Notes de lecture du numéro 60 - octobre 2003

Francis JAURÉGUIBERRY, Serge PROULX, eds., Internet, nouvel espace citoyen ?, Paris, L'Harmattan, coll. Logiques sociales, 2002, 254 p.
Pascal FROISSART, La rumeur. Histoire et fantasmes, Paris, Éditions Belin, coll. Débats, 2002, 280 p.
Pascal LARDELLIER, Théorie du lien rituel : anthropologie et communication, Paris, L'Harmattan, 2003, 237 p.
Jacqueline PLUET-DESPATIN, Michel LEYMARIE, Jean-Yves MOLLIER, dir., La Belle époque des revues 1880-1914, Paris, Éditions de l'IMEC, coll. « In Octavo », 2002, 440 p.
Edward J. BALLEISEN, Navigating failure : bankruptcy and commercial activity in antebellum America, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2001, 322 p.
Jean-Philippe VIRIOT DURANDAL, Le pouvoir gris. Sociologie des groupes de pression de retraités, Paris, PUF, coll. Le lien social, 2003, 514 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
INFORMATION-COMMUNICATION

Francis JAURÉGUIBERRY, Serge PROULX, eds., Internet, nouvel espace citoyen ?, Paris, L'Harmattan, coll. Logiques sociales, 2002, 254 p.

Recension par Christophe ALCANTARA, Doctorant en Sciences de l'information et de la communication, LERASS-équipe Médiapolis, Université Paul Sabatier-Toulouse 3 (n° 60, oct. 2003)

Francis Jauréguiberry et Serge Proulx sont les éditeurs d'un ouvrage collectif, constitué de douze textes, rédigés par quinze auteurs. Le thème traite de la notion de citoyenneté mise en tension avec le développement actuel de l'Internet. La majeure partie des articles sont issus de communications faites lors du XVIème congrès international de l'Association internationale des sociologues de langue française (AISLF). La notion de citoyenneté développée dans l'ouvrage fait principalement référence au travail de Dominique Schnapper. Les auteurs se focalisent sur deux grandes dimensions pour penser la citoyenneté : la légitimité politique et le lien social. Ils souhaitent « interroger le phénomène Internet du point de vue de l'espace politique qu'il contribue à faire émerger ». Au niveau formel, aucun plan explicite ne structure l'ouvrage, mais une lecture attentive permet de dégager trois parties.

La première, constituée des trois premiers textes, traite de l'environnement « macro » du développement de l'Internet. Pour Serge Proulx, les médias et les TIC apparaissent comme une infrastructure essentielle de la mondialisation. Dans ce contexte, il émet l'hypothèse de solidarités citoyennes, expression de phénomènes identitaires qui peuvent conduire à l'émergence d'un acteur communautaire global qui serait le porte-parole de la société civile internationale. Pour prolonger ce cadrage, le texte de Dominique Wolton est une analyse critique du thème de la « fracture numérique », pierre angulaire de l'accès universel à Internet, condition nécessaire et non suffisante à l'éclosion d'une citoyenneté en ligne. Il dénonce les discours qui l'accompagnent en précisant que « l'Internet pour tous est un projet industriel, pas un projet politique ». Il insiste sur la nécessité d'un processus de socialisation de la technique. Éric Guichard propose une évaluation de cette fracture numérique sur la base d'un corpus constitué des archives de l'Internet et plus particulièrement des réseaux ip européens (RIPE). Son modèle d'analyse statistique tend à démontrer qu'il y a une corrélation positive entre la richesse des nations et leur appropriation de l'Internet. Autrement dit, le développement actuel de l'Internet tend à accroître les écarts entre pays riches et pays pauvres.

La deuxième partie comprend six textes qui sont des études, des enquêtes de terrain cherchant à apprécier les éventuelles formes de la démocratie en ligne. La variété des objets d'études permet d'apprécier le processus en amont et en aval de l'action participative en ligne. Dans sa contribution, Éric George, se pose la question de savoir si Internet est un espace public démocratique, au sens d'Habermas. Pour saisir la nature et la dynamique des échanges publics, l'auteur s'intéresse à l'application de la nétiquette sur des listes d'expression différentes traitant du même thème : l'altermondialisme. Ses observations mettent en lumière des modalités d'encadrement de l'expression en ligne ainsi que le rôle structurant de la technique dans les échanges. Ses conclusions sont très réservées sur la nature démocratique d'Internet.

Au-delà de la dynamique des échanges, quelles sont les formes de la démocratie en ligne ? Bernard Corbineau, Gérard Loiseau et Stéphanie Wojcik cherchent à répondre à cette question à travers une étude de la démocratie électronique municipale en France. Grâce à trois indicateurs de démocratie électronique, à la richesse de l'échantillon et à l'étude comparative menée sur les années 1999-2000, une constante se dégage : quel que soit le type de ville, les modalités d'expression et de participation aux débats locaux sont très limitées. Les auteurs avancent comme explication des facteurs qu'ils qualifient de conjoncturels (cadre juridique étroit) et des facteurs structurels (le temps des usages est plus long que le temps technique, les citoyens ont un goût très modéré pour les affaires publiques). Les conclusions de cette étude sont enrichies par les contributions successives de Duncan Sanderson et Andrée Fortin, Nadia Dillenseger, puis Viviane Le Fournier. Ces auteurs complètent l'analyse de ces pratiques citoyennes balbutiantes. En effet, Duncan Sanderson et Andrée Fortin étudient comment l'espace social se projette dans l'espace virtuel. Leurs observations et analyses montrent que la projection de l'espace géographique dans le cyberespace est marquée par une forme d'appauvrissement. Les sites web sont plus des lieux d'affirmation d'identités collectives et géographiques que des lieux d'échanges. Le même constat est réalisé par Nadia Dillenseger. Dans sa contribution, elle cherche à montrer que l'architecture et la dynamique d'un site web participent à la mise en scène de l'information. A travers une étude de cas très significative, elle arrive à la conclusion que le site web analysé n'est pas un lieu d'échanges et de discussion, il constitue un point de rencontre entre les acteurs identifiés du site. La contribution de Viviane Le Fournier nous éclaire sur la question de savoir comment est appréhendé le public par les éditeurs multimédia. La dernière contribution à cet ensemble est produite par Guillaume Latzko-Toth qui s'intéresse à la socialisation des jeunes à travers Internet. Il pose l'hypothèse selon laquelle Internet serait en voie de devenir un lieu alternatif et complémentaire de socialisation. La démonstration réalisée prend appui sur un « continuum de pratiques communicationnelles où les collectifs de pratiques oscillent entre le mode d'interaction médiatisé et le face à face ». Les jeunes, de par leurs pratiques innovantes de l'Internet, inventent et banalisent les usages de demain. Ce texte est une perception optimiste des usages en cours d'élaboration de la démocratie en ligne.

