Notes de lecture du numéro 59 - mai 2003

Patrick BAUDRY, Claude SORBETS, André VITALIS, dir., La vie privée à l'heure des médias
, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, 2002.
Michel WATIN, coord., Communication et espace public ­ Univers créoles 1, Paris, Anthropos, 2001.
André CHOMEL, dir., Coopération et économie sociale au «second XXe siècle» : Claude Vienney (1929-2001), Paris, L'Harmattan, coll. Les Cahiers de l'Économie Sociale», n° 1, 2002.
Franklin ALLEN, Douglas GALE, Comparing financial systems, First mit Press, 2001.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
INFORMATION-COMMUNICATION

Patrick BAUDRY, Claude SORBETS, André VITALIS, dir., La vie privée à l'heure des médias, Presses universitaires de Bordeaux, Pessac, 2002, 197 pages.

Recension par Marlène COULOMB-GULLY, Professeur de Sciences de l'information et de la communication, LERASS-Université Toulouse 3 (n° 59, mai 2003)

L'inflation des émissions dites de « télé-réalité » où des anonymes développent devant des millions de téléspectateurs les aspects les plus intimes de leur vie, l'usage des téléphones portables en public qui rend tout un chacun témoin de conversations à caractère parfois très privé, les débats récurrents autour du droit à la photographie ou l'exploitation médiatique des éléments les plus personnels de la vie de « stars » du showbiz ou du monde politique, avec ou sans leur consentement, placent la question de la médiatisation de la vie privée au cur des débats de société actuels. Il était important qu'au-delà des anathèmes et des jugements à l'emporte-pièce dont cette question fait trop souvent l'objet, une réflexion scientifique lui fût accordée. Le sujet suscite cependant l'intérêt depuis un certain temps déjà, comme en témoignent d'ailleurs les ouvrages régulièrement mentionnés par les contributeurs au présent recueil ; ainsi du précurseur Richard Sennet, avec Les tyrannies de l'intimité (Paris, Le Seuil, 1979), en première place au hit parade des auteurs ici cités, ou de la somme que constitue l'Histoire de la vie privée, coordonné par Philippe Ariès et Georges Duby (Paris, Le Seuil, publication échelonnée de1985 pour le premier tome, à 1987 pour le cinquième) ; citons aussi, en ce qui concerne plus particulièrement la télévision, l'ouvrage de Dominique Mehl, La télévision de l'intimité, (Paris, Le Seuil, 1996) ainsi que la remarquable étude d'Eliseo Véron « Le séjour et ses doubles : architectures du petit écran » (Temps libre, n°11, 1984).
La perspective ­ et c'est là, en même temps qu'un des points forts de l'ouvrage, l'une de ses originalités ­ est délibérément interdisciplinaire, puisque la quinzaine de contributions ici réunies rassemble historiens, sociologues, politologues, juristes et spécialistes des médias. L'ouvrage se divise en quatre parties qui, même si la répartition des contributions à l'intérieur de chacune d'entre elles est parfois contestable, permettent une appréhension large du problème. Après une introduction substantielle, la première partie, intitulée « La mise en visibilité de la vie privée par les différents médias », rassemble des contributions portant sur la presse, la télévision et Internet, ainsi qu'un article d'Antoine Prost dont le corpus d'analyse inclut magazines, radio et télévision et qui, abordant cette question du point de vue de Sirius ­ ou en tout cas de l'historien ­, s'ouvre sur une observation qui peut sembler paradoxale selon laquelle la définition même de la vie privée a aujourd'hui tendance à se faire plus extensive et sa protection plus rigoureuse qu'auparavant. La seconde partie porte sur « Le flottement des frontières entre public et privé », à propos desquels il est démontré que les analyses en terme d'oppositions simples ne peuvent rendre compte de la complexité des liens entre ces deux réalités, intrinsèquement liées. Signalons, en particulier, une étude très éclairante sur les usages du téléphone mobile supposé assurer la « continuité médiatique » dans un monde caractérisé par sa fragmentation et la dispersion géographique. « Jeux de face et de profil des hommes politiques », tel est le titre de la troisième partie dont la problématique (publicisation de la vie privée) a déjà été partiellement abordée dans des articles antérieurs. Il s'agit là d'un domaine largement et anciennement investi par la critique, depuis Aristote ou Machiavel, tant cette question est centrale pour la représentation politique, mais que chaque génération pose, bien sûr, dans les termes qui lui sont propres. On lira avec intérêt l'analyse du rôle des journalistes dans l'évocation de l'intimité des personnalités politiques, dans les arguments qu'ils mobilisent pour justifier leur recours à la vie privée (comme dans la professionnalisation de la communication sur le privé), ainsi que dans leur progressif effacement en tant que médiateur de la parole du politique sur le privé. Signalons aussi la stimulante étude effectuée sur la réception comparée de l'affaire Clinton/Levinski aux États-Unis et des démêlés judiciaires de Jacques Chirac en France. Au terme de celle-ci, l'auteur conclut sur la relativité des murs politiques qui renverraient à des conceptions différentes des distinctions entre vie privée et vie publique. Ces différences seraient elles-mêmes révélatrices d'un clivage entre sociétés occidentales holistes, pour lesquelles le tout étant différent de la somme des parties, un individu peut être immoral dans sa vie privée et bon homme d'État ; tandis que les sociétés individualistes (d'obédience plutôt protestante) ne distinguent pas l'acteur de la personne. La quatrième partie aborde des questions comme celle du conflit entre respect de la vie privée et devoir d'informer, que les actuelles techniques de communication rendent de plus en plus faciles, conflit compliqué par le positionnement souvent ambigu des personnalités concernées, qui jouent de l'exhibition de leur intimité tout en revendiquant sa protection. La question des intérêts commerciaux considérables engagés dans ces opérations n'est pas non plus oubliée, intérêts face auxquels la dimension éthique pèse peu. Cette « barbarie douce », caractéristique de l'époque contemporaine rend nécessaire la mise en place de contre-pouvoirs sans que ceux-ci apparaissent de façon très convaincante .
Au terme de cette lecture, on retiendra le caractère fluctuant de la partition privé/public à travers le temps, qui nous rappelle que ce que nous considérons parfois comme une atteinte insoutenable à notre vie privée a pu être considéré dans d'autres temps comme allant parfaitement de soi. On soulignera aussi le refus bienvenu d'abonder trop facilement le paradigme de la déploration qui conduirait à ne voir dans les évolutions contemporaines que des éléments négatifs au regard de la liberté et du respect de l'individu, la lecture des divers articles donnant au final un sentiment nuancé, et somme toute équilibré, sur les gains et les pertes, pour l'homme, des évolutions contemporaines.
© Sciences de la Société n° 59 - mai 2003

