Notes
de lecture du numéro 68 -
mai 2006
Tim PARKS, Medici money : banking metaphysics and art
in fifteenth-century Florence, Norton editor, 2005, 253 p.
QUESTIONS DE COMMUNICATION,
n° 7, Espaces politiques au féminin, 2005.
Albert PIETTE, Petit traité
d'anthropologie, Marchienne-au-Pont, Socrate éditions,
2006, 104 p.
Tim PARKS, Medici money : banking metaphysics and art in fifteenth-century Florence, Norton editor, 2005, 253 p.
Recension par Hélène INTRATOR, Sciences de gestion, Université de Rouen (n° 68, mai 2006)
Il s'appelle Giovanni di Bicci, dit «
Medicis ». Il naît en 1360 à Florence, après
la grande Peste de 1348 qui décime un tiers de la population
en Europe. La population florentine passe alors de 95 000 à
40 000 habitants. Giovanni fonde sa banque en 1360. La dynastie
Médicis est née. Elle s'épanouit durant tout
le XVème siècle, connaissant son apogée à
la seconde moitié du siècle, avec Laurent le Magnifique
(1449-1492) et s'achève piteusement en 1494 avec Piero
le Fastueux (1471-1503). C'est cette épopée financiéro-politico-artistique
que raconte cet ouvrage. Et il s'en passe des choses !
Cette époque marque la transition entre les méthodes
financières du Moyen-Âge et la banque moderne. L'usure
reste un péché, mais la rédemption demeure
possible. La Renaissance sera l'un des fruits de cette obligation
de mécénat des Arts, en particulier en faveur de
l'église. Un autre moyen d'échapper aux flammes
de l'Enfer est d'inventer de nouvelles techniques bancaires qui
contournent l'interdiction du prêt à intérêt.
Si les Médicis n'ont rien inventé sur ce plan, ils
sont passés maîtres dans l'utilisation de ces techniques.
Comment ? A cette époque, Rome est une anomalie politique
et économique. L'impôt du Christ arrive de tous pays,
car l'église demande contribution à tous. Tandis
que les États collectent l'impôt sur leurs citoyens
et territoires avec souvent beaucoup de difficultés, Rome
prélève sur l'Europe entière. Le premier
impôt européen en quelque sorte ! Et tout délai
de paiement est punissable d'Enfer. Or les routes ne sont pas
sûres. Les italiens assurent le service pour le compte de
Rome. Penser que « la monnaie est envoyée »
est faux. Les italiens inventent la lettre de change à
l'ordre de la Curie, ce qui évite les transports de fonds,
dangereux. Paradoxalement, c'est l'Église qui est à
l'origine d'une véritable diaspora italienne à travers
toute l'Europe, car c'est la plus grande entité économique
(peut-on parler de firme multinationale ?) de l'époque.
Transeuropéenne en tout cas. L'encaissement du reçu
est un vrai problème car les royaumes italiens manquent
de « cash ». Il existe un déséquilibre
structurel entre l'Europe du Nord et l'Italie en faveur de cette
dernière. Soies, brocarts et épices arrivent à
Londres et les Flandres via l'Italie et ses ports, contre laines
et lins. Le compte n'y est pas et la balance commerciale italienne
est largement excédentaire. Les entrées de monnaies
liquides sont donc largement supérieures aux sorties, sur
le papier en tout cas. Mais les problèmes de transport
expliquent que l'Italie est en manque permanent de monnaies.
Comment prête-t-on au pape ? Rien de plus simple. Lorsque
l'Église demande un prêt (c'est fréquent,
compte-tenu de l'illiquidité permanente), la banque ne
facture pas un « intérêt » mais elle
« taxe » le prix des marchandises qu'elle vend à
l'Église, tel que le profit réalisé par la
vente des produits couvre le prix du prêt. A cette époque,
on ne peut donc pas être banquier sans être commerçant.
Les deux métiers sont indissociables. Il faut seulement
être discret.
Troisième problème de l'époque : les changes.