La dernière partie est une suite de trois « contributions significatives au nécessaire travail de théorisation interdisciplinaire de ces nouvelles pratiques engendrées par Internet ». Florence Millerand s'intéresse à la question des usages, à travers celle de l'appropriation des dispositifs communicationnels. Son travail la conduit à affirmer qu'il émerge une solidarité entre le dispositif et l'usager donnant leur forme aux pratiques observées. Luc Bonneville traite des représentations de la temporalité d'Internet à domicile. À partir de différents constats, il affirme que ces représentations reposent sur un « paradoxe représentationnel ». En effet, les utilisateurs d'Internet se caractériseraient par leur volonté constante « d'être à temps », mais simultanément, ils développeraient un sentiment d'appropriation face au temps. En dernier lieu, le texte de Francis Jauréguiberry est une contribution sur la notion d'identité. À partir des travaux de G. H Mead, l'auteur énonce que « le moi est décrit comme le produit de l'organisation interne des différents rôles sociaux (soi) d'un individu ». Fort de cette hypothèse, il affirme qu'Internet permet une expérimentation de soi par une manipulation identitaire, « en superposant une identité virtuelle à son identité sociale ». De son point de vue, Internet est donc un révélateur social, qui nous informe sur l'état de nos sociétés.

En conclusion, on peut affirmer que cet ouvrage est un bilan très riche. Il témoigne des pratiques actuelles ainsi que du travail de théorisation sur la citoyenneté en ligne. On peut cependant regretter dans la rédaction du livre un manque de clarté et l'absence d'un fil conducteur explicite qui permettrait de mieux relier les textes entre eux.
© Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
INFORMATION-COMMUNICATION

Pascal FROISSART, La rumeur. Histoire et fantasmes, Paris, Éditions Belin, coll. Débats, 2002, 280 p.

Recension par Jean-Thierry JULIA, MCF associé en Sciences de l'information et de la communication, LERASS-équipe Médiapolis, Université Paul Sabatier-Toulouse 3 (n° 60, oct. 2003)

Tout d'abord un slogan pour l'ouvrage, qui pourra dès lors être colporté par les plus facétieux : « Faites la rumeur, pas sa science ! ». Pascal Froissart, - que l'« on-dit » ? - jeune et impétueux maître de conférences en Sciences de l'information et de la communication, nous livre ici une critique, à la fois documentée et enlevée, « amusée » avoue-t-il, de ce qui, somme toute, pourrait ne constituer depuis une dizaine d'années et son pesant d'ouvrages, qu'illusion d'une prétendue « science de la rumeur »... C'est là sa thèse - remaniée et augmentée, soutenue pour son doctorat en 1999. Passée la station d'Orléans, le texte se montre dans l'air du temps : des crues (humides) de la Somme aux seringues infectées de nos salles obscures, l'avant-propos se pose - manoeuvre prolongée, actualité oblige - avec l'affaire de l'avion du Pentagone. Pour suivre, deux parties - et aussi deux mesures : l'« histoire » (au singulier, 68 pages et 3 chapitres) vient alors cautionner un second pan du livre, qui déroule fantasmes (au pluriel, 150 pages et 5 chapitres) et stigmatise la « pseudo-science » tant annoncée.

Le triptyque historique s'ouvre depuis nos jeux d'enfants et vieilles recettes - de bonne fame ?... - jusqu'au « théâtre radiophonique » d'Orson Welles en 1938, en passant par Virgile, Beaumarchais, Breton, Camus... et Delarue. Les médias la soutiennent, et quoiqu'indéfinissable : la rumeur est partout. Ou bien peut-être, veut-on la voir partout ?... Bruit, commérage, légende urbaine ou canular en guise de « rumeur d'aujourd'hui » ?... Psychanalyse, psychologie sociale, histoire, ethnologie sont conquises. Y aurait-t-il ici fumée sans feu ? D'humeur watzlawickienne, Froissart se fera fort alors de pressentir en chaque spécialiste la tentation de vouloir faire rumeur de tout bois et de voir à chaque instant la chose en ses objets. Aussi l'auteur, à des fins heuristiques, propose d'entendre par « rumorisme », l'inébranlable « volonté de croire », non pas en la rumeur, mais en son existence... (Mais n'est-ce pas là déjà - on le verra plus loin - mentionner un objet r qui ne désigne pas ce que le chercheur vise ?...). Ainsi en va-t-il du « plus vieux média du monde », qui n'en finit pas de s'afficher à la hausse : en effet, autour du vocable en question, et depuis ne serait-ce que le XIIe siècle, trois temps lexicométriques vont crescendo jusqu'au XXe. Rumeur des villes, rumeur sauvage, il est tout d'abord littéraire, pour trouver son étoile en 1902 dans les travaux de Stern et les démêlés judiciaires d'une psychologie du témoignage : ce sera l'acte de naissance de la notion moderne, promise au succès que l'on sait. Puis par la suite, de diffusion par voie de presse en raz-de-marée des sujets, jusqu'à ce qu'elle soit recyclée comme arme de guerre, ce n'est pas tant la rumeur qui enfle que le discours sur celle-ci, et qui explose littéralement à l'aube des années 1990.

