nouvelletechnologie. L'expérience peut accéder
au statutde mythe en étant présentée comme
la techniquede base d'un nouveau fonctionnement social : «
ce travailde déplacement effectué par le mythe va
finir partransformer l'utopie en idéologie » (p.
16). Il està ce moment-là parfois nécessaire
d'occultercertains aspects de la réalité afin de
promouvoirle nouvel objet. On parlera d'idéologie-masque.
Le nouveausystème technique assoit enfin sa prééminence.On
assiste à un verrouillage technologique, dans le sensoù
les solutions alternatives sont abandonnées.L'idéologie
technicienne devient légitimante. Ellevise notamment à
mobiliser les acteurs, les producteurset les usagers de la nouvelle
technique. Cette fonction positiveest isolée comme une
idéologie-mobilisation.
Patrice Flichy confronte donc ce modèle qu'il décritlui-même
comme un idéal-type aux discours d'accompagnementde l'invention
de l'Internet dans deux perspectives, l'une historique,l'autre
thématique. Celles-ci correspondent aux deux partiesde
l'ouvrage, L'imaginaire des concepteurs et des promoteurs etUne
société virtuelle imaginaire. Dans la perspectivehistorique,
l'auteur s'intéresse aux autoroutes de l'information,à
l'Internet (et ses ancêtres, Arpanet, Usenet, NSFnet),aux
communautés, réelles et virtuelles, et àtravers
ces dernières aux Bulletin Board System (bbs).L'étude
de l'invention et de la promotion du concept «d'autoroutes
de l'information » fournit un bel exemple d'uneutopie qui,
techniquement, est restée de l'ordre du fantasme,mais est
devenue sur le plan du discours l'idéologie-masqued'une
politique libérale de dérégulationdu secteur
des télécommunications. De la mêmefaçon,
l'auteur constate une distance assez grande entrel'utopie communautaire
d'une communication entre égauxet la réalité
des expérimentations, par exempleles bbs, auxquelles elle
a abouti. A contrario, Patrice Flichyconclut au caractère
exceptionnel1 de l'articulation entreles utopies et les expérimentations
liées au développementde l'Internet. Il attribue
celui-ci au fait que le réseauest longtemps demeuré
un instrument de travail exclusivementdédié à
une communauté scientifiqueet universitaire restreinte,
qui a modelé la techniqueen fonction de ses propres pratiques
et représentationsdes modes de sociabilité. L'ouverture
au public du réseauau début des années 1990
engendre égalementson accession à une dimension
mythique. La production del'imaginaire lié à l'Internet
est prise en chargepar des professionnels du discours, les digerati
(digital generation),qui construisent non plus seulement un imaginaire
technique maiscelui d'une société nouvelle, objet
de la deuxièmepartie du livre.
Celle-ci s'ouvre sur un panorama de la pensée des intellectuelsà
l'origine des différentes utopies qui, juxtaposées,forment
le projet de la société de l'information,des «
gourous » de la revue américaine Wired,aux futurologues
comme Alvin Toffler, Nicholas Negroponte, auxgrands inspirateurs
qu'ont été Marshall Mac Luhanet Pierre Teilhard
de Chardin, en passant par les écrivainsde science-fiction,
en particulier ceux appartenant au mouvementcyber-punk (William
Gibson). Débute ensuite l'examen dela société
virtuelle imaginaire. Celui-ci est découpéen trois
volets : la relation du virtuel au corps, la vision dupolitique
et la nouvelle économie. Il devient alors difficilede synthétiser
les conclusions de Patrice Flichy, chaquechapitre présentant
un panel de conceptions, parfois opposées,sur un même
thème, faisant ainsi varier le positionnementpar rapport
au modèle d'analyse initial. Parmi une «floraison
»(p. 192) d'imaginaires liés au corps etau virtuel,
on voit apparaître deux grands mouvements, d'uncôté
une utopie mobilisatrice, et de l'autre uneidéologie isolationniste
et sécuritaire. S'agissantdes discours sur la nouvelle
économie, l'auteur conclutqu'ils constituent simultanément
une utopie de rupture(par rapport à une ancienne économie)
et une utopie-projet(de promotion d'une nouvelle forme d'économie),
mais qu'ilsvéhiculent également une idéologie
légitimantles nouvelles activités liées à
l'informatique,tout en masquant de grandes inégalités
et de nombreusesincertitudes. De la même façon, il
paraît difficiled'isoler les caractéristiques de
l'imaginaire de la cyber-démocratiedans la mesure où
celle-ci ne fait pas l'objet d'une visionunique. L'auteur parvient
à isoler deux positions dominantes,celle des libertariens
qui proposent l'utopie d'un cyberespaceindépendant autogéré
par ses utilisateurset la régulation du marché,
qualifiée d'idéologienéolibérale,
et celle correspondant davantage aumouvement démocrate,
partisan d'une intervention de l'Étatafin d'éviter
les abus de l'action des grandes entreprises.Mais il reconnaît
que l'opportunisme et les circonstancespeuvent faire varier les
partenariats politiques des acteurs del'Internet étudiés.