Les manipulations monétaires des États sont fréquentes
et rendues compliquées en raison d'un système bi-métallique
et de l'instabilité politique récurrente. La comptabilité
en partie double vient d'être introduite. Les Italiens adoptent
les chiffres arabes, et en particulier le 0. Ils acquièrent
ce faisant une avance technique indiscutable. Les opérations
d'arbitrage feront la fortune des Médicis.
Soit un marchand souhaitant emprunter 1000 florins. Pour éviter
le paiement d'un intérêt, il emprunte en florins,
mais remboursera en livres sterling. Et çà, c'est
permis. Le marchand signe une lettre de change indiquant de payer
au porteur 1000 florins à 40 pences le florin, au correspondant
à Londres. Il faut compter 90 jours pour que la lettre
arrive à la City, 60 jours pour Florence-Bruges, 10 jours
pour Florence-Venise. Si tout va bien. A Londres, le marchand
règle 1000 x 40 = 40 000 pences. Le correspondant londonnien
de la banque reçoit 40 000 pences. Pour peu qu'il trouve
un marchand repartant pour Florence qui souhaite emprunter en
livres contre du florin, il établit une nouvelle lettre
de change mais à un taux de change différent, mettons
1 florin = 36 pences, dans 90 jours. A Florence, le marchand rembourse
40 000/ 36 = 1111 florins, soit un gain de 1111 - 1000 = 111 florins
sur 6 mois, ce qui fait tout de même un taux d'intérêt
de 11% sur 6 mois (et donc 22% par an !).
La banque Médicis va ouvrir des succursales un peu partout
en Europe, là où les affaires se passent. La structure
du groupe est décentralisée ; chaque branche est
autonome. Cela ne facilite par la lecture des comptes, mais la
famille peut ainsi multiplier les associations et les partenariats
sans diluer le capital. C'est très moderne tout çà,
et ce n'est pas le moindre intérêt (sic) de cet ouvrage
que de décortiquer le système.
Le pouvoir est à Rome. Les affaires aussi. Les Médicis
auront toujours une branche à Rome, d'où ils pourront
flatter le Pape et le financer. Fonction coûteuse s'il en
est (être le représentant de Dieu sur Terre impose
des dépenses somptuaires afin de « tenir son
rang » et les finances papales sont un véritable
tonneau des Danaïdes), mais rentable sur un autre plan :
on ferme les yeux sur des opérations moins avouables au
regard du droit canon. Le dévouement au pape sera poussé
loin : lorsque Giovanni décide de courtiser l'Église,
il doit avoir le nez fin : pas moins de trois papes se disputent
le trône de Saint-Pierre : Jean xxiii à Rome,
Bénédicte en Avignon et Grégoire de Naples.
Il choisit Rome. Mauvais choix. Jean xxiii est obligé de
fuir le Vatican et de se réfugier auprès de son
cher Giovanni à Florence où il mourra en 1419 après
avoir été emprisonné, accusé de tous
les crimes : sodomie, simonie, inceste, hérésie
à telle enseigne que le nom de Jean xxiii sera rayé
de la liste des papes et pourra ainsi être (ré)utilisé
cinq siècles plus tard Les deux autres prétendants
se retireront sagement de la compétition, et ce sera un
nouveau Pape, Martin v qui sera intronisé en 1414. Jusqu'au
bout cependant, Giovanni restera fidèle à « son »
pape : il lui érigera une tombe splendide que l'on
peut toujours admirer à Florence. Les affaires n'empêchent
pas la fidélité dans l'amitié. Cosimo le
fils, continuera cette politique. Au sommet de sa gloire, il est
le plus ardent partisan d'une secte, « Les saints hommes
de San Martino », rassemblant le gratin politique et
richissime de Florence. Cette loge est censée épargner
la modestie de ses adhérents tout en aidant les plus pauvres
sous couverts d'anonymat (en fait des investissements architecturaux
ou des rénovations de bâtiments). Dans la comptabilité
de la banque Médicis, la quote-part s'inscrit sous la rubrique
« Denier de Dieu ». C'est bien vu, et Cosimo
réalise trois fonctions en une : permettre la fuite fiscale,
tout en se faisant bien voir de l'Église et satisfaire
son goût réel des belles choses. Des peintres renommés
tel Fra Angelico profiteront de cette manne financière.
