Notes
de lecture du numéro 72 - oct. 2007
Éric MAIGRET,
Éric MACÉ, dir.,
Penser les médiacultures.
Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation
du monde, Paris, Armand Colin-INA,
2005, 186 p.
Sophie MOIRAND, Les discours
de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre,
Paris, Presses Universitaires de France, 2007, 175 p.
Jacques LE BOHEC, Elections
et télévision, Grenoble, PUG, 2007, 206 p.
Clarisse HERRENSCHMIDT, Les
trois écritures. Langue, nombre, code, Paris, Gallimard,
2007.
Alban BOUVIER, Bernard CONEIN, dir.,
L'épistémologie sociale. Une théorie sociale
de la connaissance, Éditions de l'École des hautes
études en sciences sociales, Paris, 2007, 316 p.
Éric MAIGRET, Éric MACÉ, dir., Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde, Paris, Armand Colin-INA, 2005, 186 p.
Recension par Valérie BONNET, MCF de Sciences de l'information et de la communication, LERASS-Université Toulouse 3
Le colloque international « Les sciences
de l'information et de la communication à la rencontre
des cultural studies » de novembre 2007 donne l'occasion
de la recension de l'ouvrage dirigé par E. Macé
et E. Maigret, paru en 2005.
Fruit d'un séminaire de l'EHESS, celui-ci se présente
comme un excursus des approches qui ont modifié le regard
porté sur les médias durant ces deux dernières
décennies, mais aussi comme un texte-programme à
caractère épistémologique.
Il s'attache à dépasser le clivage entre les médias
et la culture, et plus spécifiquement, entre étude
des médias, de la culture et des représentations
(prière d'insérer) d'où le terme médiacultures
« points d'intersection des phénomènes contemporains
de construction du sens et de la valeur » en s'appuyant
sur les cultural studies, s'incrivant en ceci dans un mouvement
qui s'est amorcé depuis environ cinq ans en Sciences de
l'Information et de la Communication.
Point n'est besoin de revenir sur les débats épistémologiques
ayant traversé les SIC depuis un demi-siècle, et
que la littérature a largement relayés, ni sur les
raisons d'une percolation limitée des cultural studies
dans le domaine français, disons seulement que les auteurs
ont pour projet de remplacer les fondements politiques d'un relativisme
culturel de bon aloi par une approche méthodologique.
Car si la communauté des SIC ne croit plus à la
manipulation médiatique, si l'approche constructiviste
est exploitée par certains auteurs, si le corpus fondateur
des cultural studies n'est pas totalement oublié (on pense
à Mattelart & Neveu, et plus anciennement Dayan, pour
ne citer qu'eux), il n'en demeure pas moins que les références
et les concepts introduits ici permettent de revivifier les études
et de proposer de nouveaux angles d'approche.
Attaché à l'étude de la réception,
des pratiques et des influences des médias sur leurs publics,
cet ouvrage-manifeste retravaille les éléments du
procès que leur fait la doxa (aliénation des masses
et disparition de l'esthétique), montrant qu'il convient
de revoir la géométrie de la domination, qui passe
de mécanismes verticaux à des mécanismes
de plus en plus horizontaux. En d'autres termes, il propose de
faire coexister à l'idée d'inégalité
celle de différences, celle de strate sociale à
celle d'identité, d'envisager les mécanismes sociaux
de légitimité plus seulement en termes de transcendance
mais aussi de réticulation. L'introduction, revendiquée,
d'une définition anthropologique de la culture vise à
montrer que celle-ci est une médiation, et que les industries
culturelles résultent d'un compromis socialement acceptable.
L'ouvrage, divisé en trois parties encadrées par
une introduction programmatique et d'un vade-mecum, suit une progression
qui va de l'état des lieux théorique (partie 1)
à une description polythétique de ce que la tradition
a appelé « la culture de masse »
(partie 3) en passant par une étude des pratiques culturelles
(partie 2), chaque partie comprenant 2 contributions.
L'introduction prend le soin de décrire le regard porté
sur la culture de masse dans le contexte théorique et politique
français depuis l'apparition de celle-ci, avant de positionner
cet ouvrage inaugural au plan méthodologique et épistémologique,
puis d'en présenter le plan et les articulations.