En conclusion, Patrice Flichy considère que, face àl'hypothèse
traditionnelle de la sociologie et de l'histoirecontemporaines
des techniques selon laquelle la technique estle résultat
d'une articulation de nombreux élémentshumains et
non humains et l'innovateur est celui qui a la capacitéd'associer
de façon efficace ces différents éléments,l'étude
du développement de l'Internet permet deréhabiliter
la notion de projet, au sens de projet collectif.Il constate que
l'imaginaire occupe une place centrale dans soninvention et sa
diffusion, notamment du fait que les projets formulés(utopies)
peuvent, dans le monde de l'informatique, rapidementse transformer
en réalisations. La production d'une idéologiedevient
dès lors rapidement nécessaire afin d'attireret
de mobiliser les usagers. L'auteur doit cependant reconnaîtreque
l'imaginaire qui entoure l'Internet est « divers etplein
de contradictions » (p. 255), ce qui l'amèneà
poser la question de la place du débat publicautour de
cette nouvelle technique.
Parallèlement, on ne peut que constater que les caractèresde
l'imaginaire du réseau sont à l'origine largementmarqués
par la culture américaine. Le fait que cetimaginaire tende
aujourd'hui à l'universalité amènede façon
ultime à se poser la question de la formeprise par «
l'imaginaire d'Internet » en France eten Europe. Patrice
Flichy propose trois hypothèses quiexpliqueraient que la
France (et au-delà, l'Europe) neparvienne pas à
s'approprier totalement cette nouvelletechnique : le débat
est moins intense en France qu'auxÉtats-Unis, les pouvoirs
publics y occupent une place importanteet il manque des lieux
de développement des utopies, enparticulier au sein du
monde universitaire. Il reste que ces hypothèsesdevront
être vérifiées dans une prochaineétude.
Au final, la force du livre de Patrice Flichy est égalementsa
faiblesse. La richesse du corpus choisi fait de son ouvrageune
mine d'informations pour quiconque s'intéresse àl'Internet
et aux discours qu'il véhicule. Nombre de cessources n'ont
pas ou très peu été exploitées,ou
même simplement citées, en France. En contrepartie,le
lecteur perd souvent de vue le modèle d'analyse initialproposé
par l'auteur, et la multiplicité - reconnue- des imaginaires
présentés rend difficile la synthèsed'une
conclusion scientifique : l'information finit par primersur la
démonstration.
©Sciences
de la Société n° 56 - mai 2002
Michelle Gabay,La nouvelle communication de crise. Concepts et outils,Paris, Éditions Stratégies, 2001.
Recensionpar Arlette Bouzon, MCF en Sciences de l'information et de lacommunication, LERASS, Université Paul Sabatier-Toulouse3 (n° 56, mai 2002)
Les Éditions Stratégies (dugroupe
Elsevier Business Information) ont l'ambition de fournirdes clés
d'intelligibilité des situations de communicationet d'apporter
de nouveaux éclairages sur des sujets d'actualité.Leur
dernière parution intitulée Une nouvelle communicationde
crise, est proposée par Michèle Gabay, professeureen
Sciences de l'information et de la communication à l'UniversitéParis
7-Jussieu.
L'ouvrage se compose de trois parties, chacune comptant troisou
quatre chapitres. Son plan est logique et cohérent.L'auteur
présente, dans la première partie, lescontours de
la communication de crise et s'attache à définirles
concepts, les caractéristiques et les causes de lacrise,
en précisant les liens entre événement,communication
et médiatisation. Les nombreux exemples cités,qui
portent principalement sur de grandes entreprises ayant récemmentrencontré
des difficultés, illustrent le proposde façon concrète
et permettent de mesurer, parleur diversité, les multiples
dimensions du phénomène.
La deuxième partie s'intéresse à la préventionet
à l'anticipation de la crise. Elle explore les différentsstades
de la prévention de crise (de la négationà
la prévention active) et passe en revue les moyensd'anticiper
les risques et la communication associée. MichelleGabay
intègre ainsi dans son propos les derniers développementset
réflexions concernant ce qui se passe en amont de lacrise
et qui s'apparente à la prise en compte du risqueavant
que l'aléa ne survienne. Le risque est devenu aujourd'huiun
phénomène social, qui fait souvent la une desmédias.
Qu'il soit technologique, écologique, sanitaireou de toute
autre nature, il a pris une place prépondérantedans
le débat public et apparaît de plus en plussouvent
au centre de controverses... Aussi certains vont-ils jusqu'àqualifier
nos sociétés de « sociétésdu
risque » (Ulrich Beck, La société du risque.Sur
la voie d'une autre modernité, Paris, Aubier, 2001).Sur
le plan organisationnel, les dirigeants sont personnellementtenus
pour responsables des faits accidentels ayant des conséquencesgraves
sur l'environnement, les consommateurs ou le personnelde l'entreprise.