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
INFORMATION-COMMUNICATION

Michel WATIN, coord., Communication et espace public ­ Univers créoles 1, Paris, Anthropos, 2001.

Recension par Marlène COULOMB-GULLY, Professeur de Sciences de l'information et de la communication, LERASS-Université Toulouse 3 (n° 59, mai 2003)

Disons-le d'emblée : Communication et espace public ­ Univers créoles 1 est un très bon ouvrage, et ce pour diverses raisons. D'abord parce qu'il constitue une excellente introduction à des questions centrales pour tous ceux qu'intéresse le champ de l'info-com. Ensuite parce qu'il nous initie à ce monde à la fois proche et lointain, si semblable et différent du nôtre qu'est la société réunionaise, où se côtoient et parfois se percutent tradition et modernité. Enfin la notoriété des auteurs, parmi les plus compétents dans le domaine qui est le leur, est une garantie de qualité d'autant plus précieuse que les questions ici abordées sont à la fois complexes et essentielles.
Les trois premiers chapitres sont conçus comme des éléments de « cadrage », des points de repères théoriques et méthodologiques concernant les processus de communication en général. Yves Winkin, après avoir présenté une réflexion désormais classique et néanmoins utile sur les divers sens du terme « communication » et les principaux modèles (mathématique et orchestral) qui permettent de rendre compte des pratiques communicationnelles, s'attache à analyser et à nous faire vivre, à travers des exemples concrets, « la pratique du terrain par l'ethnologue ». Faire surgir « des différences qui font une différence » ­ une différance ? ­, conjuguer « savoir vivre, savoir voir et savoir écrire », surmonter « l'insupportable duplicité » que vit parfois l'ethnologue se sentant coupable d'instrumentaliser son rapport à l'autre, pointer les limites de la scientificité de la démarche, autant d'éléments ici finement analysés.
Dans « Rhétorique et argumentation », Philippe Breton, partant de la naissance de la rhétorique dans le cadre de la démocratie grecque, nous permet de suivre son évolution, les diverses définitions dont elle a pu faire l'objet et, sur la base d'exemples précis, nous conduit dans le repérage des grands types d'arguments non sans nous rappeler, toujours, le lien qui doit exister entre éthique, rhétorique et politique.
Michel Watin, par ailleurs coordonnateur du présent ouvrage, intitule le dernier chapitre de cette première partie « L'espace public ». Rarement expression a fait l'objet d'autant d'appropriations diverses et parfois contradictoires, depuis notamment le célèbre texte de Habermas qui en a consacré l'usage. Avec un grand souci pédagogique, l'auteur expose et confronte les principales définitions qui ont pu en être données et clôture sa réflexion sur les enjeux actuels de l'espace public.

