Notes de lecture du numéro 65 - mai 2005

Christian AMALVI, dir.,
Dictionnaire biographique des historiens français, de Grégoire de Tours à Georges Duby, Paris, La Boutique de l'Histoire, 2004.
Éric DACHEUX, L'impossible défi. La politique de communication de l'Union européenne, Paris, CNRS, 2004.
Géraldine MUHLMANN, Du journalisme en démocratie, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 2004.
Frédéric COMPIN, Théorie du langage comptable, ou comprendre l'art de la manipulation des comptes, Paris, L'Harmattan, 2004.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
HISTORIOGRAPHIE

Christian AMALVI, dir., Dictionnaire biographique des historiens français, de Grégoire de Tours à Georges Duby, Paris, La Boutique de l'Histoire, 2004, 366 p.

Recension par Luc MARCO, Professeur de Sciences de gestion, Université Paris 13 (n° 65, mai 2005)

Dans le champ fertile des sciences sociales, poussent des fleurs délicieuses plantées par les grands historiens. Bleues, blanches ou rouges, celles cultivées par les historiographes francophones sont parmi les plus belles. Même si les plus durables proviennent du fonds anglo-saxon, la délicatesse des pétales hexagonales irradie la littérature d'obédience historique. Au corpus des oeuvres de l'esprit épris de passé recomposé, l'âme française insuffle le génie de notre langue, sur le terreau des archives sauvées du grand tourbillon temporel. Et reconstituer le puzzle de notre glorieux futur antérieur, n'est-ce pas rendre à Molière le miroir docile de ses rimes à double entrée : passage sublime de l'esprit classique vers notre champ spatio-temporel si petit à l'aune de la vulgate publicitaire !

Bien sûr les « pisse-froid » de la pensée condamnent tout lyrisme dans l'écriture scientifique de l'histoire : phrase sans périphrase n'est que ruine du style ! Mais les grands historiens n'ont cure de ces pudeurs de médiocre ; relisez un Taine, un Guizot et un zeste de Michelet : quel souffle, quelle épopée, quelle leçon ! Plongez dans Sismondi - en 17 ou 24 volumes au choix -, vous en ressortirez tout changé (et un peu myope). Quand chaque phrase est un bonheur, chaque paragraphe un coup de foudre ; quand chaque page vaut une pâmoison, chaque chapitre une heure envolée comme par enchantement, chaque partie une nuit blanche, chaque volume un été merveilleux et la suite tout à l'envi.

Encore faudrait-il disposer d'une carte du tendre pour situer ce champ idyllique, ces fleurs, leurs subtils jardiniers. C'est chose faite avec le dernier ouvrage de Christian Amalvi. Celui-ci, professeur à l'Université de Montpellier 1, avait le projet de publier chez un grand éditeur un ensemble curieux, composé d'une somme et d'un dictionnaire biographique. Suite aux aléas habituels de l'édition, le projet tourna court. Foin de la somme, resta le dictionnaire. Et notre coordonnateur de s'adjoindre 72 collaborateurs pris parmi la fine fleur des enseignants-chercheurs en histoire, et ce pour rédiger ensemble 350 notices sur des collègues aujourd'hui disparus. En recentrant le propos sur les historiens décédés, deux écueils ont été évités : l'hagiographie et le règlement de comptes (« à moi compte deux mots : à quatre bilans d'ici je vous le fais savoir, etc. »). L'hagiographie est insupportable quand elle porte le masque affreux du copinage corporatiste. L'éreintement est plutôt tristounet, comme ces collègues habités par la haine, l'envie impuissante ou l'ambition syndicale !

La répartition des auteurs par siècle est conforme aux canons de la profession : 18 analystes et chroniqueurs du Moyen-Âge, 28 humanistes, 64 grands historiens, 10 philosophes et épistémologues, et 230 professionnels de l'histoire. Ceux-ci sont rangés par siècle : 4 préhistoriens, 3 égyptologues, 24 antiquisants, 56 médiévistes, 40 modernistes, 70 contemporanéistes, 10 spécialistes de l'histoire de l'art, 7 spécialistes d'horizons lointains, et 26 historiens d'origine étrangère ou francophones. L'ensemble fait plus de 350 noms car il y a des doubles comptages (par exemple Paul-Emile, compté à la fois dans les humanistes et les étrangers : il était italien). Manquent cependant quelques grands noms de l'histoire économique : Émile Levasseur, Paul Leroy-Beaulieu, René Gonnard, Maurice Bouvier-Ajam. Mais tout choix est arbitraire et il faudrait rédiger un dictionnaire des historiens économistes pour compléter la liste. Tel quel l'ouvrage est très bien fait.