Cette responsabilité a notamment étéaccrue
depuis l'adoption du principe de précaution en 1995(Loi
Barnier), qui a connu un succès d'opinion si notableque
son usage en est même parfois devenu incantatoire. Peude
travaux ont toutefois été menés sur lacommunication
du risque. Or cette communication ne peut êtredissociée
de la conduite globale de l'entreprise. Ellefait, en effet, partie
de l'ensemble des moyens mis en uvre pourmaîtriser les risques
auxquels l'entreprise est confrontée,et constitue elle-même
une source de risques potentielspour l'organisation.
La troisième et dernière partie aborde la gestionde
la communication de crise proprement dite en la positionnantdans
une approche systémique. L'ouvrage passe en revueles précautions
à prendre, les règles àsuivre et les diverses
procédures à mettre en place.Il développe
les règles de gestion de la communicationde crise : cellule
de crise, stratégie et plan de communicationet relations
avec les médias. L'auteur montre ainsi qu'ilne saurait
exister de « recettes magiques » pour parermédiatiquement
à l'accident. L'ouvrage se terminepar le traitement de
l'après-crise, étape souventoubliée qui constitue
pourtant l'un des principaux fondementsd'un « retour d'expérience
» susceptible depermettre de remédier à des
difficultés ultérieures.
Michelle Gabay dresse un bilan des connaissances pratiques surle
sujet exposé à partir de critères retenuspour
leur utilisation et leur efficacité. L'ensemble estainsi
construit de manière à permettre l'appropriationdu
texte par le lecteur et une utilisation thématique selonses
besoins ; chaque chapitre se concluant par un tableau récapitulatifdes
éléments essentiels, chaque partie par un rappeldes
principaux points à retenir (pages 72, 149, 223). Lacourte
bibliographie sépare ouvrages généraux,articles
tant journalistiques que scientifiques et actes de colloques,communications
ou rapports.
Cet ouvrage devrait être apprécié par seslecteurs
en raison de son aspect synthétique, qui dénotede
la part de son auteur une grande maîtrise du sujet traitéet
une connaissance approfondie des stratégies de communicationmenées
par les annonceurs (est-ce bien le terme approprié?), en
allant au-delà de leurs seuls aspects visibles.En effet,
s'il existe une grande profusion de textes sur le sujet,tant en
provenance de la sphère journalistique que de productionsprofessionnelles,
celle-ci reste très fragmentéeet est essentiellement
constituée d'analyses normativeset propositionnelles qui
manquent parfois de recul et deviennentrapidement obsolètes.
L'ouvrage de Michèle Gabaycorrespond en outre à
un besoin pédagogique. Lesenseignants chargés de
la formation à la communicationorganisationnelle, et leurs
étudiants, seront ainsi heureuxde trouver un livre permettant
d'expliquer la conception et lamise en oeuvre d'une communication
de crise qui intègreles dernières réflexions
des chercheurs illustréesd'exemples récents. Il
reprend notamment quelques réflexionsdéveloppées
à ce sujet dans le dossier dunuméro 16 de la revue
Communication et organisation (UniversitéMichel de Montaigne
Bordeaux 3) intitulé « Criseet communi-cation ».
Cet ouvrage devrait connaîtreun grand succès auprès
de lecteurs divers... sice n'est déjà le cas.
©Sciences
de la Société n° 56 - mai 2002
Marlène Coulomb-Gully, La démocratie mise en scène.Télévision et élections, Paris, CNRSCommunication, 2001.
Recensionpar Guy Lochard, MCF en Sciences de l'information et de la communication,Université de Paris 3 (n° 56, mai 2002)
Rare et féconde situation qui estcelle
créée par la publication en fin 2001 du dernierouvrage
de Marlène Coulomb-Gully. Consacré àla médiatisation
télévisuelle des électionsprésidentielles
de 1995, celui-ci permet en effet, surl'arrière-fond de
la campagne de 2002, une sorte d'expérimentationin vivo
des thèses développées. Et il s'agitlà
d'une véritable mise à l'épreuvedans la mesure
où cette auteure se risque à un courageuxexercice
de réfutation théorique et de relativisationhistorique
du discours de « déploration » quifleurit aujourd'hui
devant la dégradation supposéede la politique sous
les effets de la télévision.A l'encontre des postures
nostalgiques d'un passé idéalisé,elle pose
d'emblée que la politique ne peut êtrepensée
indépendamment de sa médiatisation,« l'espace
public étant par définition médiatisé».
S'impose par contre, avance-t-elle, un devoir d'actualisationdes
analyses produites à cet égard et donc, d'interrogation«
sur la redéfinition du politique dans un contextemédiatique
à dominante télévisuelle». La lecture
en situation de l'ouvrage va progressivementconvaincre que ce
programme est rigoureusement accompli. Convoquantsimultanément
les thèses médiologiques etle concept de médiativité
(cher à PhilippeMarion)1, Marlène Coulomb-Gully
avance que le « dispositiftélévisuel »
constitue un « cadre configuranten dehors duquel on ne peut
pas penser une spécificitédu discours politique
télévisuel » et, pourle démontrer,
elle entreprend d'analyser méthodiquementle processus d'esthétisation
de la politique induit parla télévision.