La première partie s'ouvre sur un tableau de l'histoire
des idées, de la pensée et des théories en
matière de culture de masse (E. Maigret), tableau complété
par une réflexion sur les interrelations conflictuelles
entre les médias et la sphère publique (E. Macé).
La seconde partie s'intéresse à l'évolution
de la légitimité culturelle dans le monde contemporain
(H. Glevarec), avant de s'attacher à la sociabilité
afférente aux activités liées à la
culture (D. Pasquier). Ces deux contributions font ainsi un excursus
des différents modèles proposés par la recherche
de ces trois dernières décennies, tout en s'appuyant
principalement et respectivement sur les genres musicaux et les
séries télévisées.
La troisième partie débute par un article théorique
sur démocratisation de l'esthétique et l'évolution
de la notion de valeur (E. Maigret), que prolonge une contribution
sur les pratiques expressivistes (comme le blogging) ou consommatoires
(comme le peering) de l'internet (L. Allard).
L'ouvrage s'achève sur un vade-mecum intitulé «
kit de survie », présentant, résumant et complétant
les contributions par une bibliographie thématique et sélective,
qui propose des études de terrain, des articles théoriques,
et enfin des travaux récents. Cette bibliographie s'articule
autour des trois pôles de la médiatisation : la production, les
représentations, la réception, avant de s'achever
par une sélection d'ouvrages récapitulatifs.
Ce collectif est guidé par une volonté manifeste
de réformer le champ des études médiatiques
en France, qui induit un profond souci didactique, ainsi que l'indique
la dernière partie, mais aussi l'insistance sur l'articulation,
les résumés et la présentation des contributions
(qui apparaissent à divers endroits et sous diverses formes).
Cette démarche est complétée par un foisonnement
de références, souvent anglo-saxonnes, mais aussi
françaises, tendant ainsi à prouver que si la recherche
hexagonale a souvent oublié des travaux profitables pour
l'avancée des savoirs, elle n'est pas pour autant étrangère
à la réflexion en matière de cultural studies.
Cependant, si la proposition d'acculturation de ces dernières
par les SIC se justifie totalement au regard de la communauté
de certains objets étudiés ou même de certaines
sources, on peut s'étonner de la description qui est faite
de la recherche dans ce domaine, dans la mesure où les
industries culturelles y ont une légitimité scientifique
c'est même une des raison d'être de la discipline
, où les sources jugées ignorées ou
méconnues sont présentes dans les bibliographies
(on pense à Hall, notamment), et où « les
définitions institutionnelles et entrepreuneriales »
(p. 20) ne présentent qu'une partie des productions du
champ disciplinaire.
Néanmoins, la multiplicité des concepts, le souci
de renvoyer à des travaux tant récents que fondateurs
et de proposer une nouvelle lecture de ces derniers (on pense
à Morin et De Certeau), en font un ouvrage stimulant dont
la densité engendre parfois un certain elliptisme
inhérent au projet, i. e. un essai programmatique
qui s'il peut être regretté, génère
également le désir de rentrer plus avant dans les
références citées.
©
Sciences de la Société n° 72 - oct. 2007
Sophie MOIRAND, Les discours de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, 175 p.
Recension
par Julien AUBOUSSIER, ELICO,
Université Lyon 2
Avec Les discours de la presse quotidienne, Sophie Moirand
propose une approche dynamique d'analyse et de compréhension
des discours médiatiques. L'un des intérêts
de l'ouvrage est l'adoption d'une conception de l'énonciation
qui dépasse très largement l'« ici et maintenant
». D'une part, l'énoncé médiatique
n'est plus pris dans le seul cadre de la situation de communication
mais dans le cadre de son histoire interdiscursive et des
enjeux socio-politiques qu'il soulève. D'autre part, le
sujet énonciateur (le journaliste ou le nom-du-journal)
n'est plus la seule source du sens puisque celui-ci se construit
à travers le travail de la mémoire des mots et des
dires. Au centre de l'ouvrage : la circulation des mots et
des discours dans les discours de la presse quotidienne.
