SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ
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N° 65 - mai 2005
Les
idéologies émergentes des politiques territoriales
Dossier
coordonné par Lionel
ARNAUD, Christian LE BART et Romain PASQUIER
Lionel ARNAUD, Christian LE BART,
Romain PASQUIER,
Déplacements
idéologiques et action publique. Le laboratoire des politiques
territoriales [texte intégral]
Stéphane CADIOU,
Vers une action
urbaine « moderniste » : les effets du discours des
experts savants
Gilles PINSON, L'idéologie des projets urbains.
L'analyse des politiques urbaines entre précédent
anglo-saxon et « détour » italien
Yves PALAU, La politique de la ville : négation des idéologies
partisanes et matrice idéologique organiciste
Philippe TEILLET, La dimension idéologique de
la recomposition des territoires. Le cas du « modèle
angevin »
Valérie SALA PALA, Le racisme institutionnel dans la politique du logement
social
Jacques de MAILLARD,
Les politiques de sécurité.
Réorientations politiques et différenciations locales
Hélène REIGNER, L'idéologie anonyme d'un objet dépolitisé
: la sécurité routière
Claire VISIER, La « Méditerranée ». D'une
idéologie militante à une vulgate consensuelle
Lionel ARNAUD, Christian
LE BART, Romain PASQUIER,
Déplacements idéologiques
et action publique. Le laboratoire des politiques territoriales
Texte
intégral
On sait aujourd'hui beaucoup de choses sur les politiques publiques
en général, sur les politiques territoriales en
particulier. De la fabrique de l'agenda décisionnel jusqu'à
l'évaluation, chacune des étapes constitutives de
l'action publique territoriale a été interrogée.
Des politiques régionales aux politiques municipales, sans
oublier les multiples niveaux intermédiaires (politiques
départementales, intercommunales), toutes les institutions
décentralisées ont été étudiées
dans leur capacité à produire, initier, négocier,
des dispositifs d'action publique. La complexité des échanges
entre ces différents niveaux institutionnels, mais aussi
entre chacun de ces niveaux et les territoires concernés,
sans parler de la relation pérenne avec les divers segments
du pouvoir d'État, tout cela fait depuis vingt ans l'objet
d'investigations qui ne reculent devant aucune « boîte
noire ». La cumulativité de ces travaux est
évidente, comme en témoigne la richesse des débats
contemporains sur la gouvernance urbaine ou régionale.
Une hypothèse nourrit l'ensemble des travaux sur ces politiques locales : celle de leur croissante standardisation. Au traditionnel questionnement « does politics matter ? » que toute une série de recherches avait interrogé dans les années 1970 et 1980, en particulier autour de la réalité du pouvoir des maires, les chercheurs répondent dans la décennie suivante en invoquant les multiples facteurs qui, contraintes et/ou ressources, pré-déterminent le champ de possibilité de l'action publique (Le Galès, Thatcher, 1995). Tout le monde ferait à peu près la même chose partout, plus ou moins vite, plus ou moins bien, en fonction des ressources disponibles. La variable politique, aveuglante en période électorale, perdrait toute pertinence à mesure que le processus décisionnel se durcit. Citons quelques facteurs invoqués à l'appui de cette thèse :
- la professionnalisation des décideurs, élus ou fonctionnaires, qui les prédispose à parler le même langage, à s'imprégner des mêmes valeurs, à produire les mêmes discours, à appréhender la réalité de la même façon ;
- la logique d'échanges entre territoires, qui pousse à la diffusion accélérée de l'innovation, à la circulation rapide des façons de faire ;
- le déclin des alternatives politiques qui rend particulièrement hypothétique la conception de politiques franchement distinctes.
En résumé, l'action publique contemporaine serait en voie de standardisation du fait de la professionnalisation des joueurs et de leur interdépendance croissante, le constat d'une déconnection entre la politique électorale et la politique des problèmes étant même souvent avancé (Leca, 1996). Ce tableau est certes caricatural : des tentatives ont été faites pour dépasser cette dichotomie. Les recherches sur le métier politique visaient, par exemple, à penser concomitamment les stratégies électorales et les entreprises décisionnelles en mobilisant la sociologie des professions ou bien le concept de rôle social (Fontaine, Le Bart, 1994). De même les tentatives plus récentes pour renouer avec la notion de leadership, elle aussi transversale qui permet de penser ensemble logiques de pouvoir et dynamiques de l'action publique (Genieys et al., 2000). A chaque fois il s'agit d'aller en amont du processus de division du travail savant au motif que celui-ci entérine (sans se donner les moyens de le penser) la séparation entre politics et policies. Néanmoins il nous semble que le dialogue entre ces deux sous champs de recherche de la science politique peut encore progresser en posant à nouveau la question du politique dans l'action publique territoriale.
