Notesde lecture du numéro 58- février 2003

Christine MUSSELIN, La longue marche desuniversités françaises, Paris,Presses Universitaires de France, 2001.
Jean-PhilippeLERESCHE, dir., Gouvernancelocale, coopération et légitimité. Le cassuisse dans une perspective comparée, Paris, Pedone,2001.
Christian MOREL, Les décisionsabsurdes. Sociologie des erreurs radicales persistantes, Paris,Gallimard, 2002.
PascalFOUCHÉ, Daniel PÉCHOIN, Philippe SCHUWER, dir.,Dictionnaire encyclopédique du livre, vol. I, Paris,Éditions du Cercle de la Librairie, 2002.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
UNIVERSITES

Christine MUSSELIN, La longue marche desuniversités françaises,Presses Universitairesde France, coll. Sciences sociales et sociétés,2001, 220 p.

Recensionpar Luc MARCO, Professeur de Sciences de gestion, UniversitéParis 13 (n° 58, fév. 2003)

Selon Joseph Schumpeter,qui savait de quoi il parlait, l'idéal en matièrede recherche consiste à avoir une idée neuve versl'âge de vingt-sept ans et à la creuser durant toutesa vie ! Le présent ouvrage témoigne d'une telleopiniâtreté : le chercheur sérieux est bienun mineur de fond, tandis que le charlatan croit toujours trouverdes pépites à la surface. Des gemmes à foisonc'est déjà rare, une pierre précieuse sortiede sa gangue c'est encore mieux, un diamant qui découpela pensée en milliers de facettes resplendissantes c'estvraiment fort. Surtout si le polissage de la pierre précieuses'opère sous les feux croisés de l'histoire et dela sociologie. Le champ s'éclaire alors de mille lumières,reflets éphémères d'un bouquet de feu d'artifice.Ici point d'artifices : tout est construit, pesé, soupesé,comparé et resitué dans l'évolution des universitésfrançaises depuis deux siècles.
L'auteur est directrice de recherche au CNRS. Elle oeuvre au seindu Centre de sociologie des organisations et enseigne àl'Institut d'études politiques de Paris. Elle est déjàl'auteur de nombreux ouvrages sur les universités, sujetqui fut l'objet de sa thèse en 1987. Formée àl'excellente école de Crozier et Friedberg, elle a publiéavec ce dernier L'État face aux universités (Anthropos,1993). C'est donc une tête chercheuse qui a le courage des'attaquer au système de gestion des universitaires : celan'est pas si courant que cela et mérite d'être signalé.Le fait d'appartenir au CNRS donne une liberté d'actionque n'ont pas les membres de l'Alma mater : ne risquant rien poursa carrière, elle peut dire ce qu'elle pense êtrele vrai. Et le vrai est parfois douloureux quand on dénonceles tares du système au pays de l'intelligence cartésienne! Autre courage : celui du directeur de la collection Sciencessociales et sociétés, Dominique Desjeux qui, entransfuge des éditions l'Harmattan, fait souffler un ventde renouveau sur les vieilles presses fondées il y a quatre-vingtans. Il est de bon ton, dans les milieux académiques, defustiger la politique éditoriale de l'Harmattan, mais ilfaut reconnaître que sur le tas d'une production exubérantepoussent quelques fleurs d'apparat. Transplantées sur leterreau plus solide des Presses Universitaires de France, cesfleurs donnent un parfum exquis : ce livre en est la preuve. Disséquons-enla formule magique.
En France tout finit par des chansons, mais tout commence pardes remerciements. Ici ils occupent deux pages et demi : oùl'on apprend que cet ouvrage est le fruit d'une année sabbatiqueà Harvard, au milieu de l'effervescence du Center for EuropeanStudies. Souvent les universitaires utilisent leurs sabbats pourfuir les étudiants, notre chercheuse l'a utilisépour se frotter à la pensée critique des collèguesaméricains. Revenue dans nos vertes contrées, ellea bénéficié du soutien amical de trèsnombreux spécialistes du mammouth, version défensesuniversitaires (le haut de la bête). Le ministèrea en effet intérêt à développer lesrecherches sur son propre fonctionnement car souvent le cerveaude la bête ne sait pas ce qui lui mord les pattes...