La campagne de 1995 est appréhendée dans le premierchapitre
comme une forme de récit médiatique dontla logique
sérielle et la dramatisation se voient progressivementmises
en lumière, de même que la typification desprotagonistes,
inscrits dans des rôles méticuleusementconstruits
autour d'attributs dotés d'une lisibilitémaximale.
A cet égard, c'est l'opposition entre JacquesChirac et
Edouard Balladur qui est la plus éclairante.L'auteure décrit
méthodiquement la façondont, en réaction
au Premier ministre de l'époque,le leader du rpr se construit
progressivement un personnage socialet populaire qui tire bénéfice
de sa situation de« trahi » et des effets d'empathie
qu'elle est àmême de susciter chez les « télecteurs
»de cette narration archétypale. Le deuxième
chapitrepuise à une inspiration plus anthropologique (Marc
Augé,Daniel Dayan-Elihu Katz) puisqu'il fait appel à
la notionde « rituels » dont Marlène Coulomb-Gully
proposepour le champ électoral une typologie éclairante(«
rites sémelfactifs/ rites itératifs »)avant
d'en mettre en évidence les différentes fonctions(syntaxique,
sémantique et pragmatique). Le troisièmechapitre
fait largement appel à des référenceshistoriennes
(Maurice Agulhon, O. Ihl), ce qui se révèletrès
pertinent pour le décryptage de la symboliquepolitique
contemporaine mise en uvre par l'ensemble des candidatset qui
est ici méthodiquement inventoriée aux différentsniveaux
de signification (sonore visuelle, gestuelle, spatialevestimentaire,
alimentaire etc..) où elle se déploie.L'importance
du paramètre alimentaire se révèlepleinement
dans le quatrième chapitre centré surla question
du corps « comme point d'ancrage et élémentde
cohésion du récit télévisuel ».L'auteure
prend là aussi appui sur l'opposition entre lescandidats
« fratricides » Balladur et Chirac et, plusspécifiquement,
sur le jeu de différenciation d'éthos(populaire/bourgeois)
dont elle a été le théâtrepour montrer
à quel point la logique de l'incarnation symboliquedans
la politique vient épouser celle de la mise en scènefigurative
opérée par le média télévisuel.Au
terme de cette analyse, elle esquisse ainsi très pertinemmentquelques
propositions sur une « érotologie du politique»
qui revêtent des accents prémonitoires auvu des déclarations
liminaires (la « passion »de Chirac, le « désir
» de Jospin) des deuxprincipaux candidats des élections
de 2002.
Marlène Coulomb-Gully revient, dans son dernier chapitre,sur
un objet qu'elle a méticuleusement exploré cesdernières
années : le traitement satirique de lavie politique française
opéré par deux émissionsconcurrentes de la
télévision française,Les Guignols de l'info
et Le Bébête show. Mais elleoffre à cette
occasion une réactualisation de sesanalyses en précisant
les différences stratégiquesentre ces deux émissions.
Et elle ne se borne pas àmarquer la différence souvent
relevée d'orientationidéologique (populiste/intellectuelle).
Elle souligne lebasculement discursif introduit par Les Guignols
de l'info dontelle montre qu'ils se sont affranchis de l'opposition
entre laréalité et sa représentation pour
affirmerle règne du simulacre, celui du « tout-image
»,et pour plonger son spectateur dans une « hyperréalitécoupée
de toute nécessité représentative».
L'intérêt de cet ouvrage ne réside donc passeulement,
on l'aura compris, dans les échos qu'il éveilleavec
une actualité électorale sur laquelle il délivrebien
souvent des éclairages surprenants par leur acuité.Il
est dans l'intelligibilité plus généralequ'il
offre sur des mécanismes plus structurants de lapolitique
pensée comme une pratique intrinsèquementmédiatique.
Et il rend ce faisant pleinement justice àla productivité
parfois aujourd'hui questionnée,des approches sémiologiques
dans le décryptage etla mise à distance critique
des rhétoriques politiques.D'autant qu'il s'agit là
d'une sémiologie solidementcontextualisée, sachant
toujours resituer les processusde signification dans l'épaisseur
des faits historiques,culturels et sociaux.
©Sciences
de la Société n° 56 - mai 2002
Viviane Couzinet,Médiations hybrides : le documentaliste et le chercheuren sciences de l'information, Paris, ADBS Éditions,2001.
