Notes
de lecture du numéro 67 -
février 2006
Constantin SALAVASTRU, Rhétorique et politique, Paris,
L'Harmattan, 2005.
Patrick CHARAUDEAU, Les médias
et l'information L'impossible transparence du discours,
Bruxelles-Paris, De BoeckINA, 2005.
Pierre TÉVANIAN, Le voile
médiatique. Un faux débat : « l'affaire du
voile islamique », Paris, Liber/ Raisons d'agir, 2005.
Patrick CHARAUDEAU, Les médias et l'information L'impossible transparence du discours, Bruxelles-Paris, De BoeckINA, 2005, 250 pages.
Recension par Valérie BONNET, Sciences du langage, Université Montpellier 3 (n° 67, février 2006)
Les médias et l'information, réédition revisitée du Discours d'information médiatique est une somme, tout comme sa première version. En tant que tel, il est un outil précieux pour les universitaires et les étudiants en communication, comme pour les chercheurs qui s'intéressent aux discours médiatiques, les soubassements philosophiques et épistémologiques de cette démonstration à visée pragmatique en autorisant la lecture à différents niveaux. Cette réédition est en soi une bonne nouvelle car cet ouvrage, présent dans de nombreuses bibliographies, était épuisé ; mais elle est également l'occasion de se replonger dans une mine de pistes à explorer. En effet, comme le signale l'auteur « ce livre est à la fois le même et un autre » (Avertissement, p. 7).
De fait, on retrouve le travail minutieux de délimitation des notions et de définition de celles-ci, selon le procédé inventorial qui caractérise les ouvrages de P. Charaudeau, ce qui fait de son ouvrage un traité : définitions des notions de base du domaine ou extérieures au domaine et utiles ou utilisées en domaine médiatique abondent, dans une perspective didactique ou par soucis de rigueur d'exposition de la pensée.
Mais, au-delà des mises à jour bibliographiques et factuelles, le changement de titre Le discours d'information médiatique/Les médias et l'information marque un élargissement du propos, tandis que celui de sous-titre La construction du miroir social/L'impossible transparence du discours indique l'infléchissement du point de vue. Ainsi, quelques modifications dans l'organisation, quelques regroupements de paragraphes naguère épars (comme les notions d'espace public et d'opinion publique, chapitre 8), des modifications dans les titres (comme espace social pour espace public, chapitre 9), les recentrage autour de l'idée d'interaction, le dépassement d'assimilations un peu rapides (limiter l'interview au seul médium radiophonique, le débat et le reportage au seul médium télévisuel), la généralisation de la cartographie des genres journalistiques de la presse écrite aux différents genres d'information médiatiques dans une conception générale du domaine, plus généralement, la modification dans la démarche expositive, indiquent l'évolution d'une pensée.
Cette restructuration mérite que l'on précise ici la composition de l'ouvrage, puisque, si la démarche analytique et les interprétations demeurent, elles n'en influencent pas moins les voies de la démonstration. Après une longue introduction à caractère épistémologique, l'ouvrage se distribue en quatre parties, suivies d'un bilan critique portant sur les médias et la démocratie :
L'introduction s'ouvre par une argumentation claire et convaincante contre les idées reçues que l'auteur s'attache à pourfendre sur des bases de réflexion politologiques et philosophiques et pose le point de vue adopté pour le traitement des médias dans l'ouvrage.
Partant du schéma canonique de l'information,
Patrick Charaudeau revisite celui-ci dans la première partie
à la lueur de la notion d'intersubjectivité, développée
dans le cas présent dans la notion de transaction, centrale
dans le dispositif décrit, puisque c'est elle qui conditionnera
la construction des représentations afin d'atteindre l'effet
pragmatique visé. Cette partie, d'influence linguistique
prépare la deuxième qui porte sur le contrat d'information
médiatique, adaptation de la notion de contrat de communication
à la thématique de l'ouvrage. L'exposé des
principes théoriques de celui-ci sera suivi de chapitres
développant ses différentes composantes (instances,
message, circonstances, finalités).
Les parties suivantes s'attachent à deux points conséquents
de ce cadre contractuel et de l'ensemble de contraintes qu'il
délimite : les stratégies et les genres. Ainsi,
la troisième partie Les stratégies de mise en scène
de l'information), expose les procédures de transformation
de l'événement en information au moyen de diverses
pratiques (discriminer-structurer, rapporter, commenter, provoquer),
partie qui laisse une place autant aux discours qu'au dispositif.