L'outil, car ç'en est un, est agencé en trois partiesde difficulté progressive. Après une introductionde six pages qui pose le problème de la longue marche desuniversités hexagonales, apparaît un premier développementjoliment intitulé " La République des Facultés". En historienne des institutions, l'auteur montre que lavéritable puissance académique fut autrefois laFaculté : de théologie, de droit, de médecine,des lettres et des sciences. Malgré la tentative fusionnairede Napoléon 1er qui voulait un système unifiéentre le Secondaire et le Supérieur, l'idée d'Universitén'a pas émergé avant 1896. Le chapitre 1 retracel'évolution historique au XIXème siècle ;le chapitre 2 décrit la nature de cette républiquedes doyens, et le troisième montre que les universitéstimidement créées au XXème sièclesont restées sous la tutelle de fer des disciplines facultaires.Cette première partie se lit facilement car c'est une synthèsede la littérature historique disponible sur le sujet. Elleintéressera tout " universitaire moyen " quise pose des questions du style : quand a été crééle corps des maîtres de conférences (1878) ? pourquoin'y a-t-il pas un corps unique (note 1, p. 77) ? pourquoi lesrecteurs sont-ils chanceliers des universités ?... Cettepartie permet de comprendre combien il est difficile de créerun niveau intermédiaire entre le sommet (le ministère)et la base (les Facultés).
La deuxième partie est déjà plus difficileà lire car elle s'attaque au système actuel, sousle titre un peu vague : " Le temps des universités...". Le chapitre 4 étudie la déstabilisationrécente du modèle centralisé, uniforme etégalitaire légué par nos aînés.Tout s'est passé entre 1968 et 1987, quand on est passéd'une oligarchie des professeurs à une plus grande démocratiedes acteurs de la mère nourricière. Dans le chapitre5 le ministère intervient et reconnaît les universitéscomme principal interlocuteur. Alors les Présidents d'universitéspassent du statut de pair élu à celui de véritablesdécideurs, pilotes ou copilotes de navires plus ou moinsgros. Mais la taille du bateau ne fait rien à l'affaire: les procédures de pilotage sont les mêmes que vousbarriez une petite goélette ou un supertanker ! Le chapitre6 insiste à juste titre sur l'émergence des universitésactuelles, qui prennent en mains leur gestion et dépassentla querelle des Facultés.
La troisième partie est encore plus technique car elleconcerne les méthodes de gestion publique mises en oeuvresdans ces organismes hétérogènes qu'il estmalaisé de piloter à vue. Elle est sobrement intitulée" D'une configuration universitaire à l'autre ".Le chapitre 7 retrace le passage des universités interchangeablesaux configurations ad hoc qui adaptent le pilotage à l'environnement.L'auteur maîtrise parfaitement les théories de managementdes organisations publiques ou para-publiques et sa prose seralue avec profit par nos collègues gestionnaires. Le chapitre8 traite de la relation entre configuration universitaire (àgéométrie variable donc) et changement (la politiquecontractuelle). La conclusion générale resitue lesapports du livre dans le sempiternel débat franco-françaissur la crise de l'Université et les régulièresjérémiades des acteurs portés au pessimisme.Une bibliographie étoffée de seize pages terminel'ouvrage en ouvrant de nouvelles pistes de recherche pour lescollègues intéressés. Ne manquent que lestravaux des économistes spécialisés (Tézenasdu Montcel, Alain Bienaymé), de quelques historiens dudroit (Malherbe de Bordeaux) ou du spécialiste des décisionscollégiales (Lazéga de Lille). Mais l'essentiely est.
Ce livre intéressera donc au premier chef les présidentsd'universités, et ceux qui aspirent à le devenir(vice-présidents, présidents de commissions, doyensambitieux, syndicalistes actifs...). Il sera aussi lu avec profitpar les membres des trois conseils universitaires : Conseil d'administration,Conseil scientifique, Conseil des études et de la vie universitaire.Car il montre l'importance du don dans un système confrontéà l'intérêt personnel des étudiantset des entreprises recruteuses. Quand, pour la premièrefois, on est élu au sein d'un conseil d'une université,qu'elle soit petite ou grande, réputée ou peu connue,on éprouve le sentiment exaltant d'accéder àl'universel. Ne représentant qu'une discipline parmi tantd'autres, on redécouvre la mission ancestrale de l'universitaire: faire don de sa personne au service public, au service du public.En montrant que ce don est encore possible avec des méthodesmodernes, ce petit livre si bien agencé, aura prouvéqu'il ne faut désespérer ni du système nide ses simples rouages. Alors, tant que l'altruisme intellectuelaura droit de cité autour d'une table, la complexe mécaniquede l'organisation universitaire aura raison des petits calculsdévolus aux petites carrières. Comme le disait sibien Schumpeter : oui il faut creuser, mais en ayant les antipodescomme but ultime !
©Sciences de la Société n° 58 - février2003