L'objet d'analyse privilégié par l'auteur sont les
discours scientifiques ou/et techniques à caractère
politique présents au sein de la presse quotidienne en
France (grippe aviaire, OGM...). Dans une courte première
partie, l'auteur présente sa méthodologie et, notamment,
la constitution de son corpus de référence
à partir de la notion de moment discursif : «
un fait ou un événement ne constitue un moment discursif
que s'il donne lieu à une abondante production médiatique
et qu'il en reste également quelques traces à plus
ou moins long terme dans les discours produits ultérieurement
à propos d'autres événements ».
Ce mode opératoire aboutit à un corpus dont l'hétérogénéité
est à la fois sémiotique, textuelle et énonciative.
Pour l'auteur, cette diversité des formes, des genres et
des voix mobilisés dans le corpus est la condition d'une
étude pertinente de la traçabilité des mots
c'est-à-dire de leur circulation d'un article à
l'autre, d'une rubrique à l'autre, d'un genre à
l'autre ou encore d'un journal à l'autre. Ce corpus de
référence est complétée par plusieurs
sous-corpus rassemblés autour de notions précises
comme « ogm » ou « prion » dont l'auteur
s'attache à suivre la diffusion « à la trace
».
Dans une seconde partie, Sophie Moirand nous invite à interroger
les formulations et re-formulations des mots liées à
leur circulation. La précision dénominative des
discours sources (discours des sciences et de la technique) éclate
au sein des discours médiatiques et laisse place à
une intense activité de reformulation que l'auteur analyse
à travers les indices des opérations langagières
de nomination, de désignation et de caractérisation.
Par ailleurs, les événements scientifiques à
caractère politique s'accompagnent de nouvelles notions
« traçabilité », « principe
de précaution », par exemple que le discours
médiatique banalise par le processus de diffusion : «
ces notions continuent leur route avec des colorations sémantiques
nouvelles dans les différentes communautés concernées
par ces événements avant de revenir dans le circuit
de la communication médiatique. Au gré de ces voyages,
énonciativement incontrôlables, les mots spécialisés
ou leurs formulations médiatisées gagnent des sens
nouveaux, au détriment parfois de leur sens originel ».
Ainsi Sophie Moirand propose de restituer le parcours de la notion
de « vache folle ». Rapidement privilégiée
par la presse française au détriment du nom savant
de la maladie, « vache folle » désigne rapidement
moins la maladie que l'événement en tant que tel
et devient un « mot-événement ». La
diffusion du terme va ensuite s'accompagner d'une propagation
du sème de la folie et de l'adjectif « fou »
qui se met à fonctionner comme caractérisation de
produits carnés « la viande folle »,
d'animaux « le poulet fou »-, de produits
génétiquement modifiés « le soja
fou » ou encore d'entités poltico-économiques
« un capitalisme fou ».
Les processus de reformulation s'inscrivent dans un processus
circulaire de diffusion. C'est l'objet du troisième chapitre
intitulé « la diversité et la ronde des
dires ». Dans le cas des événements scientifiques
à caractère politique, les communautés langagières
concernées sont nombreuses et toutes mobilisent des formulations
autres que celle du discours scientifique. Dès lors, chaque
article produit un intertexte constitué de plusieurs voix
au sein duquel le journaliste apparaît comme un chef d'orchestre
qui emprunte toutes les formes de représentation du discours
d'autrui (des plus visibles au plus masquées). Ce fractionnement
du fil horizontal du discours témoigne de la diversité
des voix mobilisées lors d'événements scientifiques
à caractère politique. Il est amplifié lorsque
l'événement se déplace des pages sciences
aux pages société, politique, économique...
Le discours de la science se dilue alors encore un peu plus dans
l'entremêlement des discours autres ; et le modèle
classique de transmission des savoirs disparaît au profit
d'une situation d'interaction complexe impliquant plusieurs discours
(de la science, du politique, de la médiation...). Ici,
la médiatisation relève donc non d'un résultat
produit par un énonciateur unique mais d'un processus circulaire,
complexe et dépendant de l'interaction entre les différents
discours diffusés dans la société. Ce sont
les traces que laissent ces processus de médiatisation
sur la matérialité discursive que Sophie Moirand
s'attache à analyser.