La partie suivante (Les genres du discours d'information) pose
une théorie des genres et propose une typologie dynamique
des genres médiatiques, dont certains seront analysés
plus en détail.
L'ouvrage s'achève sur un bilan critique, qui permet, par l'exemplification du 11 Septembre 2001 événement médiatique en soi exemplaire d'en arriver à une conclusion avançant des propositions à caractère déontologie après une réflexion, centrale chez Charaudeau, sur la semi manipulation médiatique.
L'infléchissement des idées, évoqué plus haut, est particulièrement perceptible dans cette conclusion, qui a gagné en épaisseur et en radicalité en huit ans. Celle-ci, en forme d'écho à l'introduction, est traversée par la question de la responsabilité, des imputabilités partagées aux obligations des partenaires de cette transaction qu'est l'information médiatique. Ainsi, les récurrentes récusations de certaines doxa constituent une dénonciation de ces formes d'échappatoire que sont les discours de justification, de légitimation, d'accusation produits par des instances liées par une relation de solidarité réciproque, mais qui négligent les bases constructivistes de celle-ci.
Tout autant parcours critique que plaidoyer,
cet excursus est un constat réaliste sans indulgence coupable
nous avons les médias que nous méritons ,
mais aussi une démarche humaniste proposant des conditions
au « bien vivre ensemble » qu'il emprunte à
H. Arendt revoir le devoir de dire des médias et
mettre en uvre le droit de regard des citoyens. En définitive,
cet ouvrage, articulé autour de la notion de contrat de
communication, est traversé par l'idée de mutualité,
montrant ainsi la tension permanente que subissent et que s'imposent
les médias, mais aussi le rôle de chacune des trois
instances de l'espace public : le politique, le médiatique
et le citoyen. Car le contrat de communication médiatique
est la forme perceptible d'une pensée de la responsabilité
partagée, projet de l'auteur, dont l'ouvrage précédent,
Le discours politique Les masques du pouvoir (2005) est
le pendant politologique.
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Sciences de la Société n° 67 - février
2006
Constantin SALAVASTRU, Rhétorique et politique, Paris, L'Harmattan, 2005, 217 pages.
Recension par Stefan BRATOSIN, MCF de Sciences de l'information et de la communication, LERASS, Université Toulouse 3 (n° 67, février 2006)
En commençant par quelques considérations portant sur le lien millénaire entre la rhétorique et la politique, Constantin Salavastru annonce d'entrée le rôle central accordé au concept de « pouvoir » dans l'analyse et l'explicitation de ce lien. Autour de ce concept, il organise son ouvrage en deux parties. Cette organisation de l'ouvrage renvoie à une approche théorique dont la symétrie recherchée est fondée sur les deux points de départ immédiatement envisageables dans une telle démarche, c'est-à-dire le discours et le pouvoir.
Ainsi dans la première partie, pour rendre compte du lien entre la rhétorique et la politique, l'auteur considère la relation dans la perspective de la rhétorique. L'objectif poursuivi est de mettre en évidence « le pouvoir du discours ». A cet effet, Constantin Salavastru déploie d'abord les éléments de l'évolution de la rhétorique, une évolution tendue, inégale, insoupçonnée, circonstancielle, mais inlassablement séduisante pour l'être dans sa relation avec l'altérité. Dans ce cadre sont évoqués les rapports privilégiés entre la rhétorique et le fonctionnement de la société, les passages tantôt naturels, tantôt de convenance de la rhétorique vers d'autres disciplines et inversement, les jeux et les enjeux qui rendent difficiles les tentatives de saisir l'objet de la rhétorique depuis l'Antiquité jusqu'à la « nouvelle rhétorique » avec ses multiples axes de développement : rhétorique argumentative (Perelman, Toulmin, Grize, Berk, Göttert), rhétorique métaphysique (Derrida, Ricur), rhétorique textuelle (Barthes, Genette, Eco), rhétorique poétique (le Groupe m de Liège, Cohen).
Apparaît alors la question de l'identité de la rhétorique où le concept de discours est entendu par l'auteur comme « une extension plus vaste qui couvre toutes les formes de manifestation de l'être humain par le langage, dont celle de l'écriture ». La réponse apportée à cette question est contenue essentiellement dans une nouvelle définition de la rhétorique : « la rhétorique est la théorie de la performance discursive ». La performance discursive est considérée ici comme indice de la présence du caractère rhétorique (et) s'inscrit dans la suite d'autres termes comme action, changement et efficacité qui fondent la typologie de Morris sur le discours. Les divers mécanismes de la performance discursive sont regroupés en a) les mécanismes d'ordre rationnel, b) les mécanismes de la textualité, c) les mécanismes de l'ordre idéatique et d) les mécanismes qui relèvent du style et de la forme d'expression.