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
GOUVERNANCE LOCALE

Jean-Philippe LERESCHE, dir., Gouvernance locale, coopérationet légitimité. Le cas suisse dans une perspectivecomparée, Paris, Pedone, 2001, 390 p.

Recensionpar Christelle MANIFET, Doctorante enSociologie, Universitéde Toulouse-Le Mirail (n° 58, fév. 2003)

Fruit d'une collaboration scientifique franco-suisse,cet ouvrage s'efforce d'éclairer le débat généralsur la gouvernance locale. Cette hypothèse, prégnanteen Europe, est abordée à partir du cas suisse, paysfédéral connu pour sa culture participative. Cecas offre une occasion originale pour approfondir la réflexionsur les formes de l'action publique locale contemporaine. L'ouvrages'organise en cinq parties, une première partie introductive,trois parties fondées sur des études de cas et unecinquième partie conclusive.
Dans la partie introductive, J.-P. Leresche s'efforce, aprèsune longue synthèse des principaux courants de la gouvernance,de préciser la problématique privilégiéedans l'ouvrage. Les auteurs considèrent la gouvernancelocale comme une grille de lecture des changements de l'actionpublique territoriale, tout en privilégiant un regard critique.Alors que la notion traditionnelle de gouvernement repose "sur des procédures formelles, avec un pouvoir clairementlocalisé dans les institutions publiques et des intérêtsrelativement intégrés ", la gouvernance permetde considérer le pilotage comme une affaire d'action collective,à la charnière entre l'institution territorialeet son environnement complexe. Dans la lignée des travauxde Le Galès, Leresche précise que la gouvernanceest " un processus de coordination d'acteurs, de groupessociaux, d'institutions, pour atteindre des buts propres discutéset définis collectivement dans des environnements fragmentéset incertains ". La sociologie de la gouvernance développéeici est une sociologie de la coordination, ce concept caractérisantnon seulement " des mises en relation fonctionnelles entreinstitutions qui conservent leur autonomie ", mais aussides " coopérations cognitives entre acteurs "(Jessop, Gaudin, 1998, cité p. 40). Cette posture est assezproche de celle des réseaux de politiques publiques (LeGalès, Thatcher, 1995), tout en conservant son intérêtdifférentiel. Ainsi, à la manière de Stoker(1998), Leresche distingue trois propositions pour une approchede la gouvernance : s'inscrire dans une problématique degouvernabilité (que ce soit de l'entreprise ou de la sociétéou du système mondial), s'intéresser aux logiquesgouvernementales apparemment nouvelles et rendre compte des brouillagesou du déplacement des frontières entre sphèrepublique et sphère privée. Dans cette perspective,il ne semble pas reconnaître une spécificitéaux institutions publiques territoriales comme c'est le cas pourtantde divers courants de la sociologie de l'action publique citéspar l'auteur, (Duran, Thoenig, 1996 ; Duran, 1999 ; Jouve, 1995; Biarez, 1996 ; Pongy, 1997). Le privilège est en revanchedonné aux interactions entre acteurs et aux effets de celles-ci.
En cohérence avec ces aspects théorico-méthodologiques,les auteurs, réunis dans les parties suivantes, s'intéressentà trois aspects différents du changement dans lespolitiques publiques territoriales suisses, les réformesinstitutionnelles et organisationnelles des collectivitéslocales, la mise en place de services de proximité et lesdispositifs de gestion du problème de la drogue. Chacunede ces parties est organisée en trois chapitres, deux empiriques,et un de perspective comparée. Dans ces derniers chapitres,trois chercheurs français et suisse, V. Hoffmann-Martinot,P. Warin et Y. Papadopoulos, jouent le rôle de contre-expertsdans les domaines d'investigation décrits.