Dans la dernière partie de l'ouvrage, Sophie Moirand développe
l'hypothèse d'une mémoire interdiscursive médiatique
se situant dans le fil vertical du discours. Non éphémères,
les discours médiatiques s'inscrivent dans des domaines
de mémoire à court, moyen et long terme. Bien qu'elle
se construise parfois à l'insu du locuteur, cette mémoire
interdiscursive apparaît au sein même de la matérialité
discursive. Dès lors, l'auteur propose de distinguer les
différents modes et lieux d'inscription de ce qu'elle nomme
la « mémoire des mots » et la «
mémoire des dires ». En fin d'ouvrage, ses propositions
trouvent leur place dans une réflexion plus large sur le
rôle de la mémoire discursive dans la réception
des discours de presse et dans la constitution des mémoires
collectives.
Au-delà de la qualité indéniable de l'ouvrage,
il est regrettable que ce travail n'ait pas été
l'occasion d'appliquer la méthode et les outils proposés
à d'autres « moments discursifs »
que ceux déjà analysés par l'auteur dans
ses nombreux articles. La pertinence et la légitimité
de la perspective d'approche des discours médiatiques de
Sophie Moirand n'en seraient sorties, sans doute, que renforcées.
Par ailleurs, le lecteur peut être frustré de ne
pas retrouver dans cet ouvrage la précision théorique
de certains articles. En effet, l'auteur ne s'attache pas ici
à démontrer clairement la capacité du cadre
dialogique à dépasser les cadres de l'énonciation
indicielle et pragmatique ; et fait finalement l'économie
d'une épistémologie du concept de dialogisme qui,
pourtant, constitue le socle théorique des propositions.
L'on ne saurait donc trop conseiller au lecteur de compléter
sa lecture par un ou deux articles de l'auteur dans lesquels la
dimension pédagogique de la contribution s'efface au profit
d'une investigation plus théorique du sujet.
Reste que cet ouvrage propose une synthèse claire des nombreux
articles d'un auteur qui ne trouvent malheureusement que trop
rarement sa place dans les bibliographies des étudiants
et chercheurs qui analysent les discours de presse en Sciences
de l'Information et de la Communication. Sans doute, peut-on y
voir le poids de frontières disciplinaires qui restent
pourtant très vulnérables dans le cadre de l'analyse
de discours.
©
Sciences de la Société n° 72 - oct. 2007
Jacques LE BOHEC, Elections et télévision, Grenoble, PUG, 2007, 206 p.
Recension par Alina ROMASCU, étudiante en master 2 Recherche "Esthétique, communication audiovisuelle et médias", Université Toulouse-Le Mirail
Alors que les élections présidentielles
de 2002 en France ont « mis sur le devant de la scène
la question des rapports entre élections et télévision
», Jacques Le Bohec, professeur à l'université
Lumière de Lyon 2, va plus loin en 2007 et se demande dans
son ouvrage « Elections et télévision »
comment « la télévision fait-elle l'élection
? ». Les éléments de réponse proposés
par l'auteur à cette interrogation sont organisés
dans son livre en six chapitres dont les références
sont principalement les travaux sur ce sujet menés par
des chercheurs en sciences sociales, notamment en sociologie,
science politique, anthropologie, histoire et sciences de l'information
et de la communication.
Ainsi, le premier chapitre de l'ouvrage, « Le pouvoir des
médias » est consacré aux problèmes
soulevés par ce que l'auteur appelle « le pouvoir
magique » des médias électroniques. Ce pouvoir
magique correspond dans l'analyse proposée à
l'influence persuasive des médias sur les publics. Plus
exactement, les messages diffusés par les médias «
auraient la capacité de faire changer les opinions et les
conduites » des publics. Dans ce cadre l'auteur formule
l'une de principales thèses de son ouvrage : « la
croyance selon laquelle les médias essaient de nous influencer,
manipuler ou intoxiquer est contrebalancée par le soupçon
fréquent de médias censurés, auxquels on
ne peut donc accorder qu'une confiance limitée ».