Il meurt en 1464 et son fils Piero lui succède, déjà
malade, rongé par la goutte. La banque commence d'avoir
des difficultés. Il n'a ni la force ni l'envergure d'y
remédier. Il disparaît dès 1469 laissant la
succession à Laurent le Magnifique (1149-1492) qui portera
loin la renommé de la Maison mais marquera aussi le début
de son déclin : plus préoccupé par la
politique et les arts, il laissera le côté commercial
de ses activités péricliter. Les clients les plus
importants de la banque meurent assassinés (Galeazzo Sforza,
Duc de Milan en 1476) ou sur le champ de bataille (Charles de
Bourgogne en 1477). Une à une, les succursales ferment :
Milan et Avignon en 1478, Bruges et Londres en 1480, Venise en
1481, Pise (1489). Laurent meurt en 1492. Il n'y a plus grand-chose
à sauver. Son second fils, Giovanni, fera encore briller
le nom des Médicis sous le nom du pape Léon x. C'est
l'aîné, Pierre dit le Fastueux, le moins doué,
le plus terne de ses fils, qui hérite de ce qui n'est déjà
plus qu'une coquille vide. Malavisé, il se met vite à
dos toute l'élite florentine. L'invasion des armées
françaises en 1494 le met en fuite. Pierre meurt en exil
en 1503. Le Palais Médicis est saccagé : les
tapis de soie, les sculptures précieuses, les peintures
religieuses, tout est jeté à la rue. Les ennemis
politiques des Médicis fondent sur Florence. Tous les avoirs
de la banque sont confisqués. C'est fini.
En écrivant une histoire financière et artistique
des Médicis, Tim Parks a trouvé là matière
à roman noir, tout en démontrant les ficelles politico-financières
des échanges. Et c'est magnifiquement réussi !
Une grande réussite pour ce nouvelliste américain
qui réside en Italie depuis plusieurs années déjà.
On ne s'ennuie pas une seconde.
©
Sciences de la Société n° 68 - mai 2006
QUESTIONS DE COMMUNICATION, n° 7, Espaces politiques au féminin, 2005.
Recension par Marlène COULOMB-GULLY, Professeure de Sciences de l'information et de la communication, LERASS-équipe Médiapolis, Université Toulouse 3 (n° 68, mai 2006)
Dire que l'intérêt suscité
par cette livraison de Questions de communication est proportionnel
à son imposant volume de plus de 500 pages peut sembler
facile ; cela n'en est pas moins vrai.
Nous ne développerons pas ici la réflexion suscitée
par chacune des sections de ce numéro d'une grande richesse :
- outre une cinquantaine de notes de lecture, l'importante
partie consacrée aux « Notes de recherche »,
qui regroupe des articles aussi divers dans leur objet («
Les faits divers au 19ème siècle », «
Sport et publicités », « La fondation de la
communication politique experte en France »...) que dans
leur terrain (Japon, Sénégal, Italie...) ou leur
méthode ;
- la rubrique « Échanges », centrée
sur deux questions méthodologiques et épistémologiques
importantes : le constructivisme en Sciences de l'information
et de la communication, et plus particulièrement dans le
domaine du journalisme, avec un article de G. Gauthier qui
vient clore - provisoirement, sans doute -, un débat
de plusieurs années dont la revue s'est fait l'écho
autant qu'elle l'a initié (il ne nous appartient pas de
dire si cela relève ou non du constructivisme des médias
!...) ; et un ensemble de 5 articles consacrés au terrain
et à la méthode expérimentale, émanant
de chercheurs appartenant à différents horizons
disciplinaires.
Nous centrerons cette note de lecture sur les 120 pages du dossier
consacré aux « Espaces politiques au féminin ».