Or donc, science ou pseudo-science ? Les développements qui suivent sont minutieux, le verbe argumenté, pour nous conduire à la lucidité : les sapeurs sont des pyromanes et les médias font les sirènes. Et pompent les chercheurs, et courent les théories... Froissart témoigne avec ardeur, de la « double impossibilité, théorique et pratique, d'étudier la rumeur », avant de dénoncer les trois axes du malaise : « acribie », exégèse et bon ordre idéel, de nos zélés « rumorologues ». Les premiers poussent au détail, épinglent les motifs... ; mais foin d'ornements, la rumeur ne fait assurément pas toujours dans la dentelle (entomologistes s'abstenir). Les seconds jouent les augures, quand ils voudraient nous faire prendre les récits pour des rengaines ; mais là encore, la rumeur se délite, ses sujets tout puissants étant rétifs à cette herméneutique (maïeuticiens, idem). Les autres enfin, qui ont l'absconse formule facile, se font embaumeurs des diversités et collaboreront par là à édicter les tables de la loi : mais la rumeur, qui garde toujours un pied dans le ruisseau, n'émarge plus depuis 1984 au ministère de la Vérité (adeptes du Khi-2, ibidem).

Alors face à un tel serpent de mer, nous faudra-t-il avec Froissart jeter l'alligator avec l'eau du bain, comme dans l'une des légendes urbaines évoquées ? Sans doute compterons-nous ici, d'un côté les tenants du bain à moitié plein, de l'autre ceux - avec l'auteur - du bain à moitié, voire, quasiment vide. À moitié plein : la science de Sisyphe, avec ses doutes et ses efforts, ses errements, et assurément aussi ses veaux d'or ; jusqu'au sursaut paradigmatique qui viendra se produire, avant reconstruction : foi de positiviste - ou de constructiviste -, avançons ! À moitié vide : la science des Danaïdes, la place du sujet, l'irréductibilité du sens, le « monde vécu », et au besoin l'incomplétude d'après Gödel : immanentistes, halte là !... Sur la question, seul le lecteur pourra être juge. Cependant - mais ce ne sera que purs ouï-dire et bavardages, pompiers qui plus est -, de telles dénégations et force démentis d'une « rumorologie » ne sauraient-ils attiser et in fine asseoir la chose ? On ne supprime bien que ce que l'on remplace (précepte et non proverbe...). Aussi, l'ouvrage impétrant - à simplement regretter que n'y figure point une bibliographie synthétique - est certes frais et croustillant ; et où l'on apprendra, avec plus ou moins de circonspection, que s'il est des crétins dans les Alpes, les gens de science sont aux États-Unis, que le E 124 était bien innocent, qu'Adjani a de vrais engagements artistiques, qu'on peut aujourd'hui décroiser les jambes (la castration est révocable), que le zoodiaque astrologique vaut bien abaques numériques, que Jung était faillible..., que « grande ville » égale « Paris », qu'Alfred Sauvy faisait des décalcomanies, et que Paul (McC.) n'est pas Pierre ou Jacques. Qu'on se rassure, et comme le laisse entendre l'auteur, la société des hommes est ainsi faite, le crédule peut dormir sur ses deux passoires... Et quant aux insomniaques : à lire absolument avant votre prochain dîner en ville !
© Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
INFORMATION-COMMUNICATION

Pascal LARDELLIER, Théorie du lien rituel : anthropologie et communication, Paris, L'Harmattan, 2003, 237 p.

Recension par Éric DACHEUX, Maître de conférences HDR en Sciences de l'information et de la communication, IUT de Roanne (n° 60, oct. 2003)

Cet ouvrage est consacré à l'étude du rite sous l'angle de l'anthropologie de la communication. Il se décompose en cinq chapitres. Le premier interroge et justifie en même temps le rapprochement entre anthropologie et sciences de la communication. Le second présente le rite comme « un objet scientifique total ». Le troisième chapitre, intitulé « Rite, médiation, communication », cherche à montrer l'articulation concrète de ces trois notions. Le chapitre 4 s'interroge sur les médias rituels, en particulier, la télévision, tandis que le cinquième et dernier chapitre formule des avancées théoriques et propose de nouveaux concepts (« spect-acteur », « double contrainte rituelle », etc.). Il n'y a pas de conclusion, mais une annexe qui ramasse en trois pages et douze points les propos de l'auteur fondant une « théorie du lien rituel ». Le tout est complété par un glossaire, une postface d'Alain Caillé, une bibliographie et un index.