En première partie, A. Ladner etR. Steiner étudient les réformes institutionnelleset organisationnelles privilégiées par les communessuisses (nouveau management public, intercommunalité, fusion)et montrent que celles-ci visent à articuler au mieux despréoccupations souvent contradictoires d'efficacitéet de légitimité. D. Malatesta, D. Joye, L. Vodoz,L. M. Weber et B. Pfister s'intéressent à la miseen place de services de proximité destinés aux habitants(dispositifs destinés aux jeunes et services Internet ouvertsaux habitants). Ces dispositifs visent, dans des procéduresdites de problem solving, à résoudre le problèmede l'intégration sociale par le biais de la participationdes publics à l'action publique qui leur est destinée.Les chercheurs montrent ensuite les limites de ces dispositifsà l'aune du principe du rapprochement entre gouvernantset gouvernés : maintien de la distance entre les publicset les administrations et verrouillage des scènes de décisionà certains publics. Les auteurs montrent égalementles limites des mobilisations habitantes : enjeu de reconnaissance,intérêts propres à soi ou (et) à songroupe, appui utilitariste sur les administrations locales. Laparticipation des publics à l'action publique locale estalors moins guidée par le souci de participation citoyenneque par le souci d'acquisition de ressources. Enfin, D. Kubleret S. Wälti étudient la mise en place et le fonctionnementde dispositifs de coordination visant à résoudrele problème de la drogue en zone métropolitaine.La recherche porte sur plusieurs grandes villes suisses et européennes.Cette partie est particulièrement intéressante danssa contribution à la problématique de la territorialisationqui pose la nécessaire mise en compatibilité desenjeux sectoriels et professionnels avec les enjeux territoriaux.Selon les auteurs, la gestion métropolitaine du problèmede la drogue implique la résolution de deux tensions. L'uneconcerne la difficile articulation entre les habitants dits "normaux " qui font la richesse des villes dans le sens matérieldu terme (contribuables) et les publics drogués dont laresponsabilité incombe aux collectivités locales.L'autre concerne la difficile articulation entre les villes-centresqui sont le lieu privilégié de regroupement despopulations marginalisées d'ici ou d'ailleurs et les communespériphériques où les populations " normales" privilégient d'habiter. C'est donc un enjeu de solidaritéterritoriale qui est posé. Les dispositifs de coordinationvisent à résoudre ces tensions en associant lesservices de santé et les services de police d'une part,et les communes-centres et les communes périphériquesd'autre part. A travers l'analyse, les auteurs montrent que lescollectivités locales sont les " chefs d'orchestre" de ces dispositifs et qu'elles restent, en ce sens, lesmaîtres du jeu. Respectant la perspective critique de l'ouvrage,ils montrent ensuite les apports et les limites de ce type dedispositif à l'aune des principes de participation, dedélibération et de pluralisme.
L'économie générale de ces trois parties,entre chapitres d'investigation et chapitres d'expertise invite,néanmoins, au débat quant au bon usage de la gouvernance.En effet, les experts posent quelques limites aux analyses présentéeset postulent la prudence et le pragmatisme des interprétations.Globalement, les lacunes principales des études de cassont de ne s'intéresser que trop peu aux logiques d'actiondes acteurs politiques. A l'inverse, les experts, soutiennentune démarche inductive et s'attachent à comprendrele sens donné par les acteurs (politiques, habitants) àleurs pratiques. Ainsi V. Hoffmann-Martinot estime que les réformesinstitutionnelles et