Les articles de la seconde partie conjuguent l'exposé théorique de quelques champs particuliers de la communication avec leur application au cas réunionnais. Ainsi de « la communication sociale médiatisée », dont Jackie Simonin présente diverses définitions possibles (approche structuraliste, variationniste, interactionniste, etc.), ainsi que les outils mobilisés pour un travail de description opératoire. L'analyse concrète de quelques interactions médiatisées (Télé-doléances sur Télé-FreeDom) permet, entre autres, de mesurer la tension entre le cadre de référence traditionnel, fondé sur la connaissance interpersonnelle et l'usage éventuel de la langue créole, et les caractéristiques de la modernité où priment anonymat et usage standard du français, sinon du français standard. Insistant sur les différences entre les journalismes français et anglo-saxon, Erik Neveu et Bernard Idelson retracent les grandes lignes des principaux débats soulevés par « les médias de masse » : leur fonction politique dans l'espace public, la définition du métier de journaliste, les caractéristiques du discours journalistique, la bipolarisation entre tabloïds et presse « sérieuse » et la question de l'influence des médias dont les auteurs rappellent les principales théories avant de souligner l'importance actuelle des travaux portant sur la sociologie du journalisme. La succincte monographie concernant la situation de la presse, de la radio et de la télévision à La Réunion souligne que les mutations ailleurs vécues sur des échelles séculaires, se sont ici produites durant ce dernier quart de siècle, faisant passer l'Île sans transition de la Plantation à l'ère post-industrielle. Dans « La réception sociale de la télévision », Serge Proulx et Eliane Wolff effectuent en premier lieu un état des savoirs sur cette question complexe et très controversée (travaux positivistes de l'École de Colombia vs tradition critique de Birmingham, fracture instaurée par les travaux de Stuart Hall, articulation d'une approche sémiologique et d'une analyse empirique où le « lector in fabula » devient « téléspectateur réel », tradition ethnographique, etc.). La seconde partie de l'article, plus expérimentale, à travers l'analyse de situations de terrain concrètes, met en valeur le rôle d'apprentissage social que permet la télévision. Rappelant les fondamentaux de la vie politique moderne, Jean Mouchon et Jackie Simonin, soulignent le caractère très récent, au regard de « la communication politique », du marketing politique, du primat du modèle publicitaire sur lequel il s'appuie et de la télévision, et pointent les caractéristiques de ces techniques et les dangers qu'elles recèlent au regard d'une certaine éthique. L'analyse des élections cantonales de 1994 et du premier débat télévisé lors d'une élection législative partielle de 1996 permet d'apprécier la spécificité réunionnaise. Dans « Communication et territoire », Françoise Massit-Folléa pose la question du passage d'un espace géographique au statut de territoire, avant d'analyser la redéfinition du territoire sous l'effet des ntic et les nouveaux paradoxes qu'elles engendrent dans les échelles et l'emboîtement des divers espaces, paradoxes dont certains sont parfaitement illustrés par la situation propre à La Réunion. Les notions de « cultures et communications appliquées à l'entreprise », par Nicole d'Almeida, donnent lieu à une vaste recension où les approches présentées, selon l'auteure elle-même, « peuvent déconcerter par leur nombre et leur variété » (210). En revanche, la partie consacrée à la question réunionnaise est passionnante. À partir de l'analyse de deux conflits, entre planteurs traditionnels et usiniers au sein de l'activité sucrière, entre Danone, acteur métropolitain et l'opérateur réunionnais Sorelait, au sein de l'activité sucrière, elle met en valeur les oppositions structurantes et les paradigmes sur lesquels ils se fondent. « La recherche en information et communication dans les départements français d'Amérique » est abordée par Bruno Ollivier et Olivier Pulvar. Ils font l'état des travaux existants, caractérisés par le caractère très minoritaire de l'approche « info-com » au regard des objets d'étude eux-mêmes (travaux sur la bd, la presse, etc.) et ouvrent quelques pistes qui leur semblent prometteuses pour l'info-com dans ces milieux.

« Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous » disait fort justement Hugo dans sa Préface aux Contemplations. Qu'on ne s'y trompe pas : ce regard sur l'autre par le biais de l'interrogation sur la société réunionnaise est aussi une réflexion (à tous les sens du terme) sur nous. Il nous conduit à nous réinterroger sur le passage, il n'y a pas si longtemps que cela, à notre société « occidentale post-moderne » (!), avec des résistances encore vives aujourd'hui et qu'on peut lire et vivre, notamment dans certaines de nos régions où la situation de diglossie avec tout ce qu'elle révèle et entraîne n'est pas sans rappeler la situation de l'Île. En somme, Communication et espace public ­ Univers créoles 1 est un « manuel » au sens noble du terme, c'est-à-dire à la fois synthèse exigeante sur des problématiques centrales et ouverture sur des univers moins connus, manuel que tous, étudiants et enseignants en info-com devraient absolument avoir lu.
© Sciences de la Société n° 59 - mai 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
ÉCONOMIE SOCIALE

André CHOMEL, dir., Coopération et économie sociale au «second XXe siècle» : Claude Vienney (1929-2001), Paris, L'Harmattan, coll. Les Cahiers de l'Économie Sociale», n° 1, 2002, 160 pages.

Recensionpar Luc MARCO, Professeur de Sciences de gestion, Université de Paris 13 (n° 59, mai 2003)

Ce petit livre est en fait un volume d'hommage pour l'un des fondateurs de l'économie sociale en France : Claude Vienney, enseignant-chercheur à l'Université Paris I­Panthéon-Sorbonne. Il constitue le premier tome d'une collection s'intéressant aux thèmes majeurs de l'économie sociale et de l'économie solidaire. Elle a été créée par l'Institut de l'Economie Sociale (ies, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris) et travaille en collaboration avec la Revue Internationale de l'Economie Sociale. C'est donc tout le réseau des économistes issus de la tradition coopératiste initiée par Charles Gide en son temps qui est sollicité. Claude Vienney a été l'un des « passeurs » de cette tradition, grâce à son apprentissage avec les grands théoriciens de ce courant (Henri Desroche, Georges Lasserre, Georges Fauquet).
L'ouvrage se compose de quinze chapitres comprenant notamment : un avant-propos intitulé « Penser la coopération dans un contexte transformé » (Jacques Moreau) ; une introduction en diptyque avec « A la rencontre de Claude Vienney » (André Chomel) et « Sur la double filiation de nos recherches du XXIe siècle : Claude Vienney et Henri Desroche » (Jean-François Draperi) ; un entretien de « Claude Vienney par lui-même » (recueilli par André Chomel et Marie-Claire Malo) ; dix témoignages français et canadiens (Danièle Demoustier) ; « Une lecture québécoise : une uvre qui transcende les époques » (Marie-Claire Malo) ; « Coup de cur avec le Québec : un compagnonnage à longue portée » (Benoït Tremblay) ; « L'héritage d'un nécessaire dispositif théorique pour les coopératives » (Richard Payres) ; « Entre un combat syndical à l'Université et le lancement de l'adess » (Edith Archambault) ; « Claude Vienney, un enseignant et un formateur d'adultes. Une politique d'éducation pour les coopérateurs, les syndicats et les développeurs » (Maurice Parodi) Enfin, suit la liste des ouvrages et articles de Claude Vienney (94 références) et celle des premiers souscripteurs de l'ouvrage : 58 individus, 32 organisations et entreprises d'économie sociale, et 12 établissements de recherche et de formation.
En dehors des témoignages de première main, mais qui semblent avoir été rédigés à chaud sans trop de recul (d'où la brièveté de l'ouvrage), le plus intéressant semble bien être l'entretien avec l'auteur lui-même, réalisé avant son décès. S'en dégagent des éléments intéressants pour les historiens de la période, aussi bien sur l'économie sociale que sur la création des corps d'enseignants du supérieur. Une histoire comparée des syndicats universitaires de cette époque serait aussi très intéressante à tenter à partir de ce témoignage qui retrace le combat des partisans du sgen-cfdt. Il faudrait retrouver les archives des autres syndicats (snesup, Fédération Autonome, etc.) et constituer une banque d'archives orales pour obtenir une première synthèse. Ici se trouvent des éléments très pertinents sous plusieurs éclairages, français ou canadiens. Une histoire issue de l'intérieur des syndicats de l'enseignement supérieur semble possible à entreprendre. Il ne manque peut-être que le courage intellectuel de dépasser les querelles idéologiques de terrain
Le problème, avec les livres d'hommage, c'est que l'auteur n'est souvent plus là pour les lire ! Cela est dommage car, publiés du vivant du principal concerné, le risque d'erreurs ou d'omissions dans les témoignages serait grandement réduit. Ici la diversité des contributeurs et la sympathie qui se dégage y remédie. Une grand voix s'éteint et c'est le silence jusqu'au moment où les secrètes influences décident une nouvelle voix à s'élever. Il s'agit souvent d'une jeune personnalité qui s'approprie alors l'héritage de l'ancêtre ; c'est pourquoi les livres d'hommage auront toujours un grand intérêt de révélateurs de vocations. C'est tout le mal que nous souhaitons au présent ouvrage, qui pourra intéresser aussi bien les historiens du vingtième siècle que les économistes du social.
© Sciences de la Société n° 59 - mai 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
LIVRE