Le sujet de l'ouvrage est passionnant car il rappelle que, même à l'heure d'Internet, le rituel politique tient une place majeure dans les démocraties. Et pourtant, le chercheur reste sur sa faim, et ce pour quatre raisons principales. La première tient à l'insuffisance de certains commentaires de textes canoniques du champ. Défaut particulièrement visible dans le chapitre 4 qui se veut « un dialogue à distance » (131) avec Katz et Dayan et qui peut être vu comme une paraphrase de « La télévision cérémonielle », augmentée de considérations sur le rôle du livre et du tableau politique avant la Révolution. Deuxième raison : le concept de rituel est employé dans une acception si large et dans une gamme de situation si étendue qu'il finit par couvrir l'ensemble du social et perd alors fortement de sa pertinence. Comme le dit Alain Caillé dans sa postface, par ailleurs élogieuse, l'auteur « aura rapidement besoin d'un concept de rituel plus précis et contraignant que celui qu'il nous propose » (216). Troisième raison : le manque de références en communication politique de l'auteur. Pascal Lardellier utilise avec aisance des travaux issus de la sociologie, de l'anthropologie et des sciences de la communication. On ne pourrait donc pas lui reprocher sa connaissance bien imparfaite des travaux de science politique, s'il ne faisait de fréquentes allusions aux rites politiques. Or la formation anthropologique de l'auteur le conduit à mettre l'accent sur la permanence et la similitude des rites royaux et présidentiels, alors qu'une meilleure prise en compte du contexte démocratique l'aurait poussé à nuancer son propos et à réfléchir à la spécificité du rite politique en démocratie. L'absence de nuance est d'ailleurs la quatrième et dernière raison de l'insatisfaction du chercheur. L'auteur ne fait guère de cas des hypothèses et théories qui viendraient contredire son propos. Par exemple, il soutient que « la communion est l'accomplissement de la communication ». D'autres chercheurs soutiennent, au contraire, que malgré une racine étymologique commune entre ces deux termes, il existe un antagonisme radical entre communication et communion. Or ils ne sont pas critiqués, puisque jamais évoqués.

De même, l'auteur fait souvent référence au corps collectif de la communauté. Or un auteur comme Claude Lefort insiste sur le fait que, à la différence du régime despotique, le régime démocratique ne s'appuie pas sur un corps social (un lien organique entre les sujets et le roi), mais sur une séparation radicale, un espace public, sphère de médiation entre l'État et les citoyens. En outre, peut-on s'interroger sur les liens entre médiation et communication sans discuter les travaux d'Habermas ? Une thèse n'est pas seulement un point de vue, c'est aussi la prise en compte des points de vue différents, a fortiori lorsque l'on cherche à fonder une nouvelle théorie !

À ces lacunes, s'ajoute une fausse modestie qui peut finir par irriter. Un exemple : la note 1 (9) signale que la première phrase du manuscrit se veut « un hommage discret » à Roland Barthes. Or soit l'hommage est discret et on ne le signale pas, soit il est signalé et il n'est plus discret. Par extension, soit tout l'ouvrage se veut, comme l'affirme le titre, une avancée théorique dans la compréhension du rituel et de la communication et l'auteur aurait du assumer sa position novatrice, soit ce n'est qu'une synthèse des travaux dans ce domaine et il aurait fallu changer le cadrage de l'ouvrage.

Pourtant, malgré tout, sans conteste, ce livre mérite d'être lu. En raison, tout d'abord, de son ambition même. Les sciences de la communication sont encore à la recherche de leur objet et il est courageux qu'un jeune chercheur tente de fonder une théorie unificatrice de la communication. L'ambition intellectuelle est devenue une vertu si rare qu'il convient de la saluer. De plus, ce livre est écrit dans un style, alerte, vif, clair qui dénote avec la prose lourde et jargonneuse qui plombe trop d'ouvrages en communication. Dans le même temps, Pascal Lardellier ne sacrifie pas l'appareillage critique sur l'autel de la lisibilité : les notes sont nombreuses et apportent des informations complémentaires intéressantes, l'index et le glossaire facilitent grandement une lecture critique, les dix pages de références bibliographiques permettent de cerner le cadre théorique de l'ouvrage. Surtout, ce livre vaut par la pertinence de son postulat de départ : dans nos sociétés rationnelles, les rites restent des éléments constitutifs du lien social. De même, le texte offre des pages superbes et profondes sur la dimension matérielle du rite (92-97) et la « double contrainte rituelle » (190-194). Enfin, et peut-être surtout, l'auteur reprend à Yves Winkin, en la développant, l'idée que le don/contre don cher à Marcel Mauss est, non seulement, l'ancêtre des échanges économiques comme le soutiennent les anti-utilitaristes, mais plus largement le soubassement de tous les échanges interpersonnels, donc le fondement anthropologique de la communication. Idée stimulante (et contestable) qui explique la postface amicale d'Alain Caillé, postface indispensable car elle recentre l'ouvrage sur son véritable objet : « Il n'existe aucune réalité sociale, aucune institution, aucun sujet, sans un rituel qui lui donne naissance, forme et visibilité. N'est-ce pas cette thèse anthropologique et sociologique qu'illustre abondamment le livre qu'on vient de lire ? » (218). On ne saurait mieux dire...
© Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
HISTOIRE INTELLECTUELLE

Jacqueline PLUET-DESPATIN, Michel LEYMARIE, Jean-Yves MOLLIER, dir., La Belle époque des revues 1880-1914, Paris, Éditions de l'IMEC, coll. « In Octavo », 2002, 440 p.