organisationnelles des collectivitéslocales visent le plus souvent et en premier lieu à résoudrela fragmentation fonctionnelle grandissante des institutions publiqueslocales. L'auteur parle de " balkanisation organisationnelle". Il constate, à côté de pratiques apparemmentnouvelles, la résurgence de recettes traditionnelles commele leadership mayoral. Ces pratiques, bien loin des présupposésde la gouvernance, sont favorables au maintien du pouvoir localau sein des institutions communales. De la même manière,P. Warin rappelle, dans une perspective weberienne classique,la nécessité d'interroger les finalités politiquesassociées à l'injection du principe de proximitédans l'action publique locale ; ces finalités relevantplus souvent d'une visée pragmatique de résolutiondes problèmes que d'une visée communicationnelle.Dans une pensée renouvelée, ces mêmes pratiquesconduisent alors à réfléchir sur les modesde légitimation de l'exercice du pouvoir politique (adhésiondes publics, consensus) et sur les conditions sociales de sonexercice (responsabilisation des individus, individualisme, autonomie).Enfin, Y. Papadopoulos, comme ses prédécesseurs,estime nécessaire de revenir sur les facteurs d'émergencedes formes coopératives dans l'action publique locale.Pour lui, c'est bien le phénomène global de fragmentationdes sociétés contemporaines qui structure ou contraintles pratiques politiques. Sans évacuer les risques de légitimitéque de tels choix présupposent, l'action politique doiten effet trouver des moyens de mise en cohérence des intérêtsfragmentés présents localement et l'ingénierieinstitutionnelle décrite dans le détail par D. Kubleret S. Wälti en est un. Le principe de gouvernance ne suppléedonc pas les lacunes du principe représentatif, ces deuxprincipes étant en fait complémentaires, l'un privilégiantl'efficience et l'autre la démocratie.
A priori, la cinquième partie semble plutôt poursuivrele débat que le conclure, puisqu'elle réunit desauteurs rarement consensuels sur la question de la gouvernance,P. Le Galès et O. Borraz d'un côté, P. Durande l'autre. Pourtant, contre toute attente, ces trois auteursarrivent à une conclusion comparable permettant au lecteurde ne pas rester au milieu du gué de la gouvernance. Synthétisantles termes de la discussion, P. Duran explique que la confusiond'usage autour de la notion de gouvernance est étroitementliée au non choix entre deux ambitions scientifiques distinctesdans l'analyse de l'action publique, l'une privilégiantl'action collective et l'autre l'action politique. Comme le ditcet auteur, " construire des concepts exige toujours deschoix précis de perspective d'analyse et que l'on s'y tienne" (374). Par des chemins différents, les trois auteursmontrent que l'intérêt de la gouvernance est dansle regard nouveau qu'elle porte sur la sphère politique.Le Galès et Borraz proposent de réunir deux notionstraditionnellement opposées, le gouvernement et la gouvernance,dont les raisonnements différent mais dont les objets sontfinalement très proches : les modes de pilotage des territoires.En acceptant le postulat selon lequel la gouvernabilitédes territoires est une question spécifique, étudierles mécanismes de gouvernance amène inéluctablementà réfléchir à " l'élaborationd'une théorie moderne de gouvernement " (Duran, Paris,1999), partant de l'analyse des mécanismes de coordinationpour réfléchir à la responsabilitépolitique contemporaine ou, pour reprendre le titre de cet ouvrage,partant de l'analyse de la coopération, pour réfléchirà la nature des formes contemporaines de la légitimitépolitique.
Sciencesde la Société n° 58 - février 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
SOCIOLOGIE