Recensionpar Hubert Fondin, Professeur de Sciences de l'information, UniversitéBordeaux 3 (n° 56, mai 2002)
Dans la suite logique de ses recherchessur
la médiation des connaissances par les revues scientifiquesqui
ont déjà donné lieu à diversespublications,
Viviane Couzinet propose ici une étude originale,celle
qu'elle a présentée comme mémoire pourson
Habilitation à diriger des recherches en avril 1999.A travers
l'analyse d'une revue française bien connue desspécialistes
du traitement documentaire Documentaliste-Sciencesde l'Information
(Doc-SI) , elle poursuit sa réflexionsur la médiation
des connaissances en s'attachant plusspécifiquement au
champ de la science de l'information(nous avons eu l'occasion
d'expliquer récemment dans lamême revue pourquoi
nous préférions «science » au singulier
plutôt qu'au pluriel). Sonhypothèse est que celle-ci
est le lieu où le mondeprofessionnel des documentalistes
concrétise sa propredéfinition de la recherche et
en donne une représentationqui lui revient (p.14).
L'intérêt du sujet est manifeste, puisque c'est celuide
la médiation du savoir, celui de l'interaction entrescience
et technique, entre chercheurs et praticiens. Il l'estd'autant
plus qu'en France, dans le champ de la science de l'information(SI),
il y a un réel problème de relation voireun contentieux-
entre ces deux groupes : qui oriente la politiquedocumentaire
? définit les contenus de formation ? jugeles publications
? sont-ce les universitaires ou les praticiensà travers
l'adbs, sa Commission sur la formation et larecherche et son Comité
éditorial ? L'objet de l'observationest aussi bien choisi
car Doc-SI est le lieu d'expression quasi-uniqueen France pour
toute une communauté de chercheurs, et ainsile lieu où
se manifeste cet enjeu de pouvoir.
Le travail porte sur quelque 35 années de publications(1963-1998),
autrement dit il recouvre toute l'histoire de laSI en France.
Le corpus est important avec un total de 556 articles.Le texte,
d'une écriture alerte, est d'une lecture agréablemalgré
certaines longueurs (la présentation desrevues, le contenu
par genres, les « inter-traductions,etc.). Il est accompagné
d'une importante bibliographieet d'un index, ainsi que d'annexes
nombreuses.
L'ouvrage est divisé en trois chapitres. Dans le premier,Viviane
Couzinet présente les revues en SI, étrangèresd'abord,
françaises surtout. Elle s'attache à structureret
à argumenter son propos. Mais on ne trouve aucun critèreexpliquant
la typologie retenue, alors que la catégorisation«
scientifique » est souvent discutée quandon parle
de revue. Qu'est-ce qu'une revue scientifique ? grandequestion
récurrente. Toute réponse expliqueraitles choix
et faciliterait les dénombrements. On feraitla même
remarque pour la SI. Il y a une sorte d'implicitequi n'est pourtant
pas évident sur ce que recouvre cettescience. Les chercheurs
se revendiquant de cette discipline nesont même pas d'accord
entre eux. On manque de repères! Dans le deuxième
chapitre, elle s'interroge sur les médiations,celles des
professionnels d'une part, celles des chercheurs d'autrepart.
Elle mène une réflexion sur les genres dediscours
(professionnel versus scientifique) avec un réeleffort
de positionnement théorique et une utilisation intéressantedes
apports d'autres disciplines (communication, linguistique,etc.).
Cette étude, très fouillée, met bienen évidence
les similitudes et les différences entreles deux types
de discours. Dans le chapitre trois, elle détailleles réseaux,
les acteurs et les pratiques tels qu'elleles dégage de
l'analyse des articles de la revue. Celase veut comme l'aboutissement
d'un processus de traduction, etcomme l'illustration de la recherche
en SI en France.
Globalement, l'essai de problématisationà
partir des acquis de la sociologie de la science et dela sociologie
de la communication (théorie de la traduction,modèle
de la médiation hybridation ,de la sémiologie
et de la linguistique énonciation,genre de discours)
est très intéressant. Le questionnementest riche
et prometteur en ce qu'il associe l'analyse de discours(Dominique
Maingueneau) et le contexte social de production (PierreBourdieu,
Pierre Delcambre) et en ce qu'il utilise la bibliométrie,montrant
ainsi à la fois le caractère pluri-disciplinairede
cette recherche et celui de la SI. En outre le vécuprofessionnel
et scientifique, celui d'enseignante dans un iut,celui de membre
d'une équipe de recherche interdisciplinaire(le lerass
de Toulouse), et celui aussi de membre actif de l'adbs,est prégnant
et on ne le regrette pas. On s'en félicitemême dans
la mesure où il a permis et nourri cetterecherche.