Dans ce cadre, Constantin Salavastru observe une « résurgence de la rhétorique » qu'il met en rapport avec « le développement de certains domaines pratiques - la publicité, par exemple - [qui] a remis au goût du jour les réglés générales de la rhétorique ». Les contributions théoriques les plus significatives à cette résurgence de la rhétorique relèvent de l'analyse sémiotique du discours, du paradigme postmoderne de l'écriture et de l'extension du concept de rationalité aux sciences humaines et sociales. Aussi, cette résurgence est révélatrice d'une diversité d'analyses du pouvoir du discours permettant d'illustrer à la fois l'unité et la pluralité typologique de la rhétorique actuelle. En assignant la rationalité à la rhétorique argumentative, l'ordre idéatique à la rhétorique métaphysique, l'architecture du discours à la rhétorique textuelle et le style à la rhétorique poétique, l'auteur tente, dès lors, la projection initiatique d'une perspective englobante de l'ensemble d'orientations dont participe le monde de la rhétorique.
Dans la deuxième partie de l'ouvrage, pour expliciter le lien entre la rhétorique et la politique, il prend pour appui la perspective politique de ce lien. La visée de la démarche est la mise en perspective du discours du pouvoir. Il s'agit d'une démarche où le pouvoir est défini comme « une relation qui a en vue un domaine et y engage deux "arguments" : le porteur du pouvoir et le destinataire du pouvoir ». A partir de cette définition, l'auteur livre une analyse du pouvoir en tant que relation.
D'abord, il saisit le pouvoir dans la relation avec l'autorité entendue dans le sens du logicien J.-M. Bochenski et distingue quatre situations possibles dans le cadre de cette relation : a) la présence de l'autorité et du pouvoir, b) la présence de l'autorité mais l'absence du pouvoir, c) la présence du pouvoir mais l'absence de l'autorité et d) l'absence de l'autorité et l'absence du pouvoir. La logique de relations où les propriétés de la relation prises en compte sont la réflexivité, la symétrie, la transitivité et la connexité devient ainsi un instrument méthodologique d'analyse pertinent pour expliciter le pouvoir et cela, notamment, dans le domaine politique.
Ensuite, dans le cadre de cette relation, en observant le rôle des sophismes dans le discours politique, l'auteur aborde le thème de la manipulation. La définition d'une situation de manipulation considérée ici comporte les conditions fondamentales suivantes : a) l'intentionnalité d'influencer par des moyens qui ne respectent pas les règles discursives ou la rationalité, b) le changement comme résultat de l'intentionnalité d'influencer, c) l'obtention du changement sans l'accord libre de celui (ceux) sur le(s)quel(s) s'exerce l'intentionnalité d'influencer et d) l'ignorance de celui (ceux) qui sont manipulées quant au non respect des règles discursives ou de la rationalité dans le processus d'influence. Cette définition est utilisée pour mettre en évidence plusieurs formes et voies de manipulation et développer une approche « pragma-dialectique » sur les sophismes dans le discours politique.
Pour clore la deuxième partie de son ouvrage et pour illustrer la performance discursive du discours du pouvoir, Constantin Salavastru interroge le discours politique roumain sur les thèmes néo-populistes. Il s'agit de prendre en considération une situation où les « leaders disent ce que l'auditoire voudrait entendre ».
L'analyse aboutit à un modèle explicatif de la performance du discours politique dont la schématisation discursive « image sommaire et essentielle d'un thème qu'un locuteur développe devant son interlocuteur » est le concept central de la référence thématique.
Enfin, il faut remarquer l'excellente initiative
de l'auteur d'accompagner son texte d'un petit glossaire, extrêmement
utile, parfois, pour situer plus exactement le sens de certains
syntagmes dans le cadre théorique de l'ouvrage.
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Sciences de la Société n° 67 - février
2006
Pierre TÉVANIAN, Le voile médiatique. Un faux débat : « l'affaire du voile islamique », Paris, Liber/ Raisons d'agir, 2005, 144 pages.