Dans le deuxième chapitre intitulé «
Les rapports presse-politique » l'auteur propose une grille
d'analyse des relations entre les acteurs journalistiques et les
politiques qui vise à déterminer l'état du
rapport de forces qui pourrait s'établir entre ces
deux catégorie d'acteurs médiatiques. L'auteur souligne
d'une part, que nombreux acteurs politiques ont une « vision
instrumentale des médias », en les considérant
« comme des moyens de communication au sens étymologique,
des vecteurs dont la fonction est de faire passer un message à
la population, de préférence sans déformation
ni commentaire désobligeant, sans être tronqué
par des coupures intempestives décidées par les
journaliste ». D'autre part, les journalistes essaient
d'obtenir des « messages favorables à leur cause »,
ayant comme but de convaincre les électeurs. Par conséquent,
pour établir l'état de rapports de forces entre
les journalistes et les acteurs politiques il faut prendre en
compte les ressources des deux côtés plutôt
que de parler « de médias et pouvoir »
ou « pouvoir des journalistes ».
Le troisième chapitre porte sur les formes de présence
de la politique à la télévision et le journalisme
politique dans ce média. Ainsi, d'abord il est montré
comment la politique apparaît à la télévision
à travers les journaux télévisés,
les émissions politiques proprement dites, mais aussi à
travers les programmes à contenu satirique ou parfois par
les parodies politiques qui sont moins représenté
sur les chaînes publiques. Dans une deuxième partie
du chapitre sont premièrement évoquées les
principales structures de la télévision, en faisant
une courte présentation de l'évolution historique
de l'information télévisée et du paysage
audiovisuel français, ensuite sont mises en exergues les
principales étapes historiques qui ont marqué les
émissions politiques en France, pour aboutir, enfin, au
traitement journalistique des informations.
Le quatrième chapitre analyse les structures considérées
précédemment et la dynamique des campagnes pré-électorales
qui précèdent les scrutins. Dans ce contexte, les
campagnes électorales sont caractérisées
par une forte mobilisation de ressources et par une interdépendance
entre diverses catégories de professionnels. Alors la structure
de l'offre politique qui est proposé le jour du scrutin
aux électeurs est influencée par les interactions
multiples et complexes qui se produisent entre les journalistes,
les sondeurs, les professionnels de la politique et les politologues.
Dans un cinquième chapitre intitulé « Le vote
comme rituel » l'auteur porte un regard sur la dimension
socio-anthropologique du fait qui est l'acte citoyen de se déplacer
pour aller voter. Jaques le Bohec définit, ainsi, le vote
comme « un rituel », car le vote représente
une expérience collective qui a le rôle de révéler
et de réactiver l'appartenance à des groupes sociaux.
L'auteur développe dans ce chapitre les raisons qui expliquent
le résultat d'une élection ou d'un référendum
en soulignant que l'« exposition » des électeurs
aux discours politiques ou aux médias n'explique pas le
résultat des élections puisque « les citoyens
sont des agents socialisés dont les habitus ne disparaissent
pas en pénétrant dans l'isoloir ». Le processus
d'orientation du vote des électeurs est influencé
par certains déterminants comme les « situations
sociales » ou leurs « structures mentales »
tout en tenant compte que chaque individu « est socialisé
et situé dans la hiérarchie sociale ».
Enfin, le dernier chapitre de l'ouvrage traite « Les soirées
électorales télévisées » qui
font partie intégrante du rituel de vote parce qu'elles
« concentrent l'attention de millions de personnes »
et « concourent à la construction sociale de l'événement
politique ». L'auteur affirme qu'au cours de l'émission
se déroulent une ou plusieurs séquences du rituel
comme, par exemple, l'annonce des résultats, la réunion
des participants, la séparation des électeurs et
des élus et la clôture du rituel.
L'ouvrage se termine par un post-scriptum où l'auteur rajoute
quelques dernières remarques générales concernant
l'adoubement journalistique, l'échange de procédés
entre les acteurs politiques et les journalistes mais aussi concernant
la fonction sociale du rite électoral.
©
Sciences de la Société n° 72 - oct. 2007
Clarisse HERRENSCHMIDT, Les trois écritures. Langue, nombre, code, Paris, Gallimard, 2007.