Le résultat est cependant un peu en deçàdes
attentes car l'analyse de la SI en France à partirde la
seule revue DocSI ne peut manquer de faire problème.Le
propos manque parfois de distance par rapport au constat faitvis-à-vis
de la revue et, à travers elle, de l'adbs.L'étude
donne parfois un peu trop l'impression du plaidoyer(cf les deux
exemples autour de l'Internet et de la bibliométrie).Et
le fait de s'appuyer sur des données statistiques nesuffit
pas toujours pour comprendre les significations. Constaterdes
valeurs permet-il de dire que c'est juste ? Doc-SI est unmoyen
au service des objectifs d'une association vis àvis de
la profession et de la recherche appliquée. Ce rôlene
peut être contesté. On l'espère accomplipour
l'adbs. Mais la SI ne s'est-elle faite en France que parou au
travers de l'adbs et de sa revue ? N'y a-t-il rien eu endehors
? Le propos aurait ainsi été plus convaincantsi
l'étude avait été replacée dansle
contexte dans lequel s'est élaborée la SI enFrance
sur cette période de plus de 30 ans, et si l'onavait eu
des mises en parallèle, des rapprochements, desconfrontations
avec ce qui se passait à côtéde, en dehors
de l'adbs, et quelquefois en réaction parrapport à
sa vision hégémonique. Cela auraitmieux donné
à voir, à lire ce qui est écritdans la revue.
Or il n'y a pratiquement rien de cela. On a l'impressionque tout
s'est fait à travers cette association qui réuniraiten
symbiose professionnels et chercheurs. C'est oublier, par exemple,tout
le mouvement manifeste ou souterrain de réactiond'une
grande partie du monde universitaire se réclamantde la
SI à cette association et à ses prétentions(cf.
l'épisode de la certification), ce qui aurait permisd'expliquer
pourquoi certaines collaborations de chercheurs sontabsentes ou
ont disparu de la revue.
On regrette aussi le manque de référence, de repère,de
critère. Cela aurait permis de replacer l'image de larecherche
donnée par la revue par rapport à ce querecouvre
la SI à la même époque en France.Cela aurait
mieux établi les limites de la fonction de« porte-parole
» attribuée à cette revue.N'ayant pas fixé
le champ et toutes ses composantes, onassimile trop ce que montre
Doc-SI à ce qui serait le champréel de la SI. Ce
qui est tout à fait contestableselon nous. On aurait finalement
aimé lire une positionplus nuancée sur le rôle
d'une revue professionnelledans une situation de quasi-monopole
éditorial ; on auraitsouhaité trouver une délimitation
plus nette desrôles de chercheurs et de praticiens, d'une
part, et desspécificités d'une science, celle de
la SI, faceà la technique, d'autre part. C'est d'autant
plus un regretque dans les conclusions, on lit souvent de bonnes
orientationsqui relativisent le propos, et le mettent à
distance. Maistrop rapidement.
Pour autant, il ne faut pas oublier tout le mérite de VivianeCouzinet.
Ce travail est un des rares qui traite de l'émergencede
la SI en France, et donne à réfléchirsur
les enjeux de pouvoir que cela a généré.En
cela, il est extrêmement intéressant par la sommedes
informations fournies, et par la qualité et la rigueurdu
propos. Même s'il ne peut prétendre clore le sujet,il
est une contribution incontournable pour tous ceux qui s'intéressentà
ce problème.
©Sciences
de la Société n° 56 - mai 2002
Gloria Carrizo Sainero, La información en ciencias sociales,Gijón, Trea, S.L., 2000, 284 p.
Recensionpar Viviane Couzinet, Professeur de Sciences de l'information,LERASS, Université Paul Sabatier-Toulouse 3 (n° 56, mai 2002)
Gloria Carrizo Sainero, docteur en philosophieet
lettres de l'Université Complutense de Madrid, diplôméede
documentation (ministère de la Culture) est professeurtitulaire
à l'Université Carlos III de Madrid oùelle
enseigne les sources d'information. Elle est, avec PilarIruretagoyena
et Eugenio López de Quintana, l'auteur d'unManuel de sources
d'information publié aux éditionscegal en 1994 et
réédité en 2000. L'informationen sciences
sociales est édité avec l'aide de laDirection générale
du livre, des archives et desbibliothèques du ministère
espagnol de l'Éducation,de la Culture et des Sports. Il
dresse un inventaire raisonnédes sources d'information
en sciences sociales en Espagne et dansle monde.
Après avoir retracé à grands traits l'évolutionhistorique
de la littérature scientifique sociale, l'auteuraborde
la question de la classification des sciences sociales.Des divers
découpages examinés, celui établipar la Conférence
générale de l'unesco, laClassification décimale
universelle, ou encore celui dela Nomenclature pour l'analyse
et la comparaison des budgets etprogrammes scientifiques du Bureau
des statistiques des communautés,c'est la Clasificación
de la Ciencia établie parla Commission interministérielle
de la science et de latechnologie du ministère espagnol
de l'Éducationet de la Science qui est utilisée.