Christian MOREL,Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicalespersistantes, Paris, Editions Gallimard, coll. Bibliothèquedes sciences humaines, 2002, 309 p.

Recensionpar Philippe JEANNIN, Professeur deSciences économiques, LERASS, Universitéde Toulouse 3-IUT de Tarbes (n° 58, fév. 2003)

L'absurde. On pense à Albert Camus,à Samuel Beckett. L'absurde, c'est ce doute de l'homme,mais que l'homme transforme en révolte et en création.L'absurde concerne aussi la théorie de la décision,très enrichie par les économistes, même s'ilsla cantonnent dans une approche étroitement économique.Du côté des sciences de gestion, que nous expliquentles modèles élémentaires de la décision? Que la décision est rationnelle, organisationnelle, politique,aléatoire.
Dans le modèle rationnel, la décision est assimiléeau raisonnement d'un acteur unique qui maximise le résultatde ses fins en évaluant tous les moyens dont il dispose.Selon le modèle organisationnel, la rationalitéde l'individu est limitée et influencée par l'organisation.Pour le modèle politique, l'organisation est un ensemblede joueurs qui ont leurs intérêts et leurs objectifspropres et dont les décisions sont influencées pardivers jeux de pouvoir, comme la coalition et la ruse. Le modèlede la poubelle (Cohen, March et Olsen) est fondé sur lecaractère fortuit de la rencontre entre des problèmes(en suspens) et des solutions (toutes prêtes)
Christian Morel, dans son ouvrage, ne fonde-t-il pas un nouveaumodèle de décision, celui de la décisionabsurde ? Pour lui, est absurde la décision qui résulted'un choix radicalement erroné et persistant contre lebut poursuivi. Il ne s'agit pas de la décision erronéeou médiocre. Et aux incrédules, l'auteur assèneune quinzaine d'exemples, tous percutants (19-54). Comme celuide ces deux bateaux qui se sont heurtés par une nuit claireen 1972 dans le golfe d'Oman : leurs routes, presque parallèlesà un mille nautique (1,5 km environ) l'un de l'autre nedevaient pas se croiser, mais l'un des bateaux a estiméqu'ils devaient se croiser par bâbord, selon les règles,et non par tribord, comme ils avançaient. Il va de soique l'absurdité d'une décision se mesure par rapportà la rationalité de l'individu ou du groupe quiprend cette décision. Souvent, la rationalité noussemble relative. Par exemple, lorsqu'un Pape, au VIèmesiècle, ordonne une grande procession à Rome contrela peste, alors que l'épidémie y sévit, ilprend une décision rationnelle. Mais cette rationaliténous paraît absurde, puisque cette procession a favorisél'extension de l'épidémie ! Alors que la logiquesuivie par le bateau qui a décidé de se dérouterest réellement absurde : si aucune décision n'avaitété prise, le naufrage n'aurait pas eu lieu.