Que faut-il donc pour devenir un grand historien français selon ce livre ? Un certain panache dans ses choix, suivre la ligne bleue des Vosges et rester sourd aux dévieurs de vocation. Dit­on que vous êtes nul ? C'est bon signe ! Vous pille-t-on sans jamais vous citer ? C'est très bon signe ! Vous craint-on dans les colloques ? C'est gagné ! Mais le vrai secret réside dans la passion pour le travail bien fait. Le panache ne suffit pas, le panachage s'impose. Mélanger le rêve et la rigueur, l'imagination et les faits bruts. Être amoureux de la vérité mais vivre avec le plausible, être l'amant de la fiche d'à coté mais épouser l'archive disponible. Se constituer une famille d'ouvrages classiques et s'imposer une discipline de légionnaire. Penser la nuit, écrire le jour, tous les jours
À la fin de ce livre de chevet, la cueillette fut-elle bonne ? Parti chercher la fleurette à pas comptés dans le champ des sciences sociales, j'ai empiété dans le pré carré de mes confrères rats de bibliothèque à ciel ouvert. J'y ai cueilli nombre de fleurs impérissables qui me feront un bel herbier dans mes chers livres préférés (Sertillanges, Payot, Guitton). Qu'importe si quelques ronces, quelques méchantes orties m'auront contrarié dans le labyrinthe de mon parcours : je suis sorti du champ plus riche qu'en y entrant. Et là, j'ai entendu soudain le cri strident du réalisateur : « c'est bon, coupez ! ».
© Sciences de la Société n° 65 - mai 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
INFORMATION-COMMUNICATION

Éric DACHEUX, L'impossible défi. La politique de communication de l'Union européenne, Paris, CNRS, 2004, 136 p.

Recension par Stefan BRATOSIN, Maître de conférences de Sciences de l'information et de la communication, LERASS-Université Toulouse 3 (n° 65, mai 2005)

Cet ouvrage désigne le développement d'une communication politique à l'échelle d'un continent comme le défi « impossible » de l'Union européenne. Il s'agit d'un défi que l'Union européenne doit relever dans un contexte où, selon l'auteur, « la démocratie européenne est malade » et cela à l'heure même de son l'élargissement et de l'adoption d'une constitution. Dès lors, la redynamisation de la démocratie européenne devient l'enjeu stratégique logique pour rendre ce défi accessible. Reste, néanmoins, à savoir comment on peut y parvenir. Les institutions européennes préconisent le débat européen. Mais la possibilité de faire dialoguer les peuples de l'Union européenne est un objectif incertain en raison des différences multiples - langues, partis politiques, histoire, etc. - qui engagent d'autres interrogations. S'agit-il d'une impossibilité stratégique ? Technique ? Politique ? Quelle est la vraie nature et le sens du problème posé par la communication politique européenne ? Questions auxquelles l'ouvrage apporte une réponse en cinq chapitres.

Le premier chapitre est une esquisse du concept de communication politique dont l'approche est faite dans les termes d'« un art difficile ». La difficulté de cet « art » vient d'abord de la manière même de définir le concept de communication car, selon l'auteur, « le concept de communication court deux risques majeurs ». Le premier est celui d'un élargissement difficilement maîtrisable du concept, une sorte de dilution à laquelle participe, d'une part, la polysémie sociale du concept et, d'autre part, l'ambiguïté théorique qui conduit à son assimilation au concept d'interaction. Le second risque, au contraire, consiste dans la réduction du concept de communication à l'une de ses composantes (technologies, techniques de persuasion, etc.). Aussi la difficulté de cet « art » apparaît dans le passage conceptuel de la communication à la communication politique dans la mesure où la communication et la politique sont toutes les deux des dimensions ontologiques de l'homme et, également, où la politique est « à la fois action et communication ».

