SCIENCES DE LA
SOCIÉTÉ -
N° 73 - fév. 2008
Liens
et marchés
Harrison
White et les nouvelles sociologies économiques
Dossier
coordonné par Franck
COCHOY et Michel GROSSETTI
Franck COCHOY, Michel GROSSETTI, Autour de Harrison White : liens, marchés
et nouvelles sociologies économiques [texte intégral]
Harrison C. WHITE, Frédéric
C. GODART, Victor P. CORONA,
Produire en contexte
d'incertitude. La construction des identités et des
liens sociaux dans les marchés
Philippe STEINER, Le marché comme Arène
et les technologies sociales d'appariement
Jakob ARNOLDI, Scott LASH, La Chine whitienne : valeur,
incertitude et ordre dans l'industrie culturelle chinoise
Michel GROSSETTI, Réseaux sociaux et ressources
de médiation dans l'activité économique
Franck COCHOY,
Du lien au coeur de
l'échange
Alexandre MALLARD, Sandrine VILLE-EBER, « Je vous laisse ma carte de visite ».
Analyse d'un artefact relationnel
David MARTIN,
Trois figures du lien marchand sur une bourse
de produits dérivés du CAC 40
François VATIN, L'économie comme acte de gestion.
Critique de la définition substantive de l'économie
Franck COCHOY, Michel
GROSSETTI,
Autour de Harrison White : liens,
marchés et nouvelles sociologies économiques
Texte
intégral
En 1981, l'American Journal of Sociology publiait un article étrange
de Harrison White, un auteur jusque-là connu surtout pour
ses travaux sur la famille, l'art et les réseaux sociaux.
L'article s'intitulait « Where do markets come from ? »
et présentait une conception totalement nouvelle des marchés.
Au lieu de voir ceux-ci comme des mécanismes d'ajustement
permanent entre producteurs et consommateurs, Harrison White les
présentait comme des systèmes de positions relativement
stables entre producteurs structurellement équivalents
(c'est-à-dire effectuant des transactions avec les mêmes
clients ou avec les mêmes fournisseurs). Selon lui, pour
maintenir leurs positions, les producteurs doivent moins se préoccuper
des clients que de leurs concurrents, qu'ils surveillent sans
cesse, s'ajustant ainsi en permanence les uns aux autres. La conception
d'ensemble s'ancrait dans l'analyse des réseaux sociaux
et s'accompagnait d'un modèle mathématique sophistiqué
qui permettait de faire émerger différents types
de marché, parmi lesquels le marché de concurrence
parfaite de la théorie économique standard ne représentait
qu'un type parmi d'autres. Même si cet article n'a pas été
toujours très bien compris à l'époque à
cause de sa complexité, beaucoup considèrent qu'il
marque une étape importante du renouveau de la sociologie
économique. En effet, pour la première fois depuis
longtemps, un sociologue s'attaquait à un problème
central de la théorie économique, avec l'arme même
des économistes dominants, la modélisation mathématique.