La décision absurde résulted'un " bricolage cognitif ". Cette expression rassembletous les processus intellectuels contre-logiques. Dans le casde la collision de bateaux, chacun s'est trompé sur lesintentions de l'autre, le bateau qui a viré par tribordestimant que l'autre allait faire de même, tandis que cedernier pensait que l'autre ne modifierait pas sa trajectoire.Ce raccourci intuitif se révèle être un piége.Comme dans cette scène convenue, deux piétons quis'avancent l'un vers l'autre, s'écartent ensemble du mêmecôté avant de se heurter, alors qu'ils voulaients'éviter. D'autres enchaînements logiques défectueuxcaractérisent le bricolage cognitif comme l'illusion dela réalisation partielle (lorsqu'on se satisfait d'uneréalisation partielle de l'objectif recherché),ou le fait de considérer comme non aléatoire unévénement en réalité aléatoire.Si le bricolage cognitif flottait dans les limbes de la théorie,il ne conduirait pas à des catastrophes. Mais ce n'estpas le cas, et dans la vie quotidienne des humains et de leursorganisations, schémas cognitifs rudimentaires et calculsscientifiques peuvent être intimement liés chez unmême individu pour une décision déterminée.Ce qui s'explique peut-être par le fait que persistent chezl'individu, tout au long de sa vie, des processus de penséeenfantins généralement inhibés, mais jamaisdisparus.
Christian Morel termine les deux premières parties de sonouvrage par un regard nouveau sur la rationalité. Lorsquela décision erronée ou, pire encore, absurde, estprise par un seul individu (ou par un groupe mais " commeun seul homme "), c'est la rationalité de ce décideurqui est en accusation. La décision est mauvaise car nonrationnelle. Mais cette analyse ne tient pas, car elle conduiraità dire que telle décision est rationnelle tandisque telle autre ne l'est pas. En réalité, la rationalitéest multiple : la rationalité logico-mathématiqueest celle du calcul de l'ingénieur, la rationalitélimitée supérieure est celle du manager qui se trompe,et la rationalité limitée des schémas élémentairesest celle de schémas enfantins non révolus (157).La rationalité est, en outre, emmêlée : parexemple lorsque le décideur oublie sa formation d'ingénieurpour adopter un banal comportement d'imitation.
La décision absurde est aussi uvre collective. C'est lesujet de la troisième partie de l'ouvrage. L'approche del'auteur devient matricielle. Il combine trois rôles (lemanager, l'expert, le candide ­ ce tiers souvent absent, leconsommateur par exemple, ou l'opinion publique -) et cinq actions(produire, demander, suivre, être absent, s'opposer) pourune erreur. Nombre de cas sont décrits et illustrés.Grâce à ce trio de rôles, on échappeau sempiternel dualisme, souvent centré sur l'oppositiondirigeant-subordonné. Et on s'achemine vers des procédurescorrectives (192) : quand tel acteur est responsable de l'erreur,on donnera plus de poids à l'un des deux autres. Il enest de même pour les modèles de référence: c'est ainsi que si telle organisation technique a conduit àune catastrophe (la collecte de sang et la transfusion sanguineen France au début des années quatre-vingt), ellesera remplacée par un modèle hiérarchique(l'autorité publique centrale a accru sa maîtrisedu système de transfusion) Cette succession de modèlesdans une organisation a pu aussi être observée lorsqu'onpasse d'une situation de routine à une situation d'urgence1(195). A cet avantage de déboucher sur des solutions applicabless'ajoute ici une meilleure compréhension de la persistancedes erreurs : lorsqu'on s'érige soi-même en expert(le piège de l'auto-expertise), lorsque l'erreur n'estpas reconnue comme telle (la difficile traduction) ou lorsqu'onne peut mobiliser une expertise extérieure (l'impossibleimmixtion), ou encore lorsque la coordination n'est pas organiséeou mal structurée (les piéges de la coordination),alors la persistance de l'erreur est assurée.
Au total, pour notre auteur, qui est responsable des ressourceshumaines chez Renault, une enquête subtile, caustique ettrès pédagogique, par les exemples qui courent dansle livre, même si un chercheur confirmé y verraitsouvent des répétitions. Une contribution de rechercheaussi, dans lequel la " machine " de la décisionabsurde est finement démontée. Mais surtout un ouvragequi fonde le modèle de la décision absurde, en remontantsoigneusement chaque pièce de cette machine. De sorte qu'àla fin la décision absurde est celle qui perd tout senspar rapport à son intention de départ ; c'est l'explicationtéléologique de la décision absurde.
On devine enfin quelles ressources pourrait tirer Christian Morelde l'étude de l'éventualité absurde. Ce àquoi s'emploie Jean-Pierre Dupuy dans son dernier ouvrage2 : denombreuses catastrophes, longue en est la liste, comme la tragédiedu 11 septembre 2001 aux États-Unis, semblaient absurdes.Elles étaient pourtant possibles. Elles sont devenues réelles.Nous devons donc veiller à ce que ces tragédiesne se réalisent pas, mais si nous y parvenons, ces tragédiesn'ont plus de réalité, " puisque la catastrophe,ne pouvant trouver place dans l'ensemble vide des possibles nonréalisés, disparaît dans le non-être" (201)...
Sciencesde la Société n° 58 - février 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
LIVRE

Pascal FOUCHÉ, Daniel PÉCHOIN,Philippe SCHUWER, dir., Dictionnaireencyclopédique du livre, vol. I (A-D), Paris, Éditionsdu Cercle de la Librairie, 2002, 900 p.

Recensionpar Luc MARCO, Professeur de Sciences de gestion, Universitéde Paris 13 (n° 58, fév. 2003)