Recension par Luc MARCO, Professeur de Sciences de gestion, Université Paris 13 (n° 60, oct. 2003)

L'histoire des revues a longtemps été terra incognitae dans l'historiographie française. Mais depuis une dizaine d'années de nouveaux chercheurs ont découvert ces contrées étranges qui échappaient depuis si longtemps à tout souci de cartographie intellectuelle. Le présent ouvrage, qui se présente sous les jolis atours rouge et blanc de la belle collection « In Octavo » des éditions de l'Institut mémoires de l'édition contemporaine, est issu d'un colloque tenu à l'Abbaye Ardenne près de Caen du 20 au 22 janvier 2000. Il était co-organisé par l'IMEC, l'Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines, l'Université de Lille 3, l'Amitié Charles Péguy et l'association Ent'revues qui édite La Revue des Revues. C'est dire si l'intention d'interdisciplinarité se fait ici sentir avec bonheur. L'ouvrage a enfin reçu le soutien du Conseil régional de Basse-Normandie, ainsi que celui de la Direction de la recherche du ministère de l'Education nationale.

Les coauteurs sont au nombre de 31, chapeautés par trois directeurs réputés : Jacqueline Pluet-Despatin de l'IMEC, Michel Leymarié de l'Université Lille 3 et de l'IEP de Paris, et Jean-Yves Mollier du Centre d'histoire culturelle des sociétés contemporaines de l'Université de Versailles. Cette codirection semblait nécessaire compte tenu du champ immense qui s'offre aux auteurs : 34 ans à couvrir pour une infinité de titres tant la démographie des revues fut intense durant la Belle époque (et un peu avant). Le titre est à double détente : une belle époque qui perdure durant la Belle époque ! En nostalgie comme ailleurs, les beautés apparaissent souvent après-coup : ah de mon temps ! Les auteurs viennent d'horizons divers, franco-français (une dizaine d'Universités différentes), et étrangers : Belgique, Angleterre et Suisse. L'index des titres de journaux et de revues offert en fin d'ouvrage recense 570 titres différents, ce qui indique l'ampleur de la tâche et la beauté du paysage que l'on pressent. L'index des noms contient, quant à lui, 1065 noms d'auteurs connus ou inconnus, habituels ou à découvrir.

Le plan comprend cinq parties assez bien équilibrées et d'une progression intéressante quant aux thèmes abordés. La première s'intitule « L'espace des revues » et comporte quatre chapitres : une recension des revues (Geslot et Hage), un point sur le système éditorial (Mollier), la matrice des revues de culture générale (Loué) et un exemple de lectorat à partir des Annales Politiques et Littéraires (Martin). La deuxième étudie les hommes de revue et les stratégies d'écrivains, en abordant cinq cas : Octave Mirbeau (Michel), André Gide (Mercier), Jean-Richard Bloch (Trebitsch), Daniel Halévy (Laurent) et les revues littéraires d'avant-garde (Lachasse). La troisième partie interconnecte revues et société, soit dans le débat religieux (Prévotat), dans le « flirt » des petites revues avec la vierge rouge (Oriol), dans le coeur mou de la mouvance modérée (Le Béguec), dans les marges des revues syndicales (Pigenet), dans les frous-frous des revues féminines (Blum), et dans l'objet hybride des revues satiriques (Tillier). La quatrième partie reluque du côté des sciences avec cinq textes : une vision générale de la dynamique de la recherche (Duclert et Rasmussen), un survey des revues d'économie (Le Van Lemesle), une étude des revues juridiques (Barrière), le cas de l'urbanisme (Fourcaut et Frey), et le problème de la professionnalisation des sciences humaines (Pluet-Despatin). Enfin, la dernière partie aborde l'Europe des revues avec cinq contributions : le cas belge (Aron), le cas suisse (Clavien), les revues allemandes (Georgen et Trautmann-Waller), les revues anglaises (Cooper-Richet), et les revues littéraires espagnoles (Serrano). La conclusion générale retisse les liens entre toutes ces contributions (Mollier).

L'esprit de l'ouvrage est à la fois rétrospectif et prospectif. En retour sur le passé, il s'agit de faire le point sur les travaux anciens ou récents relatifs aux thèmes abordés. En avance sur le futur il faut dégager les voies d'avenir et les pistes de recherches non encore testées par l'historiographie. L'ouvrage se présente donc comme un bilan et un manifeste qui, bien que non exhaustif, peut amener une relance notable de ce secteur de recherche. Car celui-ci requiert beaucoup de stakhanovisme de la part des chercheurs, les quêtes étant longues, les efforts importants et le rapport en terme de carrière assez faible (du moins à court terme).

Les chapitres les plus novateurs semblent ceux qui tentent des liens à la marge des grands secteurs disciplinaires. Ainsi, celui sur les revues d'économie n'est qu'un simple rappel intelligent des travaux déjà effectués, tandis que celui sur les revues juridiques professionnelles nous en apprend davantage. Mais chaque lecteur aura un jugement différent en fonction de ses préférences, ses choix et ses stratégies de recherche. L'attaque du préfacier (Olivier Corpet) contre le quantitativisme en matière de recherche revuiste nous semble exagérée car il faut bien commencer par-là : sans mesurer l'étendue du champ comment en choisir les meilleurs produits ? Le quantitatif est d'ailleurs présent dans ce volume pour infirmer ce jugement péremptoire : il montre que recenser les revues n'est pas tâche inutile et peut apporter beaucoup dans la définition de la forme-revue. Les autres chapitres permettent un vagabondage dans l'immense production de la Belle époque, ce livre pouvant se lire indifféremment dans tous les sens, un peu comme un dictionnaire. Un regret cependant : l'iconographie est totalement absente, ce qui empêche d'apprécier la grande qualité graphique des revues de ce temps-là. Peut-être qu'une exposition sur le même thème serait à même de pallier ce défaut ?