La présentation très complète par B. Fleury-Vilatte
et J. Walter contextualise ce travail ; d'abord au niveau
factuel, ce dossier résultant d'une journée d'études
qui s'est déroulée le 8 mars 2004, Journée
internationale des femmes, à l'Université de Paris
12 et portait sur l'inscription des femmes dans le politique ;
puis au niveau de la recherche : ils soulignent à
ce propos l'émergence de la problématique du genre
en Sciences de l'information et de la communication, plusieurs
revues du champ y ayant consacré de récents numéros ;
celle-ci fait suite à la prise en compte de la variable
genrée dans d'autres disciplines des Sciences humaines
et sociales, histoire, sociologie et anthropologie notamment.
Si les contributions à ce dossier émanent de chercheurs
d'horizons divers, principalement politistes et spécialistes
des médias, elles sont d'abord le fait de femmes, l'implication
personnelle -pas forcément synonyme de militantisme-, témoignant
d'une recherche encore émergente. Rappelons enfin que le
champ du politique concentre les questions liées aux rapports
entre sexe et pouvoir et constitue ainsi un excellent champ d'observation.
Sans entrer dans le détail de chacun des six articles qui
composent ce dossier, soulignons que celui d'I. Gavillet,
est ambitieux dans ses objectifs puisque l'auteure se propose
d'interroger la pertinence du modèle paradigmatique de
la domination masculine initialement formulé par P. Bourdieu.
Si la démonstration concernant la sexuation des sciences
dites exactes est très convaincante, de même que
l'hypothèse selon laquelle les genres sexués et
sexuels sont autant de positionnements tactiques dont peuvent
bénéficier hommes et femmes, on reste plus sceptique
sur le recours à la notion de « mème »,
empruntée à R. Dawkins, qui ne nous paraît
pas ici d'un emploi très éclairant. C. Ollivier-Yaniv
enquête sur les femmes du gouvernement Jospin et relativise
l'idée selon laquelle il y aurait une manière féminine
d'exercer le pouvoir, leur extériorité à
la culture de gouvernement, étant au moins aussi déterminante.
M. Paoletti révèle l'exception que constitue
la revendication des vertus supposées féminines
durant les élections municipales de 2001, les premières
après le vote de la loi sur la parité, et montre
que les échéances suivantes constituent un retour
« à la normale » des pratiques antérieures
; elle va jusqu'à parler du genre comme « ressource
illégitime » durant les régionales de 2004.
P. Leroux et C. Sourd concluent leur étude sur les représentations
des femmes dans la presse sur la forte stéréotypie
des modèles convoqués, qu'ils attribuent principalement
aux contraintes de l'écriture journalistique, l'analyse
des représentations de S. Royale, M. Le Pen et C. Sarkozy
s'avérant très convaincante. Ch. Restier-Melleray,
à partir de ce qu'elle nomme les « mises en
récit » de B. Chirac, C. Sarkozy et S. Agacinski,
explore les multiples ambiguïtés de la revendication
- et de l'imposition - du statut des « épouses
de ». S. Thiéblemont-Dollet enfin, analyse la façon
dont le mouvement « Ni putes ni soumises » s'est imposé
dans l'espace médiatico-politique.
Avant de tirer quelques conclusions de cet ensemble d'études,
exprimons un regret, qui est aussi un souhait pour des travaux
à venir : celui de voir articuler l'étude des pratiques
dites féminines à celle des pratiques dites masculines,
afin de ne pas cliver artificiellement les résultats obtenus.
La complexité des interactions entre les diverses composantes
de la société rend en effet nécessaire d'inclure
les hommes dans les travaux concernant les femmes. Le passage
historique des « women's studies » aux « gender
studies » implique d'ailleurs cette approche conjointe.