Recension par Jacques LE BOHEC, Professeur de Sciences de l'information et de la communication, Université Lyon 2 (n° 67, février 2006)
On le subodorait, Pierre Tévanian le montre clairement : les grands médias n'ont pas permis que le débat sur le « voile islamique » (2003-2004) soit réaliste, équilibré et rationnel. Ils ont même contribué à redoubler les arrière-pensées politiques en construisant un débat faussé et manichéen. L'auteur, depuis longtemps attentif aux manifestations de racisme parmi les élites, constate trois choses : 1) la construction du « voile » comme problème majeur ; 2) la parole a été massivement donnée aux partisans du prohibitionnisme (interdiction du voile à l'école) ; 3) le débat a été organisé de façon à éliminer les opinions nuancées et paradoxales. L'auteur estime que ce débat orienté a facilité l'adoption de la loi sur l'interdiction des signes religieux ostensibles à l'école en laissant penser qu'il y avait une « demande » (donc un vrai problème) et que l'» opinion publique » y était favorable.
P. Tévanian fournit plusieurs indices convaincants qui vont dans le sens d'une projection de fantasmes post-colonialistes de la part des politiciens et des journalistes. A partir de plusieurs enquêtes, il établit que le « voile » ne faisait pas partie des préoccupations majeures dans la population concernée (élèves et professeurs) au début de l'emballement. Il fait remarquer que les 1200 élèves voilées ne posaient que rarement problème avant le débat et qu'il n'y a eu au final que 150 contentieux et 48 exclusions. Ensuite, il parle de « monologue prohibitionniste » pour désigner la convergence des prises de position autorisées. Il se base sur une analyse des tribunes « libres » et précise que le port du voile peut avoir des significations variées qui ont été laminées. Se sentant proche de ces élèves, il note qu'elles sont plutôt sages, s'interroge sur l'avenir des exclues et se demande quelle menace elles représentaient réellement.
L'un des aspects récurrents de l'argumentation de P. Tévanian est que le débat n'a pas suivi mais précédé le « problème ». Pour ce faire, il se base sur les sondages marchands auxquels se réfèrent les journalistes décriés, en utilisant un procédé rhétorique : ces données de sondage sont certes peu fiables, mais les journalistes leur font quand même dire des choses qu'ils ne disent pas L'auteur fait aussi référence à une enquête réalisée dans son établissement, le Lycée Eugène Delacroix à Drancy (Seine Saint-Denis), qui montre que le « voile » arrive loin derrière d'autres préoccupations, comme l'» inégalité des chances entre riches et pauvres » et le « manque de conseils pour l'orientation ». Il conclut qu'il n'y avait pas de « demande sociale » spontanée d'intervention en la matière. L'imposition de problématique est ici patente : lorsque la question posée par les sondeurs mentionne l'exclusion prévisible, le nombre de réponses favorables à l'interdiction chute. Certains sondages sont le résultat d'une campagne et ils n'interrogent pas les premiers concernés.
Il s'interroge aussi sur la place démesurée accordée à ce thème par la presse. Grâce une comptabilisation des articles parus, il relève qu'il y a eu plus d'un article par jour et par journal. Seul le quotidien Le Monde déroge à l'unanimité en ayant défendu une ligne éditoriale opposée à l'interdiction (voir infra). P. Tévanian tient à préciser que cette convergence ne s'explique nullement par une consigne ou une conspiration, mais provient du champ journalistique : homogénéité sociale des journalistes, formation idéologique dans les écoles spécialisées, urgence de l'agenda médiatique et logique de marché du secteur. Les journalistes n'ont guère donné la parole aux élèves et aux enseignants concernés. Idem pour les sociologues ayant étudié cette question. Le savoir sociologique est négligé par les protagonistes du débat public au profit du sens commun : « Il suffit de regarder autour de soi dans la rue » (Elizabeth. Badinter). Il ajoute que toutes les opinions contraires aux préjugés islamophobes et racistes ont été écartées. L'exemple le plus remarquable est celui de Shirin Ebadi, une Iranienne qui a obtenu le Prix Nobel de la Paix 2003, et qui a été « oubliée » dès qu'elle s'est prononcée contre l'interdiction. Aussi parle-t-il, dans une approche herméneutique, de « récit mythique » des grands médias.
La structuration du débat organise la censure de ceux qui ne collaient pas aux stéréotypes. Etre féministe et contre l'interdiction fermait l'accès aux plateaux de télévision. En abordant le lien organique entre l'association Ni putes ni soumises et le Parti socialiste (PS), l'auteur explique son changement radical de position par la décision du bureau politique du PS et met en cause l'indépendance de cette association, très visible médiatiquement. La principale association laïque fut bizarrement boycottée. On en arrive ainsi à deux couples médiatiquement acceptables : d'un côté, l'homme musulman revendiqué et la femme voilée et de l'autre, l'homme français sans origine arabe ou orientale et la femme d'origine arabe ou orientale non voilée. Quiconque ne rentrait pas dans ce cadre était exclu. L'auteur en profite pour renvoyer ironiquement les éditorialistes à leurs propres contradictions : comment se fait-il qu'il y ait aussi peu de femmes parmi eux, qui se posent pourtant en défenseurs des droits et libertés pour les musulmanes ? P. Tévanian observe dans cette affaire une vision ethniciste et ethnocentrique teintée d'islamophobie (voir Claude Imbert du Point).