Recension par Serguei SOLOVIEV, Professeur d'informatique, IRIT-Université Toulouse 3
Voilà un livre savant et profondément
humain, parfois un peu difficile à lire mais les
thèmes abordés valent la peine d'être étudiés,
et l'effort du lecteur sera récompensé. Ce qui me
semble le plus étonnant, c'est que l'auteur arrive à
combiner rigueur scientifique et audace littéraire, et
réussit à amuser et divertir le lecteur. Cela s'applique
à un très large diapason de lecteurs, sans doute
aussi à ses collègues dont l'intérêt
principal est d'ordre professionnel, mais également à
tous ceux qui sont fascinés par les méandres de
l'Histoire des cultures et des civilisations.
Le livre « raconte des histoires ». L'histoire d'Enmerkar
et du seigneur d'Aratta (p.77-78), datée du XXIVe siècle
avant notre ère, nous parle de l'invention de l'écriture.
L'histoire du sacrifice du « h » aspiré par
les citoyens d'Athènes (p. 161-176) est basée sur
le récit qui en est donné dans la « Constitution
d'Athènes » d'Aristote. Il s'agit d'un « abandon
graphique au nom de la cohésion sociale ».
L'auteur propose, également, son interprétation
de l'histoire énigmatique de Crésus et de sa boulangère
(p. 234-242) que l'on trouve chez Hérodote. « En
outre, Crésus envoya beaucoup d'autres offrandes... ainsi
qu'une statue d'une femme de trois coudées en or, que les
Delphiens affirment être la statue de sa boulangère.
» Analysant le texte grec, l'auteur nous dévoile
les jeux de mots multiples faisant allusion au fait que c'est
Crésus qui a lancé la frappe systématique
de la monnaie en argent, aux liens mythologiques avec Artémis
(l'argent était son métal), aux sacrifices consentis
aux dieux.
Une question se pose, indirectement liée à ce texte,
mais stimulée par la profondeur des liens entre présent
et passé qui s'y dévoilent : les expressions toujours
en usage dans nos langues, « beaucoup de blé »
(beaucoup d'argent) en français argotique et « to
make a lot of bread » (gagner beaucoup d'argent) en anglais,
sont-elles héritées de ce lointain passé
?
Plus loin (chapitre VII « Des figures, des nombres et des
rapports »), l'auteur étudie un système de
notation géométrique utilisé sur le revers
des monnaies antiques grecques. « Nous faisons l'hypothèse
que les figures géométriques des pièces constituèrent
un mode d'écriture des nombres et de leurs rapports...
».
Bien que rendant la lecture agréable et divertissante,
ces histoires et citations de sources rares n'arrivent cependant
pas à nous faire oublier le cours de la pensée exploratrice
qui suit le développement de l'écriture de son apparition
jusqu'à nos jours. Il convient ici de citer l'avant-propos
de ce livre, qui caractérise bien l'ensemble : «
Les pages qui suivent traitent d'une histoire de cinquante-trois
siècles, pendant lesquels se nouent deux écheveaux
sémiologiques achevés. Le premier, celui de l'histoire
inventive de l'écriture des langues tant que l'on
a cherché à diviser les langues en des unités
plus petites a débuté vers 3300 et s'est achevé
au plus tard vers 750 avant notre ère avec l'alphabet grec
complet. (...) Le deuxième, l'histoire inventive de l'écriture
monétaire arithmétique, a commencé vers 620
avant notre ère et se termine avec la séparation
du dollar états-unien d'avec l'or, le 15 août 1971
sous Richard Nixon, entraînant la séparation des
monnaies européennes alignées sur le dollar :
il a duré tant que la monnaie s'est signalée comme
outil cognitif de l'ordre de la Mathématique. Le troisième
vient de commencer, une première fois entre 1936 et 1948
avec les débuts de l'écriture informatique, une
seconde en 1969 avec l'écriture réticulaire ».
Et plus loin : « Nous vivons un grand chambardement sémiologique
: proposition qui permet de mettre à distance pour la penser
une part des troubles où nous sommes pris tourbillons
de discours et monétaires, silence et manques symboliques.