Dans le deuxième chapitre, Éric Dacheux étale la riche palette d'outils de communication de l'Union européenne et observe l'inefficacité de ces outils. Cette inefficacité est montrée par rapport aux problèmes posés par une communication européenne qui doit s'adresser à des centaines de millions d'individus participant à des cultures diverses, cultures qui, à leur tour, sont rattachées à des identités et des collectivités variées. Ainsi, sont rappelés les problèmes théoriques de la communication interculturelle - l'incompréhension dans le même cadre culturel, l'interculturalité de la communication directe - et les problèmes structurels de la communication européenne - l'insuffisance des moyens, l'absence d'un média généraliste, les différences linguistiques, le déficit identitaire, etc. L'inventaire des outils mis à l'uvre dans ce cadre problématique de l'Union européenne regroupe douze catégories de moyens de communication et d'information : campagnes de publicité, communication audiovisuelle, communication symbolique, manifestations publiques, objets promotionnels, outils d'évaluation, publications, réseaux de conférenciers, réseaux institutionnels, réseaux non institutionnels, services interactifs, Internet.

Au coeur de l'ouvrage, dans le troisième chapitre, l'auteur met en exergue « l'impasse stratégique » dans laquelle se trouve la communication de l'Union. Les deux types d'erreurs stratégiques qui ont conduit à cette impasse sont, d'une part, « l'utilisation d'arguments qui desservent le projet européen » et, d'autre part, « la mise en application d'un prêt-à-penser communicationnel » peu adapté à la complexité d'un processus communicationnel comme celui de la communication européenne. Face à cette impasse stratégique, la réforme engagée par les instances européennes est, certainement, « nécessaire mais insuffisante », puisqu'elle se borne au domaine communicationnel, alors que la cause du déficit de communication politique de l'Union européenne n'est pas communicationnelle, mais démocratique.

Dans le quatrième chapitre, Éric Dacheux constate le manque d'un espace public européen large et populaire. Fondement de la démocratie, l'espace public est considéré ici à partir d'un cadre théorique critique qui garde l'essentiel de la vision habermassienne (espace permettant de légitimer la démocratie), mais qui n'hésite pas à l'enrichir avec d'autres visions théoriques (Hanna Arendt, Etienne Tassin). Il s'agit d'un cadre théorique où l'espace public est à la fois lieu de légitimation du politique, fondement de la communauté politique et scène d'apparition du politique. Dans cette optique, l'avancement de la construction européenne - bien que réel dans ses aspects symboliques et concrets - offre, justement, l'occasion de découvrir que paradoxalement, la légitimité des institutions européennes est contestée et que l'espace public européen est en fait une pluralité d'espaces publics.

Le dernier chapitre met en évidence l'absence d'utopie européenne. La démocratie participe, selon l'auteur, d'une dialectique entre utopie - « composante essentielle du politique » - et idéologie. « [Elle] est un régime qui aménage une représentation du pouvoir en faisant un lieu vide qui n'appartient à personne ». Or en Europe, la réalité présente a fait disparaître l'utopie d'hier sans en proposer une autre. Dès lors, puisque l'avenir se montre peu engageant, les contestataires de l'idéologie libérale se tournent vers le passé. La nostalgie devient ainsi « un fantôme idéologique de l'utopie » et le mythe est naturalisé comme idéologie.

En somme, cet ouvrage s'efforce de montrer que la communication n'est ni l'explication première ni la solution privilégiée à la difficulté éprouvée par les citoyens lorsqu'il s'agit de faire confiance à l'Union européenne. Constater l'impossibilité actuelle d'une communication politique européenne, c'est constater un déficit de démocratie, c'est-à-dire un déficit « ni stratégique ni technique, mais politique ». C'est relever l'absence d'équilibre démocratique induite, entretenue et développée par l'absence d'équilibre entre idéologie et utopie. Car ce qui rend le défi d'une communication européenne impossible ce n'est pas nécessairement le caractère dominant d'une idéologie contestable, mais l'absence d'une utopie forte et formalisée.
© Sciences de la Société n° 65 - mai 2005

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
INFORMATION-COMMUNICATION

Géraldine MUHLMANN, Du journalisme en démocratie, Paris, Payot, coll. Critique de la politique, 2004, 347 p.