L'article de White sur les marchés
prend place dans une période où le dialogue entre
économistes et sociologues est intense aux États-Unis,
l'American Journal of Sociology constituant l'un des supports
principaux de ce dialogue. En simplifiant la situation, on pourrait
dire que les économistes cherchent alors à appliquer
leurs conceptions à des objets classiquement étudiés
par la sociologie (Becker, 1981 ; Williamson, 1982), et que
les sociologues comme White répliquent en s'attaquant aux
objets centraux de l'économie. White n'est en effet pas
seul. Depuis le milieu des années soixante-dix, des sociologues
de diverses tendances s'intéressent à l'économie
(Granovetter, 2000, ch. 5). Mais le courant qui aura le plus d'impact
dans ce mouvement de renouveau de la sociologie économique
est sans conteste celui qui s'est constitué autour de White,
avec notamment Mark Granovetter, qui rappelle sa dette à
l'égard de celui-ci dans l'introduction au recueil de textes
traduit en français il y a quelques années :
« Un jeune professeur, du nom de Harrison White []
venait juste d'arriver : il allait rapidement devenir mon
mentor et exercer sur mes travaux une influence intellectuelle
décisive » (Granovetter, 2000, 33). Granovetter
a incarné le renouveau de la sociologie économique
avec ce qui est encore l'un des articles de sociologie les plus
cités, et qui popularise le terme d'encastrement (Granovetter,
1985). Il y défendait une conception de l'activité
économique comme activité sociale, et, en tant que
telle, dépendante des structures sociales, qu'en bon analyste
de réseaux sociaux il concevait comme un système
de relations interpersonnelles. Cette dépendance était
désignée par la notion d'encastrement, reprise de
Polanyi (1944), qui permet d'évoquer ce que Degenne et
Forsé (1994) appellent un déterminisme faible :
les structures relationnelles ne déterminent pas l'action,
ils constituent pour celle-ci à la fois une ressource et
une contrainte. L'impact de l'article de Granovetter a été
considérable : non seulement il a eu pour effet de
dissuader la plupart des sociologues d'adopter des approches issues
de l'économie, mais il en a convaincu un certain nombre
de l'intérêt pour eux de s'intéresser de plus
près aux phénomènes économiques. Comme
l'écrit Granovetter lui-même : « Curieusement,
l'impérialisme économique a été l'un
des facteurs du regain d'intérêt de la sociologie
pour la vie économique. Si certains sociologues ont accepté
les thèses micro-économiques, beaucoup ont vu en
elles [], un repoussoir qu'ils pouvaient utiliser afin de mettre
en lumière les apports de la tradition sociologique classique.
Ainsi, l'une des principales différences qui sépare
l'ancienne et la nouvelle sociologie économique est-elle
précisément que les travaux les plus récents
renversent l'impérialisme économique et proposent
des analyses sociologiques de thèmes économiques
fondamentaux, tels que les marchés, les contrats, l'argent,
le commerce et la banque. » (Granovetter, 2000, 203).
La notion d'encastrement a par la suite été utilisée
très largement pour désigner la dépendance
des activités économiques vis-à-vis de toutes
sortes de caractéristiques du monde social, comme la culture
ou le système politique (Steiner, 2002). S'est ainsi
constitué un ensemble de travaux que certains ont désigné
comme une nouvelle sociologie économique (Swedberg, 1987).
D'autres sociologues (ou anthropologues) se sont intéressés
plus récemment aux activités économiques
à partir d'une perspective toute différente, celle
des études sociales sur les sciences. Nous n'allons pas
faire ici une histoire de ce courant de recherche qui a considérablement
renouvelé depuis les années soixante-dix la compréhension
des activités scientifiques. Disons simplement qu'une partie
de ces chercheurs s'est consacrée à l'étude
de la production des énoncés scientifiques en tirant
parti à la fois de méthodes ethnographiques et des
apports des courants les plus « constructivistes »
des sciences sociales comme l'ethnométhodologie. Leurs
travaux ont abouti à des nombreux résultats empiriques
ainsi qu'à une conception dans laquelle les faits scientifiques
n'existent que grâce à un long travail de construction
associant des traces, substances ou artefacts issus des expérimentations,
et la traduction de ces éléments dans des énoncés
susceptibles de s'insérer dans des réseaux de significations
et d'être repris par d'autres. À l'issue de ce long
processus, le fait scientifique existe par l'association de l'ensemble
des personnes et des entités qui lui sont liés.
Il faut que le chercheur convainque, trouve des alliés,
tisse autour de ses productions une toile complexe d'autres chercheurs
ou acteurs, d'autres faits, d'autres éléments matériels.
Issu d'un processus dans lequel la nature et le monde social sont
impliqués de différentes façons, le fait
scientifique modifie en retour l'une et l'autre. Sur la base de
ces conceptions, à partir des années quatre-vingt-dix,
certains des chercheurs les plus connus de ce courant (Karen Knorr-Cetina,
Steve Woolgar, Donald McKenzie, Michel Callon) se sont intéressés
à l'activité économique. Ils ont transposé
dans ce domaine leur intérêt pour les dispositifs
matériels, pour les phénomènes de diffusion,
leur attention pour les processus d'association hétérogènes
impliqués dans la constitution des phénomènes
sociaux en général. Pour eux, l'activité
économique, loin de constituer un ordre particulier de
faits « encastré » dans un ensemble plus vaste,
distinct et préalable de relations sociales, est une activité
sociale à part entière, qui produit un inlassable
travail de construction et d'étayage des marchés
par la mobilisation de cadres conceptuels (notamment ceux issus
de l'économie comme science), d'artefacts et de professionnels.