L'ensemble de la première partie est consacré àla
définition des divers supports de l'information secondaire,les
plus connus au niveau international dans le domaine, et àune
présentation de leur organisation interne. Mais cequi retient
plus particulièrement l'attention, c'est cequi est produit
ou qui se rapporte à l'Espagne. Ainsi,plus que les diverses
versions du Current Contents Social andBehavioral Sciences et
autres publications de l'Institute forScientific Information,
l'apport essentiel de cet ouvrage estde mettre au jour l'existence
de sources d'information propresà l'Espagne, et par exemple
le Boletin de Sumarios de laFacultad de Ciencias Sociales y Jurídicas
de la UnivesidadCarlos III ou l'Indice Español de Ciencias
sociales. Deuxchapitres sont dédiés à la
littératuregrise. Rappelant utilement les diverses définitions
etnormes qui lui sont consacrées, l'auteur s'attache àrépertorier
par type de supports, les sites et produitsdocumentaires sources.
Ainsi, on peut découvrir l'existencede listes organisées
de pré-publications, de banquesde données et de
recueils annonçant les congrès,colloques et journées
d'études. Les types d'indexpermettant un accès rapide
au contenu sont décrits.Ici encore, la partie la plus intéressante
est celle quiest réservée au repérage des
thèsesespagnoles. Le recensement, à la mise à
jour tardive,de cette littérature, et la nécessité
dansde nombreux cas de disposer de l'autorisation de l'auteur,
rendutile le croisement de données en provenance des diversesuniversités
et du ministère. Par ailleurs, des adresseset des références
d'outils inventoriant des rapportsde recherche, des rapports techniques
et des documents de travailsont énumérés.
Un répertoriage dessources sur les documents traduits,
les centres et les servicesde traduction, de brevets d'invention
et de normes termine cepanorama très complet de la littérature
grise.
Les six sous-domaines qui constituent la Clasificaciónde
la Ciencia précitée servent à organiserla
deuxième partie du volume : sciences juridiques et droit,sciences
politiques et administratives, économie et commerce,sociologie,
psychologie, pédagogie et didactique. Suivantle principe
général de l'ouvrage, chaque disciplinefait l'objet
d'une définition liminaire, puis d'une synthèsede
son histoire, de son organisation interne et des types d'usagersqui
s'intéressent à elle. Les ouvrages de référencesallant
des organigrammes, agendas, dictionnaires, encyclopédies,guides
aux annuaires généraux et annuaires statistiques,précèdent
des listes commentées de sourcesd'information imprimées
ou électroniques, au niveauinternational puis national,
la production espagnole faisant l'objetd'une description plus
développée.
L'ensemble de cet ouvrage constitue un travail méticuleuxd'inventaire
et de précisions montrant un souci permanentdu lecteur.
Quelques extraits d'index, pages de garde de documentsnormatifs
et de documents-brevets espagnols, illustrent le propos.Celui-ci
est accompagné d'annexes nécessaires àtous
ceux qui s'intéressent aux sciences sociales en Espagneet,
au delà, à ceux qui s'intéressent àl'information
en général dans ce pays. En effet,outre la liste
thématique de sites correspondant au découpagegénéral
du livre, ces annexes rassemblent des listesde sites de bibliothèques,
librairies, maisons d'édition,moteurs de recherche propres
Ìà l'Espagne. Un indexanalytique, avec un système
de renvoi pour les synonymes,complète le tout, facilitant
ainsi la recherche des notionset concepts, des auteurs ou des
organisations évoquéspar l'auteur. Utile aux spécialistes
de sciences de l'information,étudiants, chercheurs et enseignants-chercheurs
qui mènentdes travaux sur l'Espagne, cet ouvrage est également
uninstrument de travail pour les spécialistes des diversesdisciplines
qu'il répertorie. On regrettera cependant quela bibliographie
ne reprenne pas les référencescitées en bas
de page, car de ce fait retrouver un texteen particulier s'avère
long et fastidieux.
©Sciences
de la Société n° 56 - mai 2002
Emile-Michel Hernandez, L'entrepreneuriat : approche théorique,Paris, L'Harmattan, coll. Alternatives rurales, 2001, 270 p.
Recensionpar Luc Marco, Professeur de Sciences de gestion, Universitéde Paris 13 (n° 56, mai 2002)
Emile-Michel Hernandez est bien connu desnos lecteurs depuis ses travaux originaux sur la gestion en Afrique.C'est une autre corde à son arc qu'il nous livre ici :son goût pour la théorie. En effet, aprèsavoir été entrepreneur dans l'immobilier et subila crise des années 90, cet auteur s'est tournéavec succès vers l'enseignement et la recherche. D'aborden poste à Abidjan il a ensuite rejoint l'IUT de Saint-Nazaireoù il a connu une période faste de production scientifique.L'agrégation interne des sciences de gestion est enfinvenu reconnaître ce talent de plume qui est aussi grandtalent de pensée. Aujourd'hui il est en poste àl'Université de Reims tout en habitant Poitiers ! Le tempspassé dans les trains a été mis àprofit pour lire et relire toute la littérature théoriqueet pratique sur l'entrepreneuriat. En découle ce livreimportant qui détonne dans une collection intitulée«Alternatives rurales» mais qui ne dépareraitpas dans les grandes collections canoniques de la penséefrançaise.