Recension par Dominique BERTELLI, chercheur au LERASS, Université Toulouse 3 (n° 65, mai 2005)

G. Muhlmann apporte avec cet ouvrage une contribution d'importance au débat plus que jamais vivace qui tente de préciser le rôle exact du journalisme dans l'élaboration d'un nouvel espace public. L'auteure, philosophe et politologue, donne d'emblée le ton : « Les définitions étroites du journalisme (...) s'avèrent à un maints égards des obstacles à la réflexion sur le sens politique de l'activité journalistique » (p. 9). C'est ainsi la question du « spectateur en politique », du spectateur idéal que devrait être le journaliste en démocratie, qui sera précisément déployée tout au long d'un ouvrage substantiel et riche d'aperçus. Dans un premier chapitre intitulé « La confusion des critiques actuelles du journalisme », sont dénoncés à la fois le schéma critique simplificateur qui oppose un public a priori angélique et des journalistes dans l'ensemble pernicieux, pour dessiner in fine le fantasme dudit public en demande d'un héroïque journalisme libérateur, et le schéma bourdieusien de la corruption structurelle du champ médiatique : selon G. Muhlmann en effet, en rejetant le principe même de publicité qui empêcherait « de saisir la dimension essentielle de la réalité » que seule une approche sociologique est à même d'appréhender (47), Bourdieu fait montre d'un scepticisme spontané à l'égard de l'espace public perçu comme un lieu uniment consensuel. Partant, ces deux types de critique, en postulant un public idéal et en privilégiant une lecture simplifiée (dominants vs dominés) de la notion marxienne d'idéologie, verseraient tendanciellement dans un antidémocratisme mal assumé.

Il s'agit donc de critiquer le journalisme « en restant fidèle à la démocratie ». Pour ce faire, deux approches critiques sont, dans un premier temps, précisément analysées : la première, d'inspiration kantienne, définit la démocratie « comme le règne d'une pluralité de points de vue, riche et vertueuse, que le journalisme devrait précisément se donner pour tâche de préserver et de stimuler » (67) ; la seconde, pessimiste, héritée du premier Habermas, perçoit la démocratie « comme un régime où l'échange public des opinions et des regards est toujours affecté d'une puissante homogénéité, domination dont le journalisme est nécessairement le reflet » (ibid.). Afin d'éviter de donner soit dans un démocratisme par trop naïf, soit dans la suspicion - voire la haine - de la démocratie, l'auteure, prônant un souci de la curiosité d'inspiration foucaldienne, propose une troisième voie qui, en revisitant la notion kantienne, « persiste à faire de l'espace public un lieu à réformer, encore et toujours, au lieu d'en détourner les yeux » (91). L'espace public est alors compris comme un espace conflictuel de dominations et de résistances où s'exercent les compétences critiques du public. Ainsi, « penser le journalisme dans un espace public imparfaitement pluriel » (114) revient de fait à promouvoir et à préserver la possibilité du conflit dans cet espace où, de surcroît, le principe de publicité protège le « commun » qui le fonde du danger de la pétrification. C'est à partir de ce postulat que sont précisés trois idéaux-critiques : le journaliste-flâneur, le journaliste-en-lutte et le journaliste comme rassembleur conflictuel.

Héritier en droite ligne de l'« attitude de modernité » telle que C. Baudelaire et W. Benjamin l'ont dessinée, riche de son ambiguïté qui tient à une posture sciemment ouverte entre une attention flottante et une sélection qui peut dériver jusqu'à la recherche esthétique du « choc », à la fois foncièrement passif et actif, tenant de l'empathie sans se départir d'une vigilance critique, ni badaud naïf ni détective inquisiteur, le flâneur fait preuve avant tout « d'une curiosité tous azimuts » ; avec lui, « le journalisme se soigne par lui-même, par la multiplication de ses lieux d'expression » (127). Le flâneur, en ce qu'il ne respecte aucun lieu sacré et qu'il s'attache à saisir l'infra-ordinaire de la quotidienneté, est une figure subversive qui s'oppose frontalement aux figures heideggeriennes des privilégiés de l'« authenticité » que sont les philosophes et les artistes. Dans sa disponibilité permanente au nouveau, il reste démocrate malgré tout et, quoi qu'il en ait parfois, embarqué dans le monde. Ainsi, le journaliste-flâneur est irréductiblement accroché au noyau kantien du principe de publicité : s'il ne s'interdit « nullement la critique du journalisme "réel" », c'est à la condition expresse « de refuser () la désertion pure et simple de l'espace public démocratique » tant il a conscience qu'il n'y a « plus d'autres scènes où fuir et d'où mépriser le journalisme, son impureté, son "inauthenticité" » (151).