Au terme de ce parcours, le constat est clair : la prétendue
féminisation de la sphère politique est une notion
à relativiser. D'abord parce que, comme le soulignent plusieurs
contributions, il s'agit moins de « féminisation »
que d'une conception « maternaliste » du
fonctionnement politique, où l'« éthique
de la sollicitude » est érigée en vertu
première ; ensuite parce que derrière le terme
de « féminisation » des pratiques
politiques, il faut sans doute aussi lire la valorisation du terrain
et de la proximité, éléments appréciés
des nouveaux savoir-faire politiques, qui s'ils se retrouvent
dans les pratiques « féminines »,
ne leur sont pas pour autant propres; la relative extériorité
de nombre de nouvelles entrantes par rapport à la culture
politique (gouvernementale...) ne doit pas non plus être
confondue avec une supposée féminisation des pratiques.
Enfin, les usages du milieu s'avèrent bien moins modifiés
que les discours ne pourraient le laisser entendre. Notons encore
que le recours à l'argument de « féminisation
» de la sphère politique, avec toutes les ambiguïtés
que nous venons de souligner, pourrait paradoxalement constituer
un retour à une forme d'essentialisme, stratégiquement
utilisé par les femmes elles-mêmes qui tentent de
s'imposer dans le champ.
La plupart des grands problèmes qui se posent aujourd'hui
à notre société et suscitent d'importants
débats parmi les citoyens tournent autour de la question
du genre (débat sur la parité en politique et ses
problèmes d'application, sur le pacs, le mariage des homosexuels
ou l'adoption d'enfants par des couples homosexuels, voire le
débat sur le port du voile). C'est dire si la récente
prise en compte de cette dimension dans la recherche française
était indispensable et doit se poursuivre, au-delà
du seul effet de découverte. Au risque de paraître
quelque peu iconoclaste, soulignons qu'elle devrait aussi mieux
prendre en compte un aspect jusqu'ici peu travaillé, celui
des effets de la domination du principe de virilité sur
les hommes eux-mêmes. Beau thème de recherche pour
un prochain dossier de Questions de communication ?
©
Sciences de la Société n° 68 - mai 2006
Albert PIETTE, Petit traité d'anthropologie, Marchienne-au-Pont, Socrate éditions, 2006, 104 p.
Recension par Stefan BRATOSIN, MCF de Sciences de l'information et de la communication, LERASS, Université Toulouse 3 (n° 68, mai 2006)
Ce Petit traité d'anthropologie est
un ouvrage qui s'adresse en premier lieu aux étudiants
en sciences sociales, mais qui vise, par ailleurs, un public plus
large dans la mesure où l'intérêt pour l'être
humain et ses différences par rapport à l'animal
peuvent constituer pour nombreuses personnes un critère
de choix quant à leurs lectures ordinaires. En effet, il
s'agit d'un ouvrage qui entre deux enjeux intellectuels - «
d'une part, la question des origines des hommes (...) et d'autre
part, la question du réel et de l'importance d'une observation
radicale et rapprochée des êtres humains »
- se propose de résister à la séduction de
la diversité culturelle et à la tentation de répondre
aux questions d'actualité afin de se passionner pour « une
anthropologie capable de réfléchir, à partir
de données ethnographiques, sur la condition humaine ».
Pour ce qui concerne la forme, ce dernier ouvrage d'Albert Piette, écrit comme
le témoignage d'une passion - « j'ai toujours
investi le terme anthropologie d'une capacité particulière
» -,est organisé en quatre parties sur un parcours
qui va de l'« homme » aux « êtres ».
Ainsi, en commençant par la question apparemment simple,
mais en réalité complexe et fondamentale - «
qui est cet homme ? » - l'auteur donne une série
de « leçons » ayant pour objectif de montrer
que la destinée de l'anthropologie n'est pas nécessairement
la socio-ethnologie, mais qu'elle peut revenir aux problématiques
de la spécificité humaine. Ces leçons reposent
sur quatre uvres majeures pour l'histoire de l'anthropologie en
tant que discipline : celles de Lewis Morgan, de Bronislaw Malinowski,
de Claude Lévy-Strauss et de Maurice Godelier. Dans cette
perspective, la thèse évolutionniste de Lewis Morgan
est présentée avec un regard critique marqué
par un évident souci pédagogique, notamment pour
mettre en évidence sa méthode pour remonter les
périodes de l'histoire afin d'atteindre « les caractéristiques
du mode de vie des commencement de l'humanité ».