L'ouvrage se compose de cinq chapitres équilibrés.Une assez longue introduction présente l'entrepreneur commeétant l'initiateur d'un processus complexe : c'est celuiqui transforme la chenille du porteur de projet en un élégantpapillon dans l'azur des entreprises florissantes. Le premierpoint situe en quelques schémas l'ampleur du propos : reprendrele cadre théorique là où cent ans de productionscientifique en économie, gestion, sociologie et droiton conduit à une certaine confusion mentale. A la limitetout le monde est entrepreneur de sa propre vie ! Or le but detout un chacun n'est pas le profit et maximiser son chiffre d'affairesn'est pas à la portée du premier quidam venu. Lebut d'Hernandez est d'introduire le temps et la complexitédans la boite de Pandore des outils théoriques ; il entrouvrela boite en espérant libérer des papillons par milliers,mais risque aussi d'actionner le côté sombre de laforce : et voilà les vampires-entrepreneurs dans l'air!
Le chapitre premier creuse ce champ tropsouvent oublié des métaphores. Notre auteur reprendles choses où les avaient laissées Gareth Morganen 1989 dans les Images de l'Organisation. Après la machine,l'organisme, le cerveau, la culture, le système politiqueet le désir psychanalytique, Hernandez montre que l'approcheuniquement métaphorique bloque plus les choses qu'ellene les désobstrue. Il faut trouver un autre angle d'attaque.Le chapitre deux présente les modèles d'entrepreneuriat.Ce mot est la traduction maintenant acceptée d'entrepreneurship: le mouvement qui conduit l'agent originel à opérersa mue entrepreneuriale : je suis ouvrier et je deviens patron,je suis passif et je deviens actif, je suis bilan et je deviensplan de financement. Survolant avec maîtrise les méandresde la littérature sur le sujet, notre pilote propose unnouveau modèle stratégique d'entrepreneuriat quicomprend quatre étapes : l'initiation, la maturation, ladécision, et la finalisation.
Mais notre pilote veut larguer ses bombesthéoriques en des points bien précis. Pour celail localise trois corpus théoriques qui font l'objet deses attaques. Dans le chapitre trois il cible les théoriesde l'organisation. Dans le chapitre quatre il vise la théoriepost-moderne des organisations de petite taille. Dans le chapitrecinq il affronte le tir croisé des théories de lafirme. Et là son avion commence à tanguer sous lecoup des balles ennemies. En véritable chasseur-bombardieril surveille simultanément trois niveaux de veille théorique: le niveau individuel qui cache le franc-tireur, le niveau organisationnelqui dissimule les commandos de combat, et le niveau environnementalqui risque de faire surgir des formations ennemies. A cinq heuresau levant il est difficile de percevoir l'attaque adversaire.Mais notre auteur est un as de l'aviation entrepreneuriale : ila tout lu, tout digéré, tout confronté ettransféré la plupart des concepts qu'il intègredans sa planche de vol. Un moment-même nous lui avons servide copilote pour survoler les contrées dangereuses de l'évolutionnisme,cet objet étrange et marécageux où la métaphoredéploie ses ailes carnassières (220-227).
Un tel livre peut exploser sans crier garedans tous les cerveaux peu préparés, aussi notreauteur magnanime a-t-il prévu une conclusion-parachute.Elle indique le mode d'emploi de la poignée d'ouverture: le modèle entrepreneurial propre au capitalisme adultese diffuse peu à peu dans l'ensemble des organisationsdynamiques, et le modèle se dirige vers ce qu'il appellel'entreprise holomorphe. Le mot a lui-même de quoi surprendre: il vient des mathématiques de la Belle époqueoù il désigne la fonction uniforme d'une variablecomplexe qui n'admet qu'une dérivée unique en chaquepoint d'un domaine connexe. Ici un schéma (p. 236) nousaide à comprendre : la fonction c'est l'esprit d'entreprise,le domaine connexe c'est l'environnement et la dérivéece sont les passages entre les agents et les niveaux internesà l'entreprise. Le terme d'holomorphose aurait peut-êtreété plus clair : c'est bien la régénérationtotale d'un organe attaqué par l'extérieur. Maisalors il aurait fallu parler d'entreprise «holomorphosique»et le ridicule n'aurait pas été loin.
L'intérêt principal de l'ouvrage
est sa richesse bibliographique. A notre connaissance c'est le
seul livre du genre en langue française qui recense demanière
intelligente près de 500 référencessur le
domaine entrepreneurial ! La prouesse de lecture et deréflexion
clouera le bec aux détracteurs de l'agrégationinterne.
En calculant qu'il faut environ quatre heures de lecturepour assimiler
le moindre des textes cités, c'est un murde 2.000 heures
qui s'impose au candidat chercheur qui voudrareprendre le flambeau.
Bonne escalade !
©Sciences
de la Société n° 56 - mai 2002