En quoi les actions publiques sont-elles le reflet des choix ou des orientations idéologiques de ceux qui les conduisent ? Cette question simple, à l'origine de cette livraison de Sciences de la Société, est en fait une des interrogations fondamentales des sciences du politique. L'articulation entre, d'un côté, les idées et croyances, et de l'autre, les politiques publiques nous place en effet au cur de la réflexion sur le fonctionnement démocratique (Muller, 1995). L'angle d'analyse adopté ici par les différents contributeurs consiste à prendre au sérieux l'approche des politiques territoriales en termes d'idéologie. Une idéologie n'est pas, en effet, une simple idée ou croyance, elle exprime une vision de la société, énonce des valeurs, propose des liens de causalité entre des phénomènes en donnant une intelligibilité tout à la fois aux dysfonctionnements de la société et aux régulations possibles. Mais si l'analyse des idéologies dans les politiques publiques se distingue d'une sociologie qui viserait à « dévoiler » les intentions cachées des acteurs, sa principale justification réside néanmoins dans le souci de rendre aux décisions publiques leur caractère proprement « politique », autrement dit non seulement leur capacité à décider et à constituer un ordre social, mais surtout à exercer un arbitrage, à résoudre des conflits et à sanctionner. A ce niveau, l'analyse des politiques publiques reste bien l'étude des mécanismes de domination politique, au sens de Weber : la capacité, pour un groupe social donné, de faire accepter à l'ensemble des participants ses propres valeurs en dépit du fait qu'ils en sont les premiers bénéficiaires et qu'elles jouent principalement à leur avantage.
En ce sens, les contributions qui suivent soulignent deux évolutions majeures :
Les idéologies de l'action publique : la fin des grands récits
Tout d'abord, elles confirment le déclin des grandes idéologies partisanes dans l'exercice quotidien de l'action publique. Les grands modèles d'intelligibilité du monde ont laissé la place à un pragmatisme raisonné. Les textes de Jacques de Maillard, Philippe Teillet, Gilles Pinson soulignent que les élus franchissent allègrement les clivages partisans. L'analyse des politiques territoriales montre que les principaux « verrous » idéologiques liés à des appartenances partisanes ont largement disparu. Les maires de Gauche apprennent l'aide aux entreprises, les dispositifs de répression et de surveillance, l'art de privatiser. Ceux de Droite mettent en place des instances de concertation, invoquent la démocratie locale, l'environnement, le dialogue avec les populations immigrées Standardisation et dépolitisation semblent donc s'alimenter mutuellement. Que reste-t-il alors des idéologies partisanes ?
Si elles ne sont plus des modèles d'intelligibilité du monde et de ses problèmes, les discours partisans participent toujours d'un travail d'habillage rhétorique (Claire Visier). L'action politique a en effet besoin de sens. Le travail des élus consiste donc à faire tenir ensemble une action publique aux marges de manuvre de plus en plus étroites et un ensemble des valeurs dominantes de la période (liberté, droit à la sécurité, justice sociale, citoyenneté, développement durable). Cet exercice est d'autant plus difficile que, comme le montre la contribution de Valérie Sala Pala sur la gestion du logement social à Marseille, le grand récit républicain est en voie d'implosion. Cette contribution met en effet en évidence le décalage flagrant entre l'idéologie républicaine de l'intégration qui informe les catégories nationales d'action publique et les pratiques concrètes de gestion au plan local. Alors que le récit républicain nie obstinément les catégories ethniques, l'exemple du logement social montre que l'usage de ces catégories fait partie, qu'on le veuille ou non, des nouvelles modalités de régulation de l'action publique.
Nouvelles idéologies professionnelles et diversités territoriales
Le déclin des idéologies politiques signifie-t-il pour autant une déconnection inexorable entre politics et policies ? Plusieurs contributeurs répondent par la négative à cette question (Stéphane Cadiou, Hélène Reignier, Jacques de Maillard, Gilles Pinson) et nous invitent à ne pas réduire l'idéologie à l'idéologie partisane. Ce n'est pas parce que les choix d'action publique se sont déconnectés des prises de position idéologiques des élus que cette action cesse d'être redevable de toute analyse en termes d'idéologie. Il n'est pas très audacieux de faire l'hypothèse selon laquelle il y a toujours de l'idéologie dans l'action publique, parce que toute une série d'acteurs sociaux continuent d'être porteurs de croyances discriminantes, de visions singulières du monde qui influent sur les façons de penser les problèmes et sur l'élaboration d'instruments de régulation. Plutôt qu'à un déclin, on assisterait dès lors à une série de déplacements idéologiques.