»
Comme tout scientifique sérieux, l'auteur, spécialiste
des langues, religions et civilisations de l'Iran avant l'Islam,
mais aussi de la Grèce ancienne (curieuse et attentive
à beaucoup d'autres choses, mentionnons par exemple sa
participation au travail de l'Atelier internet, à l'ENS,
rue d'Ulm et ses articles récents consacrés à
l'internet), sait bien se poser des limites : « La région
du monde que nous allons visiter consiste en cet enchaînement
de régimes de signes : la Mésopotamie et l'Iran,
la Méditerranée orientale et le Monde grec, l'Europe
et les États-Unis. Au demeurant, il manque à cette
étude l'Égypte et la Rome antiques, l'Inde et sa
Mathématique responsable des dix chiffres... Le lecteur
ne lira rien non plus sur la Chine ... rien sur les glyphes mayas
ces absences-là sont volontaires. »
La spécialité principale de l'auteur n'est pas l'économie
ou l'informatique, mais les questions importantes liées
au sujet principal, le développement de l'écriture,
sont abordées avec une grande rigueur. Informaticien de
métier, c'est avec grand plaisir que j'ai lu les chapitres
consacrés à l'informatique. Ce qui est extraordinaire,
c'est l'effort de recherche, d'analyse et surtout de synthèse
de l'auteur, permettant de dépasser les divisions artificielles
des domaines scientifiques et de montrer ce grand flux, l'Histoire
des Signes, dans son parcours millénaire, avec tout ce
qu'il crée, détruit et bouleverse.
©
Sciences de la Société n° 72 - oct. 2007
Alban BOUVIER, Bernard CONEIN, dir., L'épistémologie sociale. Une théorie
sociale de la connaissance, Éditions de l'École
des hautes études en sciences sociales, Paris, 2007, 316
p.
Recension
par Stefan BRATOSIN, MCF HDR
de Sciences de l'information et de la communication, LERASS-Université
Toulouse 3
L'épistémologie sociale ou
plus exactement l'analyse de la dimension sociale de la connaissance
est fondée sur le constat de plus en plus réitéré
dans l'ensemble des sciences sociales que les phénomènes
ne sont pas connus nécessairement à partir des sources
directes, mais par l'intermédiaire d'autrui, ce qui appelle
et implique dans l'activité de recherche des processus
de confiance fondés sur la réactivation et le déploiement
de croyances, ainsi que de reconnaissances d'autorités
diverses.
L'opportunité d'un tel ouvrage apparaît, donc, comme
une contribution remarquable au moment où la question de
la transmission de l'information met en évidence les préoccupations
actuelles portant sur la dimension sociale de la connaissance
: « la construction, au cours d'interactions, de justifications
recevables ou acceptables ; les modes ordinaires de pensée
et de raisonnement ; ou encore les relations de coopération
et de collaboration dans une communauté épistémique
». Les quatre parties de l'ouvrage rendent, ainsi, compte
d'un ensemble de manières de reconnaître le caractère
social des normes de la connaissance.
Dans un premier temps, l'ouvrage est marqué par le souci
des auteurs de distinguer entre l'épistémologie
sociale et les autres approches philosophiques et sociologiques
de la connaissance. A cet effet, les contributions de Philip Kitcher
et Pascal Engel apportent un certain nombre d'éléments
de réponse à la question capitale de « la
vérité dans le cadre d'une conception sociale de
l'épistémologie ».
Plus exactement, Philip Kitcher en partant du postulat que «
l'épistémologie sociale débute par le rejet
de la réduction individualiste » développe
un raisonnement où l'épistémologie sociale
est conçue selon différents types de « dépendances
épistémiques » qui s'établissent dans
les rapports des sujets individuels à d'autres sujets individuels
ou à des sujets collectifs. Dans cette optique «
nous devrions considérer quelle distribution de points
de vue servirait au mieux la communauté, permettant ainsi
plus aisément que le consensus se fasse sur la vérité
».
Pascal Engel, pour sa part, se demande, au contraire, si «
une épistémologie sociale peut-elle être aléthiste
? », car pour lui, une épistémologie n'est
pas sociale uniquement en raison de son caractère social
intrinsèque ou en vertu de sa capacité de transmuer
sa dimension individualiste en dimension sociale puisque «
la vérité, la justification, la connaissance et
la rationalité sont des notions qui peuvent être
comprises indépendamment de leur dimension sociale ».