Alors que les sociologues de l'encastrement cherchent à
démontrer la dépendance de l'activité économique
vis-à-vis des relations sociales, des cadres culturels
ou des systèmes politiques, les sociologues issus des études
sociales des sciences se donnent pour objectif central de mettre
en évidence les activités sociales qui permettent
à l'activité économique de fonctionner.
On le voit, les positions de ces deux courants qui contribuent
chacun au dynamisme actuel de la sociologie économique
ne sont pas les mêmes. On pourrait dire que chacun souligne
la dépendance de l'activité économique vis-à-vis
des activités ou structures sociales plus générales,
mais alors que pour ceux qui se réfèrent à
la notion d'encastrement cette dépendance est permanente
et générale, elle est comprise de façon plus
dynamique et ouverte à la contribution d'autres actants
par les autres. Les deux approches sont-elles conciliables ? Rien
n'est moins certain. Leurs soubassements théoriques sont
assez différents.
Il y a toutefois au moins un auteur qui semble bien se prêter
à un rapprochement, et c'est précisément
le même Harrison White qui est largement à l'origine
de ce mouvement général de renouveau, comme nous
l'avons vu plus haut. Celui-ci est en effet revenu dans les années
quatre-vingt-dix à l'étude de l'activité
économique après une période consacrée
à la construction d'une théorie sociologique générale
ambitieuse (White, 1992). Il y a été incité
notamment par l'intérêt manifesté pour sa
théorie des marchés par les économistes français
François Eymard-Duvernay, Olivier Favereau et leurs collaborateurs,
qui ont vu dans la typologie de White de très fortes similarités
avec leur propre typologie des conventions de qualité (Favereau,
Biencourt, Eymard-Duvernay, 2002). Leur intérêt et
celui d'autres lecteurs ont relancé l'attention de White
pour cette question, ce qui l'a amené à développer
son modèle et ses idées dans l'ouvrage Markets from
Networks (2002). Dans ce livre, White explicite sa position par
rapport à la notion d'encastrement. S'appuyant sur des
travaux de linguistes (qui utilisent largement la notion d'encastrement),
il y critique le fait que Granovetter néglige l'émergence
d'acteurs agrégés à partir du processus réciproque
qu'il nomme le découplage. Autrement dit, là où
Granovetter, au moins dans la formulation de son article de 1985,
et la plupart des auteurs qui s'en sont inspirés de près
ou de loin, voient l'encastrement comme une dépendance
statique, White introduit une conception dynamique dans laquelle
les encastrements (embeddings plutôt que embeddedness dans
son vocabulaire) et les découplages sont des processus
au cours desquels des entités émergent ou se dissolvent.
Même s'il part de positions assez éloignées
des sociologues issus des études sur les sciences, White
se trouve donc plus proche d'eux que la plupart des autres sociologues
de l'encastrement. C'est pourquoi il était intéressant
de confronter des auteurs issus des deux grands courants de la
sociologie économique actuelle autour de cet auteur. C'était
l'objet de journées d'études tenues à l'université
de Toulouse - Le Mirail les 1er et 2 juin 2006 à
l'occasion d'un séjour à Toulouse de Harrison White
dans le cadre d'une chaire d'excellence « Pierre de
Fermat » financée par la région Midi-Pyrénées.
Le thème autour duquel ces journées étaient
organisées était « liens et marchés
», l'idée étant qu'il pouvait être intéressant
non seulement d'étudier l'encastrement des activités
économique dans les relations sociales (encastrement au
sens de Granovetter), la construction de leur autonomie relative
(découplage au sens de White, performation au sens de Callon),
mais aussi la façon dont les activités économiques
peuvent engendrer des liens sociaux dont les relations interpersonnelles
ne constituent qu'une forme parmi d'autres. Certaines des présentations
faites durant ces journées forment la base de ce dossier
qui décline plusieurs des tendances de la sociologie économique
actuelle.