Les idéologies seraient désormais moins à chercher dans les formations politiques que dans les milieux professionnels ou dans l'univers des experts patentés des politiques territoriales, dans les cabinets d'audit ou à l'Université. Que ce soit en matière de sécurité routière, de politiques de sécurité ou de politiques de la ville, on voit se former des coalitions de cause au centre desquelles les experts-savants s'affrontent pour imposer leurs visions du monde et les instruments de régulation qui les accompagnent (Stéphane Cadiou, Hélène Reignier). Ces nouvelles idéologies professionnelles s'accommodent parfaitement de logiques de différenciation, notamment au niveau territorial. Souvent faiblement élaborées sur le plan doctrinal, elles ont la force du mou et de l'implicite, en ce sens qu'elles s'adaptent à des configurations locales variées et n'excluent pas les compromis et les orientations différentes (Gilles Pinson, Jacques de Maillard).
Au final, les textes présentés
dans ce numéro mettent en évidence que, loin de
se cantonner à de « grands récits »,
notamment partisans, l'idéologie doit aujourd'hui plus
que jamais être recherchée du côté des
instruments et des outils de la régulation. En ce sens,
les politiques territoriales sont symptomatiques d'une reconfiguration
de l'idéologie et de la représentation du pouvoir,
de la façon dont ce dernier s'affirme et se redéploie
dans l'ensemble de la société.
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Sciences de la Société n° 65 - mai 2005
Références bibliographiques
Fontaine (J.), Le Bart
(C.), 1994, dir., Le métier d'élu local, Paris,
L'Harmattan.
Garraud (P.), 1989, Profession : homme politique. La carrière
politique des maires urbains, Paris, L'Harmattan.
Genieys (W.), Smith (A.), Baraize (F.), Faure (A.), Négrier
(E.), 2000, « Le pouvoir local en débats : pour une
sociologie du rapport en leadership et territoire », Pôle
Sud, n° 13.
Leca (J.), 1996, « La gouvernance de la France sous la Cinquième
République : une perspective de sociologie comparative
», in Arcy (F. d'), Rouban (L.), dir., De la vème
République à l'Europe. Hommage à Jean-Louis
Quermonne, Paris, Presses de Sciences Po.
Le Gales (P.), Thatcher (M.), 1995, Les réseaux de politique
publique, débat autour des policy networks, Paris, L'Harmattan.
Muller (P.), 1995, « Les politiques publiques comme construction
d'un rapport au monde », in Faure (A.), Pollet (G.), Warin
(P.), éd., La construction du sens dans les politiques
publiques, Paris, L'Harmattan, 153-179.
Stéphane CADIOU, Vers une action
urbaine « moderniste » : les effets du discours des
experts savants
Résumé
Les villes
connaissent aujourd'hui une nouvelle actualité. Elles s'imposent
comme des lieux centraux de traitement de toute une série
des problèmes. Dans ce contexte, la modernisation de l'action
urbaine est devenue un enjeu de réflexion. Cet article
aborde le rôle joué par un petit monde d'experts
savants dans la rationalisation d'un langage d'action à
mesure que se diversifient les instruments et terrains d'intervention
dans les villes. Plus précisément, il vise à
examiner les principes de raisonnement d'un discours d'expertise
et ses effets de réalité.
Mots-clés : expertise, discours savants, action urbaine, idéologie, mobilisation.
Gilles
PINSON,
L'idéologie des projets urbains. L'analyse des politiques
urbaines entre précédent anglo-saxon et « détour
» italien
Résumé
L'idéologie
des projets urbains. L'analyse des politiques urbaines entre précédent
anglo-saxon et « détour » italien
L'idéologie qui sous-tend l'usage par les acteurs des politiques
urbaines d'instruments tels que les projets urbains ou les projets
de ville est ambiguë. Pour lever cette ambiguïté,
on peut avoir recours à des théories anglo-saxonnes
qui amènent à voir dans le projet la forme d'action
adaptée à des politiques urbaines soumises au dogme
néo-libéral. Mais le détour par un examen
des pratiques italiennes du projet donne à voir un instrument
dont l'usage correspond aussi à des problèmes concrets
d'organisation de l'action collective dans les villes, usage qui
peut préfigurer la stabilisation de dispositifs nouveaux
de gouvernance des villes.
Mots-clés
: gouvernance,
idéologie, Marseille, planification, politiques urbaines,
projet, Turin.