La conclusion et la bibliographie finale apportent d'utiles éléments pour aller plus loin. On y retrouve des idées ou des références peu approfondies dans les textes précédents. Thomas Loué propose une orientation bibliographique qui permet de faire le lien avec la Revue des Revues (92 références). Cet ouvrage intéressera donc, malgré son prix élevé (43 euros), un large public de chercheurs et de curieux. Peut-être entrons-nous, un siècle plus tard, dans la « belle époque » de la recherche sur les revues...
© Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
HISTOIRE ÉCONOMIQUE

Edward J. BALLEISEN, Navigating failure : bankruptcy and commercial activity in antebellum America, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 2001, 322 p.

Recension par Luc MARCO, Professeur de Sciences de gestion, Université Paris 13 (n° 60, oct. 2003)

Les ouvrages sur l'histoire économique des faillites sont suffisamment rares au niveau mondial pour que l'on signale le dernier d'entre eux. Il est le fruit des patientes recherches d'un assistant professor (maître de conférences) en histoire à la Duke University. Il s'agit en fait de la version remaniée de sa thèse soutenue à Yale University en 1995. Cette édition a été saluée par les meilleurs critiques. Ainsi Christopher Clark, de l'Université de Warwick, signale une contribution majeure pour l'histoire culturelle, juridique et économique de la société américaine d'avant la guerre de Sécession. Propos relayé par Bruce H. Mann de l'université de Pennsylvanie : « Balleisen s'est immergé dans les archives financières de plus de 500 débiteurs insolvables, et a reconstitué qui ils étaient, comme ils ont fait et défait leurs fortunes, et ce qui leur arriva ensuite. Le résultat est un texte dense, donnant un portrait passionnant du risque économique et du pouvoir de l'esprit d'entreprise dans le milieu du dix-neuvième siècle américain ». L'ouvrage paraît dans la belle collection intitulée « The Luther Hartwell Hodges Series on Business, Society and the State », dirigée par l'éditeur William H. Becker.

La principale difficulté en histoire des faillites consiste à retrouver sur archives les débiteurs agrégés dans les statistiques globales. Ici l'auteur a surmonté le dilemme en confrontant diverses listes de faillis : celle de New York en 1843, celle de la presse de l'époque, et celle de l'agence spécialisée Dun and Company. Il a ainsi pu éliminer les doublons et retrouver les liens financiers postérieurs. Il a aussi dénoué de nombreux écheveaux contractuels entre faillis de tous ordres : fermiers, marchands, clercs, industriels, etc. Une très intéressante note méthodologique précise cette « cuisine » de l'historien, qui sera fort utile aux futurs chercheurs du domaine. Par contre, ces derniers auront une vision très anglo-saxonne du phénomène, puisque dans la vaste bibliographie annexée à l'ouvrage, il n'est rendu compte que des travaux américains et anglais. Il est vrai que l'hétérogénéité du champ juridique rend les comparaisons internationales très délicates : comment, par exemple, évoquer les faillites de fermiers en France où le bénéfice de la loi des concours leur est interdit à l'époque ? Mais les mécanismes fondamentaux de la suspension des dettes en cas de défaillance financière sont partout les mêmes dans le champ du capitalisme industriel et commercial. S'en tenir à la période d'avant 1865 permet d'ailleurs d'expurger le phénomène de sa connotation trop purement financière qu'il prendra ensuite, avec la montée inexorable des faillites de sociétés anonymes. La difficulté de retrouver les êtres derrière les chiffres donne ainsi du sens à ce vaste imbroglio archivistique.

La longue introduction précise les intentions de l'auteur. En retenant une métaphore maritime, il intitule son livre Navigating failure (Vogue la faillite !). Au premier abord on pourrait croire que l'ouvrage s'intéresse uniquement aux défaillances d'armateurs, mais il n'en est rien. L'étude se concentre sur l'échantillon de 503 faillis relevant de l'act de 1841, et s'appuie sur la base de données biographiques qui subsistaient. Presque la moitié sont des marchands, un tiers des manufacturiers, sous-contractants ou artisans, et le reste du tout venant : courtiers, fermiers et spéculateurs. La taille du passif indique l'ampleur de l'endettement subi : 39,3% ont moins de 10.000 dollars, 41,7% entre 10.001 et 100.000 dollars, et 9% au-delà. Deux cartes précisent la localisation des sous-échantillons : 399 faillis sont situés dans la ville de New York et dans les comtés limitrophes, 129 (sic) sont domiciliés ailleurs dans l'Union (9-11). La date d'ouverture de la procédure est variable : la moitié est survenue entre 1840 et 1842, et plus de 40% entre 1837 et 1839 (années de panique financière). Le reste, près de 10%, survint entre 1823 et 1836, période de relative prospérité. Cette distribution temporelle permet de comparer les faillites de crise aux défaillances des temps plus heureux. Un des objectifs majeurs de l'auteur consiste aussi à étudier les faillis qui s'en sortent et rejoignent bientôt le camp des gagnants et autres postulants à la grande fortune.

D'où le plan en trois parties qui rappelle un peu le projet braudélien en trois niveaux d'analyse (vie matérielle, marché, capitalisme). La première s'intitule « Les racines de l'Infortune » avec deux chapitres : 1. « Périls du système de crédit » ; 2. « Les habits de la vulnérabilité financière ». La deuxième s'intéresse au « Monde institutionnel de la faillite » avec trois chapitres : 3. « Dilemmes de l'échec » ; 4. « Jubilé américain » ; 5. « L'art du naufrage ». La troisième s'attaque à la « Promesse de la renaissance économique » grâce à trois derniers chapitres : 6. « Départs récents » ; 7. « Retour à la propriété en propre » ; 8. « Les à côtés du système de crédit ». En épilogue est comparée la faillite individuelle et la montée du grand capital américain. Un index très pratique permet de retrouver thèmes et personnalités cités. L'appareillage des notes de fin d'ouvrage est conséquent, puisqu'il occupe 91 pages en petits caractères. De nombreuses illustrations, cartes, tableaux et un graphique viennent enfin égayer un texte bien écrit mais quand même fort austère vue la complexité du phénomène étudié.