Franklin ALLEN, Douglas GALE, Comparing financial systems, First mit Press, 2001.

Recension par Hélène INTRATOR, MCF de Sciences économiques, Université de Rouen (n° 59, mai 2003)

L'analyse comparée des systèmes économiques est toujours une entreprise certes exaltante, mais délicate pour le ou les auteurs qui s'y consacrent. Les écueils à éviter sont de deux ordres : d'une part, l'absence de fil directeur, d'autre part, l'ethnocentrisme. La première difficulté de l'exercice réside dans ce que l'analyse se résume (trop) souvent à une description détaillée des systèmes, l'un après l'autre, sans que le lecteur sache véritablement ce que l'auteur désire montrer. A l'opposé, la comparaison thème par thème peut également nuire à la clarté de l'exposé. L'équilibre n'est pas évident à trouver et nécessite un grand savoir-faire. La deuxième consiste à comparer un système (ici les systèmes financiers) par rapport au sien, considéré comme l'étalon de mesure des autres. Il n'est pas nécessairement le meilleur dans l'absolu, mais il est forcément le mieux connu, celui avec lequel l'auteur est le plus à l'aise, et par rapport auquel les comparaisons internationales et les critiques sont le plus facilement mises en évidence. Il est souvent difficile de prendre le recul nécessaire afin d'envisager le plus scientifiquement possible tous les aspects du problème. Nous retrouvons-là le critère popperien des sciences « dures » par rapport aux sciences « molles » dont la science économique ferait partie.
La science économique est dominée par la pensée américaine à un tel point, que ce recul indispensable s'avère parfois très difficile. Et il faut rendre hommage à ces auteurs américains d'avoir su éviter ce travers. La première partie de l'ouvrage compare les différents systèmes financiers développés sans a priori négatif à l'égard des pays très éloigné du « modèle » américain (France, Allemagne, par exemple). Bien mieux, les auteurs soulignent même que l'efficacité dans l'allocation optimale des capitaux ne vient pas d'une voie unique. Certes, la finance directe dans un cadre concurrentiel fort et la présence de marchés de capitaux importants peuvent permettre d'atteindre cet objectif. Mais une économie d'endettement avec une intervention publique réelle ne l'empêche pas non plus. La réalité n'est jamais conforme aux hypothèses de base des modèles théoriques : la concurrence pure et parfaite est une abstraction, les marchés sont imparfaits. En conséquence, il faut des mécanismes pour gérer ces imperfections : asymétrie d'information, imperfection des marchés (qui ne sont pas intertemporels à l'infini), aléa moral. Lorsque les marchés sont imparfaits, les autorités doivent négocier avec plusieurs objectifs tels l'efficience de l'allocation des capitaux et la stabilité des systèmes financiers. Une économie d'endettement laisse aux établissements financiers l'aptitude de l'allocation des ressources. Les imperfections de l'information (asymétrie, aléa moral) sont internalisées par ces organismes. Ce n'est pas forcément nocif pour l'efficience car les intermédiaires financiers peuvent développer des relations privilégiées et de long terme avec leur client, mettre en place des procédés de collecte de l'information (méthode des scores, datawarehouse) diminuant ainsi les asymétries d'information. Une économie de marchés de capitaux délègue aux marchés financiers et à la concurrence qui y règne (ie la circulation de l'information la plus large possible) ces fonctions. Ces deux formes se valent : « In the end, it is not a question of markets versus intermediairies but rather of markets and intermediaries [] there is no theoretical presumption that intermediated systems are inferior » (21).