L'oeuvre de Bronislaw Malinowski - qui rejette l'approche évolutionniste
- est abordée dans son cadre fonctionnaliste, articulé
à la biologie, c'est-à-dire dans un cadre théorique
qui n'entend pas distinguer entre la conduite culturelle et les
besoins du corps, un cadre où les origines de l'humanité
apparaissent associées à une présence universelle
des facteurs essentiels à la vie sociale et culturelle.
Le scénario de l'hominisation, dans l'optique structuraliste
de Claude Lévy-Strauss, est rattaché à « la
différence anthropologique résidant dans l'aptitude
à la pensée symbolique associée elle-même
à un mode de communication par signes arbitraires »,
c'est-à-dire l'instauration de la règle. Quant aux
travaux de Maurice Godelier, ils sont mis en exergue par rapport
à leur orientation spécifique autour de l'idée
d'une évolution graduelle à partir de la vie sociale
des singes jusqu'à celle d'êtres humains.
L'hétérogénéité de ces approches
anthropologiques fait émerger tout un questionnement sur
la spécificité socioculturelle de l'homme :
« Quelle est en fait la spécificité socioculturelle
de l'homme ? En quoi se marque-t-elle ? Et l'homme d'aujourd'hui,
comment émerge-t-il dans la vision proprement sociologique
? ». Les éléments de réponse apportés
à ces questions dans la deuxième partie participent
d'une déconstruction de l'opération sociologique
classique qui, selon l'auteur, est « réduite à
quelques étapes élémentaires qui en font
un exercice intellectuel quasi programmé, sous-tendu par
le modèle de l'homme socioculturel intenable empiriquement
». Plus exactement, en faisant ressortir les compétences
humaines - c'est-à-dire tout en reconnaissant à
la théorie sociologique certaines « compétences
fondamentales » permettant d'approcher l'homme socioculturel
- , l'auteur en déduit un manque théorique, car
de telles compétences, mêmes additionnées,
ne pourraient générer un monde possible à
vivre.
Dès lors, il faut se demander ce qui manque à l'homme
socioculturel dans la perspective sociologique ? La troisième
partie de l'ouvrage forme l'hypothèse que la réponse
se trouve dans le savoir-faire méthodologique de l'anthropologie :
l'ethnographie. Ce savoir-faire - qui semble satisfaire le goût
du réel de l'anthropologue, son attachement à ce
qui se passe en situation - fait néanmoins l'objet d'une
approche critique dans l'ouvrage, notamment en ce qui concerne
la mise en perspective socio-culturaliste. La portée de
cette approche critique est double : d'une part, elle prône
la mise à plat de la visée même du regard
ethnographique et, d'autre part, elle préconise un «
regard polyfocal qui consiste à retrouver les différents
strates de sens de la situation ».
La dernière partie propose donc une voie nouvelle dans
l'approche anthropologique, une voie dont l'intérêt
consiste dans la possibilité de contourner « la pression
socio-culturaliste » par un recentrage sur les questions
fondamentales de la vie et sur la condition de l'être humain.
Ce détour est celui de la phénoménologie
comparée des êtres non humains. Concrètement,
il s'agit d'explorer, par un exercice comparatif, la réalité
agissante des animaux domestiques et des divinités qui
accompagnent la vie quotidienne afin de redécouvrir «
la journée des hommes à travers l'enchaînement
de leurs séquences d'action ». Ainsi, à
partir du mode de présence de l'homme et de sa différence
par rapport aux animaux, l'ethnographie pourra réactualiser
la question de l'être humain.
En guise de conclusion, puisque l'anthropologie est une passion
et que la passion s'inscrit dans l'existence même de l'anthropologue,
l'auteur dévoile les liens qui ont pu être tissés
entre le savoir anthropologique et sa propre vie, une sorte de
mise en abîme anthropologique d'un parcours qui renvoie
et se renvoie sans cesse vers ses propres marques.
©
Sciences de la Société n° 68 - mai 2006