Yves
PALAU,
La politique de la ville : négation des idéologies
partisanes et matrice idéologique organiciste
Résumé
La politique
de la ville se présente souvent comme a-idéologique
puisque conduite, dans des termes souvent proches, par des gouvernements
et des élus locaux de couleurs politiques différentes.
Pourtant, si la négation des idéologies partisanes
est à la fois la conséquence et la condition de
la mise en uvre de cette politique publique, la politique de la
ville comporte une dimension idéologique. Celle-ci agit
comme une matrice de type organiciste qui fait du territoire urbain
à la fois un des symptômes principaux des problèmes
sociaux actuels et l'espace sur lequel le traitement doit porter.
Mots-clés
: politique
de la ville, politique publique, territoire, idéologie,
organicisme, contractualisation.
Philippe
TEILLET,
La dimension idéologique de la recomposition des territoires.
Le cas du « modèle angevin »
Résumé
La recomposition des territoires est un processus présenté
comme pragmatique. Or, à partir de l'exemple de l'agglomération
d'Angers, il apparaît que cette recomposition favorise une
production idéologique (autour du « modèle
angevin ») qui affecte tant l'image du territoire que
le travail politique mené au sein de cette agglomération.
L'article s'attache ensuite, à travers les procédures
de construction d'un territoire de projet, à identifier
les mécanismes et enjeux de cette production idéologique.
Mots-clés
: recomposition,
territoires, pragmatisme, idéologie.
Valérie
SALA PALA,
Le racisme institutionnel dans la politique du logement social
Résumé
Le constat
des discriminations ethniques dans l'accès au logement
social conduit à poser la question du « racisme »
des hlm. Dans cet article, nous écartons l'hypothèse
d'un racisme purement individuel et celle d'une structure idéologique
raciste qui s'imposerait à tous les membres d'une culture
donnée, pour défendre celle d'un racisme institutionnel
et mettre en évidence les logiques institutionnelles de
production symbolique des frontières ethniques. Loin d'être
une aberration raciste, la saillance de l'ethnicité dans
les représentations et cartes mentales des acteurs prend
tout son sens rapportée à leur univers de sens et
de pratiques institutionnel.
Mots-clés : racisme, ethnicité, discrimination, logement social, institution, idéologie, représentations sociales..
Jacques
de MAILLARD,
Les politiques de sécurité.
Réorientations politiques et différenciations locales
Résumé
Interroger les représentations
sous-jacentes aux politiques locales de prévention et sécurité
demande de prendre en compte plusieurs niveaux de réalité
(les discours, les programmes d'action et les dispositifs organisationnels).
De cette analyse, il ressort que les politiques conduites le sont
en fonction de références mixtes, composites, instables.
A partir de l'étude de plusieurs municipalités,
on note cependant deux caractéristiques importantes : d'une
part, la transformation des références des élus
sur les questions d'insécurité, d'autre part, la
différenciation des logiques d'intervention des municipalités.
Mots-clés : villes, insécurité, discours
politique, idéologies, sécurité, partenariat.
Hélène
REIGNER,
L'idéologie anonyme d'un objet dépolitisé
: la sécurité routière
Résumé
Les politiques
de sécurité routière, objet méconnu
et exclu du conflit partisan, sont très standardisées
autour de la sensibilisation, le contrôle et la sanction
du comportement des conducteurs. Cette vision monocausale et dépolitisée
est porteuse d'une forte charge idéologique. Une symbolique
de la sécurité routière s'impose en effet,
qui fait de certaines catégories de conducteurs les repoussoirs
d'un « bon » fonctionnement de la vie collective.
Pourtant, des approches alternatives systémiques montrent
que les actes de délinquance délibérés
n'occupent qu'une place marginale dans la production des accidents
de la circulation. Robustes du point de vue scientifique, ces
connaissances sont peu relayées dans l'action publique.
Mots-clés
: sécurité
routière, action publique, idéologie, technique.
Claire
VISIER,
La « Méditerranée ». D'une idéologie
militante à une vulgate consensuelle
Résumé
Le discours
identitaire fondé sur la notion de « Méditerranée
» tente d'élaborer un contre modèle à
l'idéologie politique dominante du « choc des civilisations
». Au travers du parcours politique de M. Vauzelle, fervent
militant de la « Méditerranée », nous
montrerons que ce discours ne parvient pas à structurer
une idéologie politique militante au niveau local. Inapproprié
à la gestion politique des territoires locaux, il s'avère
également difficile à mettre en projet localement.
Il n'en demeure pas moins un discours vivace, développé
en direction de l'administration européenne et mobilisé
localement de façon consensuelle comme supplément
d'âme et de convivialité.
Mots-clés
: Méditerranée,
coopération Nord/ Sud, collectivités locales, idéologie.