Globalement convaincante, la démonstration pèche néanmoins par une insuffisante prise en compte des causes, notamment les structures des champs de la politique, du journalisme et de la religion. P. Tévanian oublie la compétition interpartisane, le syndrome du 21 avril 2002 et la croyance partagée que les électeurs de J.-M. Le Pen votent sur enjeu saillant ; il s'ensuit une surenchère pour tenter de les récupérer ou pour attirer l'audience et les annonceurs. Qui plus est, la dimension religieuse manque un peu. L'auteur aurait pu s'interroger sur la composition de la Commission Stasi, noter le catholicisme de son président, qui ferraillait avec J.-M. Le Pen en 1985 dans La Croix, ainsi que la définition étonnante de la laïcité qui a été donnée. Le port du voile par le clergé féminin régulier catholique n'a pas fait débat. Il y a aussi des choses à voir du côté de la rivalité entre religions monothéistes sur le marché des biens du salut (dans l'au-delà). Par exemple, les catholiques sont très présents au sein de la télévision française et dans la presse écrite ; or cela détermine fortement la manière dont la religion musulmane est évoquée (voir aussi la question de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne). Avec une situation de double bind : rejet de certaines pratiques liées à l'islam, mais convergence d'intérêts entre religions (d'où la position du journal Le Monde, désormais allié au groupe pvc, publications de la Vie catholique).
Les éléments d'explication de l'attitude des journalistes ne sont pas erronés mais incomplets. L'auteur ne met au jour ni les habitus des éditorialistes, ni les usages journalistiques des sondages marchands, ni les pôles dominants/dominés, ni la concentration en groupes de presse, ni la vie interne aux rédactions. Il aurait pu citer les travaux de Rémi Rieffel sur l'élite des journalistes, d'Erik Neveu sur le journalisme politique, de Philippe Riutort sur les éditorialistes ou ceux de Philippe Juhem sur sos-Racisme. Cela aurait donné plus de force à ses remarques sur l'absence de complot. De plus, P. Tévanian s'interroge peu sur les routines à l'uvre dans le travail de casting des émissions qui prétendent « donner la parole ». Sur le plan de la méthode, on sera plus prudent que l'auteur : reprise des chiffres fabriqués par les sondages marchands, exclusion de la presse quotidienne régionale du corpus, création de « dysfonctionnements » à partir de mythes notoirement connus, oubli de l'anticléricalisme à l'origine de la notion de laïcité et de l'enjeu crucial de la formation des jeunes, référence à certains pays occidentaux jugés comparables mais beaucoup moins sécularisés qu'il ne le dit (Italie), notions de Droite et de Gauche en fait variables et relatives, attribution d'une capacité persuasive aux grands médias, etc. Cela s'explique peut-être par une posture focalisée sur la seule question du voile dans un court volume. Un autre risque le parcourt, celui de produire un métadiscours trop engagé. Adopter un rapport à l'objet plus distancié aurait sans doute permis d'analyser la lutte symbolique qui se joue dans le choix des mots et de leurs connotations : dire prohibitionniste, ou bien voile plutôt que foulard, n'est pas indifférent.
La conclusion est plutôt réussie.
Elle rappelle utilement que les biais médiatiques ne sont
pas spécifiques à ce débat. On rejoint P.
Tévanian lorsqu'il affirme que le traitement journalistique
de cette affaire s'inscrit dans une sorte de guerre sociale où
il s'agit de faire diversion de problèmes autrement plus
importants, y compris à l'École. Il rappelle aussi
que la grille de lecture du monde social de type ethniciste ou
culturaliste, voire « genrée » ajouterais-je,
permet d'occulter la primauté des inégalités
de classe. L'auteur pointe enfin la division des partis classés
à gauche qui a résulté des clivages moraux
et idéologiques qui se sont installés à l'occasion
de ce débat sur le voile, déplorant que certains
leaders de la Gauche aient manifesté une nouvelle fois
la distance sociale qui les sépare de certaines populations.
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Sciences de la Société n° 67 - février
2006