Le sous-titre précise mieux que le titre l'ambition de l'ouvrage. Il s'agit de confronter le mécanisme de la faillite aux rouages de l'activité commerciale dans la société économique d'avant l'essor des grandes entreprises américaines. Et donc de rétablir une vision originelle de l'esprit d'entreprise au travers des accidents financiers qui jalonnent la gestion des affaires au cours du temps. C'est donc à une véritable histoire de la gestion des entrepreneurs individuels que ce livre convie, en dépassant le jargon proprement juridique des histoires habituelles des faillites. Sans prétendre à l'optique macroscopique des études évolutionnistes, l'auteur donne à lire une passionnante vision interdisciplinaire qui combine l'histoire et la sociologie, la gestion et l'économie politique.

Sans dévoiler le contenu de l'ouvrage, on peut donner un aperçu de ses développements. Ainsi le chapitre 1 montre que la faillite est un îlot dans un océan de crédit et que les paniques, la déflation et la crise sont liées par des courants sous-jacents. Les défaillances résultent d'une multitude de hasards commerciaux sous le vent des quarantièmes rugissants. Le chapitre 2 décrit la fragilité des néophytes marchands qui, malgré leur ambition de devenir riche, succombent lors de crises rampantes de la consommation. Le chapitre 3 récapitule les cinq dilemmes de la faillite, c'est-à-dire les divers obstacles à un arrêt anticipé des affaires en péril, puis la position inconfortable des créditeurs dans un monde de forte pression commerciale. S'en suivent : un climat de négociation dans le milieu feutré de la faillite, une culture de la préférence pour tels ou tels créanciers et la nécessité d'éviter un désastre total. Le chapitre 4 analyse la partie proprement juridique du phénomène, d'abord en abordant les prémices de la réforme consulaire, puis en montrant que la loi est favorable aux débiteurs (spécificité yankee), et qu'il existe une « main » façonnant l'interprétation judiciaire (influence d'Adam Smith). En découlent naturellement une négociation à l'ombre de la loi, suivie d'une campagne pour l'abrogation de ladite loi, de la résurrection d'obligations révoquées et du souhait d'une certaine domestication du système de crédit. Le chapitre 5 évoque l'art du naufrage, à savoir les coûts juridictionnels, les honoraires légaux des commissaires et les débuts d'un véritable barreau des faillites. Apparaît alors à la base une demande pour un savoir légal dans lequel se spécialisent d'anciens faillis réhabilités ! Ceux-ci se font aussi conseillers financiers car la montée des défaillances s'accompagne de reports concomitants de crédits. Le but de ce contrôle externe est de circonscrire le naufrage dans la baie des faillites, les naufrageurs recherchant la respectabilité et imposant leur conception de la « nature » économique du naufrage. Du côté des faillis le chapitre 6 montre qu'il existe cependant des requêtes possibles, et que des mains secourables peuvent se tendre spontanément. Il y a une vie après la faillite et des domaines de relance possibles. Le chapitre 7 décrit justement ce retour ultérieur à la pleine propriété des affaires selon des rythmes cycliques et malgré des défauts structurels de l'économie américaine. La faillite devient même une réelle « école » des affaires où l'on apprend sur le tas la dure réalité des transactions ! En évitant le piège des richesses à tout prix et en s'appuyant sur de solides techniques commerciales, on peut faire échec à l'esprit entrepreneurial débridé. Le dernier chapitre décrit enfin les divers à côtés du système de crédit, à savoir la retraite momentanée dans l'emploi salarié (pour attendre des jours meilleurs), la contrainte des délais de remboursement des dettes, celle du séjour de pénitence et la nouvelle carrière qui se profile déjà... L'ouvrage se termine sur les relations entre la faillite et les classes moyennes américaines. La route vers les grandes affaires est alors pleinement ouverte.

Ce livre, de lecture quand même difficile pour un non initié des arcanes du droit américain des faillites, intéressera au premier chef les historiens de la gestion. Une traduction en français serait hautement profitable. Lecture fortement recommandée aux spécialistes, ainsi qu'aux amateurs éclairés.
© Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
SOCIOLOGIE

Jean-Philippe VIRIOT DURANDAL, Le pouvoir gris. Sociologie des groupes de pression de retraités, Paris, PUF, coll. Le lien social, 2003, 514 p.

Recension par Alexandre PAGÈS, Docteur en Sociologie, CERTOP, Université Toulouse-Le Mirail (n° 60, oct. 2003)

La parution d'un ouvrage qui aborde de front la problématique du vieillissement et le fonctionnement des organisations de retraités ne peut laisser personne indifférent. D'autant qu'en rassemblant des éléments de connaissance inédits, son auteur s'est livré à un examen minutieux des mécanismes par lesquels les retraités parvenaient à former un groupe de pression capable d'intervenir auprès des décideurs publics. Même si l'émergence d'un pouvoir gris est un phénomène relativement récent, cette étude pionnière montre que la police des âges représente un enjeu politique majeur. Dans le contexte des débats relatifs à la protection sociale et à l'avenir des retraites, elle mérite qu'on lui accorde toute notre attention. L'une des principales innovations de cet ouvrage est d'apporter au lecteur des informations concrètes sur les principales organisations de retraités - elles étaient à ce jour encore méconnues du grand public - et de dresser un bilan détaillé des mutations structurelles qui les concernent. Comme l'étude des groupes de pression de retraités se situe à la confluence de deux champs de recherche qui ont rarement eu l'occasion de se rencontrer en France, Jean-Philippe Viriot Durandal a su relever un défi : réinvestir la littérature anglo-saxonne sur le vieillissement pour déterminer les facteurs qui auraient contribué à favoriser une plus grande participation de nos aînés dans le monde associatif et la vie politique. Faisant appel à la notion d'empowerment, le sociologue examine les différents modes d'action dont ils disposent pour défendre leurs intérêts. Dans le corps du texte, on repère des données démographiques, des résultats électoraux et une enquête réalisée à l'occasion d'une manifestation. Les entretiens réalisés auprès de responsables institutionnels apportent des témoignages éclairants.