La figure du journaliste-en-lutte s'élabore à partir d'un paradoxe : si Marx a produit une critique radicale de l'espace public démocratique, il n'a pas pour autant déserté un tel espace. Loin de se prévaloir d'un hégélianisme qui n'a restitué le présent au cur de la philosophie que pour mieux produire la figure d'un penseur du présent en retrait par rapport à ce présent, un penseur qui refuse pour le coup l'immersion dans la scène publique de l'actualité inessentielle, le journaliste-en-lutte est l'homme de l'ancrage dans la praxis (Lukács), qui entend que tout point de vue, par essence lacunaire et relatif, appelle une correction théorique, qui sera elle-même à son tour éprouvée par la pratique. De fait, à l'instar de la théorie marxienne, la pratique journalistique de combat ne s'expose pas à une rupture complète « avec les regards idéologisés échangés dans l'espace public » (205), et Marx devient ainsi pour G. Muhlmann l'archétype du journaliste-en-lutte qui, « malgré l'existence de l'idéologie (), signifie avec force son refus de prétendre occuper d'emblée un lieu hors-idéologie », élaborant « un point de vue critique dans la lutte, pied à pied, contre l'idéologie, en se plaçant sur son terrain même » (209).

Le troisième idéal-type, pensé pour englober et dépasser les deux précédents, naît d'une conception du journalisme « comme "rassemblement conflictuel" de la communauté démocratique » (221), conception élaborée sur les bases théoriques de l'école de Chicago. L'objectif majeur est alors d'éviter le glissement régressif du public, caractérisé selon Park par une « conscience commune » (common consciousness), vers la foule, définie par une « poussée commune » (common drive). Ainsi, dans la mesure où le public est appréhendé à la fois comme pluralité conflictuelle et unité intégrée, le journalisme, au-delà de son rôle unificateur essentiel, se doit de disposer ce même public au conflit. Après avoir opposé l'optimisme démocratique de l'école de Chicago, qui parie sur la « mise en politique » des masses par le journalisme, à la lecture de Barthes, qui dénonce la dépolitisation inhérente à un journalisme producteur de mythes, G. Muhlmann définit deux attitudes journalistiques qui évitent l'écueil mythique tout en contribuant à une re-politisation du réel. Avec la première, articulée autour de la notion d'un « nous » qui s'éprouve et se fonde dans le conflit, il s'agit de « rassembler dans l'épreuve » sans donner dans le consensus (260). Parangon de ce geste journalistique : le reporter institué en « témoin-ambassadeur » de son public. La seconde attitude est celle du journalisme « décentreur », à l'uvre par exemple lors du lancement de Libération (1973). Le décentrement, qui advient par l'introduction délibérée du conflit dans l'espace public et uvre de fait contre le travail d'élaboration d'un « nous », est une posture paradoxale : « dans son déploiement même, il tisse du lien entre ce qui est décentré et ce qui décentre », or tout « conflit qui naît du regard du journaliste, par sa nature même, exige un espace commun pour advenir » (265). Si cette posture est tenable, c'est que le décentreur ne cherche pas la dissolution de l'espace public, mais celle des centres institués, afin d'interdire la cristallisation « d'un rassemblement triomphant, circonscrit » (ibid.). En produisant du « commun » qui conteste le commun, le journaliste-décentreur accepte de demeurer lié à ce commun qu'il conteste : le noyau kantien est préservé.

Voici donc une étude imposante, certes, mais qui appelle tout de même d'importantes réserves. Car il semble qu'aux yeux de G. Muhlmann toute critique du journalisme comporte de fait une dimension antidémocratique, alors qu'on pourrait croire qu'une lecture appliquée, comparée et argumentée des productions journalistiques est une preuve, et non des moindres, de l'attachement à une pratique difficile et de la volonté à l'amender quand il y a lieu. En outre, décider d'appréhender le journalisme en philosophe est une chose, ne pas mentionner à l'appui d'une argumentation touffue quelque exemple précis de contenu d'article en est une autre. Pour citer Bourdieu, on dira que ce travail aurait sûrement gagné à éviter un tant soit peu « le fétichisme platonicien des essences » pour articuler le politique aux réalités socioprofessionnelles. Ajoutons enfin que ces partis pris sont d'autant plus problématiques qu'ils sont assumés par une auteure par ailleurs elle-même journaliste.
© Sciences de la Société n° 65 - mai 2005

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 
COMPTABILITÉ et LINGUISTIQUE

Frédéric COMPIN, Théorie du langage comptable, ou comprendre l'art de la manipulation des comptes, Paris, L'Harmattan, 2004.