Le livre, cette illusion de papier, est-ilmort ou en voie de disparition ? Pour répondre àcette question délicate, plus de 340 auteurs se sont rassembléspour produire un produit mixte, à la fois dictionnaireet encyclopédie. Ils ont été aidésen cela par trois directeurs et cinq responsables scientifiques(Pascal Fouché, Jean-Dominique Mellot, Alain Nave, MartinePoulain et Philippe Schuwer). Le grand historien de la presseet du livre Henri-Jean Martin donne ici une préface quifera date. Cette vaste entreprise doit comporter trois ou quatrevolumes. Le premier nous est livré dans une belle boitecartonnée et sous un format A4 fort pratique pour la photocopie! Pour qui aime les dictionnaires, celui-ci ne déparerapas une bibliothèque déjà bien fournie enla matière.
Il faut noter dès l'abord la richesse de l'iconographie,en couleur ou en noir et blanc, toujours bien choisie et qui esten elle-même un véritable voyage dans l'univers dulivre. Il y a toujours une illustration par page, ce qui en faitau moins un millier au total ! Les photographies sont nombreuseset donnent une actualité plus grande que les gravures oules cartes d'autrefois. Saluons donc le travail iconographiquede Martine Barruet et Marie-Gabrielle Slama.
Le contenu a été divisé en quatre grandsdomaines. L'histoire du livre et de l'édition a étécoordonnée par Jean-Dominique Mellot, conservateur en chefà la Bibliothèque nationale de France (service del'Inventaire rétrospectif des fonds imprimés). LaBibliothéconomie et la lecture sont organisées sousla houlette de Martine Poulain, conservatrice généraledes bibliothèques, directrice au département dela Bibliothèque et de la documentation (Institut nationald'histoire de l'art). Les arts et industries graphiques dépendentd'Alain Nave, éditeur, auteur et conseil en édition.Enfin l'édition contemporaine est mise sous la tutellede Pascal Fouché, historien et éditeur, et de PhilippeSchuwer, auteur et éditeur. L'ensemble a étérelu et révisé par le même Jean-DominiqueMellot.
Devant l'impossibilité de résumer ici l'ensembledes articles, nous avons butiné en fonction de nos centresd'intérêt d'historien de la presse d'économieet de gestion. Le premier article qui nous a séduit estcelui consacré aux almanachs, ces calendriers et annuairesancêtres de nos sites internet ! Le deuxième articleest celui des " ana ", ces petits recueils impriméscomposés de réflexions et de bons mots d'un auteur; le plus connu fut le " Ménagiana " de MonsieurMénage en 1693. Le troisième article est logiquementcelui consacré aux annuaires ! Une histoire des annuairesde marchands et d'industriels serait fort distrayante. Le quatrièmearticle concerne les archives d'éditeurs, car sans archivespas d'histoire novatrice. Le cinquième article a traità l'auteur-éditeur, ce personnage étrangequi refuse d'aller quémander un imprimatur aux éditeursinstallés. Le sixième est l'histoire de la maisonBerger-Levrault, grand éditeur administratif françaisdepuis deux siècles. Le septième définitla bibliothéconomie, cette science de l'organisation desbibliothèques dont l'origine remonte à Gabriel Naudéen 1627. Le huitième décrit les bibliothèquesspécialisées car il y a toujours un nouveau lieuà découvrir. Le neuvième donne la clédes biographies, cet art du récit de la vie d'autrui (oude soi). Le dixième rappelle l'histoire de la maison Calmann-Lévy.Le onzième rend compte du capitalisme d'édition,c'est-à-dire de l'ouverture du marché aux lois ducapitalisme financier durant les XIXe et XXe siècles. Ledouzième rend hommage au grand mécène quefut Andrew Carnegie (1835-1919). Le treizième analyse ledomaine des cd-roms. Le quatorzième retrace l'évolutiondu commerce du livre ou marketing de l'édition. Le quinzièmedéfinit le commis de librairie, cet agent de base de lagestion de l'édition. Le seizième décritla maison Dalloz (spécialisée en droit). Le dix-septièmeest " dépréciation du stock " (le tempspasse). Le dix-huitième se mange la queue : c'est le mot" dictionnaire ". Le dix-neuvième concerne lamaison Dunod, plus vieille entreprise spécialiséedans la gestion. Le vingtième est la notice consacréeà Victor Duruy (1811-1894), le grand historien libéraldéfenseur des librairies françaises.
L'ouvrage se termine sur un précis du code typographiquequi peut servir pour corriger nos propres livres. La bibliographiecouvre 49 pages. Les listes d'ouvrages et d'articles sont limitéesmais très intéressantes. Les crédits photographiquesterminent cet ensemble impressionnant. L'ouvrage intéresseratout intellectuel curieux du monde des livres. La parution dudeuxième volume devrait survenir courant 2003 : suite auprochain numéro. Le livre n'est pas mort puisqu'il survitencore dans de tels dictionnaires encyclopédiques !
©Sciences de la Société n° 58 - février2003