Prenant acte de l'amélioration des conditions de vie et de l'état de santé des retraités, il formule d'emblée l'hypothèse d'une évolution des représentations collectives de la vieillesse. Alors que les personnes âgées étaient repliées sur l'espace domestique, les nouvelles générations de retraités apprennent à vivre autrement cette étape importante de leur parcours de vie. Qu'elles optent pour une retraite-loisir ou qu'elles choisissent de s'impliquer davantage dans des activités d'utilité sociale, ces générations ont connu les années d'expansion économique. Mieux formées que leurs aînées, elles souhaitent généralement être bien informées. Elles considèrent qu'elles forment un groupe social qui compte (au 1er janvier 2002, on dénombrait tout de même en France plus de 12 200 000 personnes âgées de plus de 60 ans) et disposent de relais pour se faire entendre. Que s'est-il donc produit au cours de ces vingt dernières années ? Le pouvoir politique exerce une certaine influence dans l'ordonnancement des temps sociaux et dans la distribution des rôles entre les organisations de retraités. Par exemple, en créant Conseil national des retraités et personnes agées (CNRPA), les pouvoirs publics disposent depuis 1982 de comités consultatifs capable d'animer des débats et d'émettre des avis au sujet des mesures qui concernent les personnes âgées et le vieillissement. De même, le législateur dessine une relation symbolique à l'âge et au vieillissement. En fixant des durées de cotisation, en introduisant des aides spécifiques ou en relevant les prélèvements obligatoires, l'État a façonné le jeu social et intervient directement dans la gestion du parcours des âges. Enfin, il crée différents statuts par rapport auxquels les individus se positionnent. Le cas des mesures relatives aux pré-retraites est significatif car « la mise à l'écart massive des travailleurs âgés a (...) favorisé l'émergence d'une opposition à l'exclusion par l'âge (...) dans le monde de l'entreprise » (261). En captant les mécontentements, les organisations de retraités ont acquis une légitimité. Elles constitueront alors des groupes de pression capables de jouer un rôle d'expertise auprès des cabinets ministériels et d'élaborer des propositions concrètes.

Les organisations de retraités ne constituent pas pour autant un ensemble homogène. Au sein du CNRPA, on distinguerait en fait un pôle syndical et un pôle indépendant. Bien que les positions de l'ensemble de ses composantes se rejoignent quand il s'agit de défendre le pouvoir d'achat des personnes âgées ou de militer pour l'introduction d'une prestation liée à la dépendance, les organisations de retraités utilisent des moyens d'action différents et elles ne partagent pas nécessairement les mêmes points de vue. Par exemple, les centrales syndicales considèrent en général que le critère de l'âge ne doit pas remplacer la représentation traditionnelle des métiers et des professions. Comme elles ne siègent pas au Conseil économique et social, les organisations indépendantes de retraités ont donc adopté une stratégie d'intégration dans différentes instances en vue d'orienter les décisions prises en matière de politique de la vieillesse. Dans un second temps, elles choisiront des registres d'action plus radicaux pour souligner leur attachement aux systèmes de retraite et de santé, mais tous les participants à ces manifestations n'adhèrent pas forcément à cette culture de la protestation. L'auteur montre que les organisations de retraités parviennent aujourd'hui à jouer un plus grand rôle, tant au niveau national, qu'auprès des instances internationales. Leurs moyens sont relativement limités et les empêchent de constituer une force politique cohérente. A défaut d'influencer la réalité sociale, les organisations de retraités regroupent en France différents milieux professionnels. Les salariés qui poursuivent une activité syndicale après leur départ à la retraite ont plus souvent travaillé dans de grandes entreprises industrielles où le syndicalisme ouvrier était déjà fortement implanté, dans des établissements couverts par des régimes spéciaux ou dans certaines administrations publiques. La nébuleuse des réseaux associatifs tissés autour de la profession agricole et des clubs du 3ème âge offre un panel de services. Quant aux organisations indépendantes, elles recrutent davantage parmi les agents de maîtrise et les cadres. Les secteurs de l'aéronautique, de la chimie, de l'informatique et les retraités de l'armée formeraient le principal bataillon d'adhérents.

Ces quelques précisions ne sauraient résumer les enseignements d'une étude détaillée qui a eu le mérite de construire un objet de recherche. En effet, « l'étude du vieillissement et politique reste un domaine peu développé dans notre pays » (471). Mis à part quelques travaux de sociologie électorale, il s'avérait nécessaire de faire appel à plusieurs méthodes d'observation pour avoir une idée plus précise de ce que représente le pouvoir gris. Grâce à la qualité du matériau recueilli et à la pertinence des comparaisons internationales sur lesquels il s'est appuyé, les travaux de Jean-Philippe Viriot Durandal ont parfaitement comblé cette lacune. Son ouvrage intéressera très certainement un public qui ne se limite pas aux spécialistes des politiques sanitaires et sociales.
© Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003