Recension par Bertrand FAURÉ, PRAG en Éco-gestion, Doctorant en Sciences de l'informaiton et de la communication, LERASS-Université Toulouse 3 (n° 65, mai 2005)

Sans doute y a- t-il des naïvetés dans cet ouvrage généreux dont on sent l'auteur tout à la fois fasciné par cette « Science et technique des comptes » qu'est la comptabilité, et désolé par ses dérives actuelles. Mais l'effort théorique produit ses fruits en maints passages. Toute la théorie du langage comptable de Compin vise à prouver que la comptabilité n'est pas qu'une simple technique et qu'elle a une dimension communicationnelle, qu'elle est un langage et que ce langage n'est pas neutre. Selon l'auteur, « Cet ouvrage a pour objectif de poser le problème de l'interaction entre le langage comptable et les décisions managériales inhérentes à la compréhension et à la mémorisation de l'information délivrée » (13). L'originalité de la démonstration réside dans l'emploi des théories anthropologiques (Mauss, Marlinowski), linguistique (Saussure), sociolinguistique (Labov, Achard), conversationnelle (Grice), pragmatique (Grice, Grammacia), communicationnelle (Breton, Winkin) .

Sa démonstration se déroule en trois temps. Premier temps : après avoir analysé « l'utilité sociale et économique du syntagme nominal de juste valeur » ainsi que « le périmètre sémantique de prééminence de la réalité sur l'apparence » dans les nouvelles normes comptables ifrs, il conclut : « les concepts et principes de juste valeur et de prééminence de la réalité sur l'apparence témoignent de la dimension sémantique des jeux de langage dont la force d'application est la constitution d'un pouvoir communicationnel étendu conféré à la sphère financière (...). En l'absence d'une norme supérieure issue du droit international (cf. travaux du groupe de travail isar à l'ONU), la pluralité d'interprétation sémantique des normes IFRS ne fait que commencer et la dimension subjective des énoncés comptables ne peut que s'affirmer (...) » (121). Le deuxième temps de la démonstration consiste à montrer les risques liés à l'art oratoire comptable à l'aide de trois exemples différents d'annonce de résultats (Alcatel en 1998 qui annonce des résultats inférieurs aux prévisions et perd la confiance des marchés, la SNCF en 2000 où l'annonce de résultats bénéficiaires produit un conflit car ce surprofit n'est pas redistribué, Vivendi en 2002, où Jean-Marie Messier cherche à décrédibiliser ses comptables en jouant sur les mots afin de justifier ses pertes. Compin conclut : « En devenant un instrument de rhétorique, le langage comptable, la terminologie et la structure syntaxique qui l'accompagnent, font courir aux énoncés informationnels de "ne pas dire ce qui est vrai ou faux", de ne pas informer de la santé réelle de l'entreprise et sur sa valeur comptable, mais de chercher à convaincre, voire même de chercher à vaincre toutes les formes d'interrogations et de résistances » (158).

Dans un troisième temps, Compin soumet un questionnaire sur les grands principes comptables (image fidèle, sincérité, exhaustivité, coût historique) et les principaux comptes (actifs immatériels, évaluation des stocks, amortissement, épargne, charges de personnel, comptabilité créative, provisions, indicateurs de performance) à ses homologues canadiens et français. Il observe de fortes divergences d'interprétation entre les deux communautés de praticiens de la comptabilité, notamment sur la sincérité et l'exhaustivité des comptes, ainsi que sur le contenu informatif et la qualité des indicateurs de performance. Il en déduit que « la perception de l'information comptable est fonction de paramètres liés à la communauté d'appartenance » (226). En conclusion de son ouvrage, Compin en appelle à redonner un sens moral à la comptabilité et à la prise en compte de la dimension humaine et environnementale.

Il demeure cependant une question que Compin n'aborde qu'à la marge (à travers l'exemple de Messier) : peut-on construire une théorie du langage comptable sans traiter des situations où ce langage devient parole ? Comment rendre compte des « interactions entre le langage comptable et les décisions managériales » sans rendre compte du travail performatif du langage comptable, c'est-à-dire des modalités énonciatives par lesquelles il produit ses effets au cours des situations liées aux processus décisionnels dans l'entreprise ? Comment le langage comptable descend-il dans l'organisation du travail ? Comment contribue-t-il à « construire un individu gérable, finalisé sur des chiffres » (Miller, O'Leary) ? Qui l'emploie, dans quelles circonstances, avec l'appui de quels documents et avec quel succès ?
© Sciences de la Société n° 65 - mai 2005