Centrée sur la nature, le sens et le rôle des rapports
de confiance et d'autorité épistémique, la
deuxième partie de l'ouvrage aborde également le
cas de la persuasion argumentée pour analyser les rapports
à autrui dans un contexte où ils apparaissent à
un stade peu complexifié participant principalement de
l'unilatéralité ou au plus d'un caractère
dissymétrique considérable.
Ainsi, Dan Sperber dont la thèse principale est que
nombreuses croyances socialement acquises sont fausses à
cause d'un bon fonctionnement de la communication sociale
soutient que « la possibilité de manipuler cognitivement
autrui est un des effets qui rendent le témoignage et l'argumentation
adaptatifs ».
Gloria Orrigi s'interroge sur « la dépendance
épistémique de la parole des autres »
et en soulignant que peu de connaissances sont acquises
sans médiation d'autrui développe une réflexion
sur l'ontogénèse de la confiance épistémique.
L'analyse des rapports déférentiels faite par Philippe
de Brabanter, David Nicolas, Isidora Stojanovic et Neftali Villanueva
analyse qui clôt cette partie oppose à
la déférence linguistique la déférence
épistémique en concluant que la déférence
épistémique « survient à chaque fois
qu'une personne fonde () une de ses croyances ou un de ses jugements
sur le jugements d'une autre personne ».
La troisième section porte un regard sur la connaissance
dans un cadre explicitement interactionniste en analysant les
problèmes de coordination et de coopération en matière
de connaissance aussi bien lorsqu'il s'agit de connaissance scientifique
que lorsqu'il est question de connaissance ordinaire. En ce qui
concerne la pratique de « faire de la recherche en
collaboration »,
Paul Thagard distingue, ainsi, quatre types de collaboration
employeur/ employé, professeur/ apprenti, pair/ semblable
et pair/ différent et montre comment ils influent
sur les cinq critères goldmaniens d'évaluation épistémiques
auxquels il rajoute un sixième, l'efficacité explicative.
Dans le même registre, mais en considérant précisément
les TIC,
Bernard Conein s'intéresse à la manière dont
ces outils techniques de communication assistent la vérité
en facilitant l'accès à l'information reconnue.
Plus exactement, il se demande a) « quelles sont les configurations
relationnelles entre les informations favorables à l'acquisition
de connaissance » et b) « de quelle façon les
TIC peuvent-elles contribuer à rendre optimales ces configurations ».
Le dernier texte de cette partie est signé par Mara Beler
qui revient à l'histoire et à la sociologie des
sciences en faisant d'une part « l'éloge du désaccord
» puisque les théories sont rarement le produit
des négociations entre les chercheurs mais en montrant,
d'autre part, que les résultats scientifiques sont obtenus
dans un contexte collectif et de discussion.
Quant à la quatrième partie de l'ouvrage, elle aborde
« la question de savoir dans quelle mesure et en quel sens
on peut dire qu'un groupe peut être en tant que tel un sujet
de connaissance ». A ce titre, la réflexion porte
sur trois notions : la croyance collective, l'engagement
de groupe et l'école. Dans ce cadre, Margaret Gilbert affirme
le rôle inéluctable joué par les croyances
collectives lorsqu'il s'agit de considérer le changement
scientifique et souligne la difficulté réelle pour
les membres d'une communauté de modifier les croyances
collectives. Sur ce sujet, celui des croyances collectives, revient
également Alban Bouvier qui à partir de la question
« qu'est-ce qu'un engagement de groupe en sciences sociales
? » analyse finement le cas de l'école autrichienne
d'économie. Pour finir, toujours en prenant appui sur l'exemple
autrichien, Pierre Livet tente une « élaboration
du concept d'école », tout en distinguant entre
le caractère collectif d'une école et l'engagement
d'un groupe.
En somme, ce volume qui ne se propose, certes, de couvrir
complètement le champ de l'épistémologie
sociale est remarquable pour la manière dont il met
en évidence la richesse du domaine et sa complexité,
ainsi que l'acuité avec laquelle se posent actuellement
les questions-clés de l'épistémologie sociale.
©
Sciences de la Société n° 72 - oct. 2007