Les chapitres 1 à 5 de l'ouvrage décrivent les différents aspects des marchés financiers développés : l'historique, les caractéristiques actuelles des institutions et des marchés, les aspects du gouvernement d'entreprise, pour conclure à l'imperfection des marchés. Les deux autres parties cherchent à montrer que les intermédiaires financiers (chapitre 6 à 10), les entreprises (chapitres 11 et 12) permettent de compenser ces imperfections. Ceci rend toute comparaison qualitative délicate entre les systèmes.
Le livre ainsi construit trouve sa logique interne. Les méthodes employées sont plurielles. La première partie est la plus littéraire, mais aussi la plus cafouilleuse. Il faut connaître les systèmes financiers évoqués pour comprendre le propos. Le lecteur se trouve souvent déconcerté par la rapidité des descriptions. Les deux autres parties sont davantage maîtrisées et exposent les principaux modèles théoriques relatifs à l'allocation optimale des ressources par les établissements financiers et les entreprises. Ces modèles donnent une place centrale à l'information disponible et les conséquences de ses caractéristiques sur les équilibres obtenus : l'information est imparfaite, coûteuse, asymétrique, et parfois erronée. Autant de facteurs qui perturbent le fonctionnement des marchés et ne les rendent pas nécessairement plus efficaces qu'un système intermédié, dans lequel les établissements financiers tissent des liens étroits avec leur clientèle. Ces relations privilégiées permettent de collecter l'information au meilleur coût et d'améliorer l'allocation du capital et la gestion des risques de ces institutions. Le système américain est fort justement opposé au système allemand. Les auteurs nourrissent manifestement une certaine admiration vis-à-vis de la « Hausbank » et de ce qu'elle implique en matière de gouvernement d'entreprise notamment. En effet, l'existence d'une « banque maison » constitue le point d'ancrage de l'entreprise dans sa gestion financière et économique courante. La fonction de la banque dépasse largement le simple octroi de prêt et la gestion des comptes de l'entreprise. La prise de participation de la banque, le cumul des blancs-seings des petits actionnaires, suggère un devoir de conseil et de surveillance accrue. Ce qu'on appelle désormais le gouvernement d'entreprise et qui renvoie (entre autres) à la transparence des prises de décision dans le respect des droits des petits actionnaires, est une réalité depuis les années 1950 en Allemagne, tandis que les économies de marchés découvrent cette « éthique de gestion », dans les années 1970 seulement (pour les États-Unis). La méthode allemande reste suffisamment efficace pour que, même avec la réunification et les problèmes économiques engendrées par celle-ci, le système bancaire allemand ne ressente pas le besoin d'une mutation structurelle vers une économie de marchés de capitaux. Les récents scandales financiers (Enron) n'autorisent pas les américains à se poser en modèle de transparence financière. Sans remettre en cause l'économie désintermédiée, les auteurs en prennent acte, et c'est là une grande nouveauté. Ils soulignent l'importance des traits culturels afférents à chaque pays, l'historique des situations financières et bancaires.
La lecture de cet ouvrage est riche d'enseignement et d'ouverture intellectuelle : la comparaison des systèmes financiers ne doit pas déboucher sur leur hiérarchisation. L'analyse doit utiliser les outils de la science économique (modèle économétrique d'allocation optimale des capitaux), mais aussi ceux de la gestion (théories de la firme et rôle du gouvernement d'entreprise). Il en résulte aussi une critique possible des politiques mises en uvre par le fmi et les États-Unis, en Europe de l'Est et au Japon, afin de restructurer les systèmes bancaires et financiers jugés inadaptés ou défaillants. Systématiquement, le modèle américain est dupliqué, sans tenir compte véritablement de l'environnement économique, historique et culturel des pays. Et la plupart du temps, ces solutions se soldent par un échec. Ce livre permet de mieux comprendre pourquoi.
© Sciences de la Société n° 59 - mai 2003