Harrison White s'est associé à Victor Corona et
Frédéric Godart, doctorants à l'université
de Columbia dont les travaux s'appuient sur ses théories,
pour présenter à la fois sa conception des marchés
comme forme émergente protégeant les producteurs
contre l'incertitude, et certains des concepts centraux de sa
théorie sociologique générale (identité,
disciplines, styles, etc.), procurant ainsi au lecteur francophone
l'un des aperçus les plus clairs et les plus concis sur
une théorie extrêmement complexe. Cette contribution
permet d'abord de prendre toute la mesure de la force du modèle
théorique qu'elle présente, et de la vigueur des
recherches auquel ce modèle a donné lieu. Que l'on
continue à qualifier de « nouvelle »
une sociologie économique qui a plus de trente ans est
assez remarquable, surtout dans un monde où le rythme de
renouvellement des cadres d'analyse est généralement
inférieur à la décennie, voire à l'année.
Mais la contribution de White et alii, loin de rappeler uniquement
les fondamentaux, la robustesse et la force des analyses de l'auteur,
permet aussi et surtout d'en saisir l'actualité et les
évolutions récentes, notamment quant à son
potentiel pour saisir l'intrication profonde entre liens et marchés.
De ce point de vue, l'apport est double. D'abord, cette contribution
nous confirme que chez White, la notion de lien, loin de se limiter
à l'action des relations sociales « hors marché »,
concourt puissamment à caractériser des formes de
relations consubstantielles à l'activité économique
elle-même. Ces relations sont de deux types. Elles sont
d'abord verticales, lorsqu'elles permettent de caractériser
les liens entre les trois (et non deux) types d'acteurs qui, selon
White, interviennent sur les marchés de production, à
savoir le producteur, ses clients, mais aussi ses fournisseurs,
ces liens verticaux (et leur interaction) affectant profondément
le positionnement économique des firmes. Mais les relations
économiques sont aussi latérales, puisqu'elles concernent
également les relations entre un producteur donné
et ses homologues. Ces relations latérales renvoient non
pas à un mécanisme de collusion sous forme d'interactions
directes entre acteurs, mais plutôt à un processus
d'observation réciproque entre producteurs qui amène
ces derniers à s'orienter chacun vers une niche particulière
d'après la prise en compte de la position des autres. En
d'autres termes, l'ensemble des liens entre firmes renvoie ici
à un champ de force qui conditionne et stabilise les positions
relatives des acteurs sur le marché. Le deuxième
apport de l'approche de White est une conséquence du premier :
la prise en compte des liens verticaux et latéraux qui
structurent le positionnement des firmes sur leur marché
permet de saisir le caractère fondamentalement stratégique
et dynamique du processus en cause : chez White en effet,
la configuration des liens est indissociablement une contrainte
et un objectif stratégique qui contribuent à l'effort
des firmes visant à préserver ou à conquérir
des positions avantageuses. Ainsi, les liens revêtent un
caractère profondément mobile et mutagène :
l'auteur insiste sur l'histoire et sur les processus de couplage,
de découplage et de recouplage, de positionnement, d'ajustement
et de liaison. Dans la reconfiguration permanente des liens, l'activité
économique joue un rôle central, puisque c'est bien
elle qui génère l'incertitude à laquelle
les acteurs tentent de répondre ; en retour, la solution
à ce problème d'incertitude économique -
à savoir la reconfiguration des structures relationnelles
- vient de la capacité proprement sociale des acteurs qui
recherchent un ancrage convenable dans leur marché, via
la mobilisation de liens sociaux hétérogènes.
Parmi l'ensemble des outils que fournit cette approche générale
des liens et des marchés, Philippe Steiner choisit de privilégier
la notion d'appariement, ce qui lui permet à la fois de
caractériser le marché comme mécanisme d'appariement
et de confronter certaines idées de White à des
auteurs classiques de la pensée économique (Smith,
Walras). L'insistance placée sur l'appariement est particulièrement
judicieuse dans la mesure où cette notion permet d'aborder
la formation des liens et non leur seule configuration, mais aussi
de s'intéresser aux unités des biens économiques,
et donc de rompre avec l'idée d'équivalence générique
des biens (ou des agents) échangés (ou échangeant)
sur un marché (ou dans une arène). S'intéresser
à la dynamique d'appariement, c'est en effet rendre visible
un travail secondaire inhérent à l'action économique,
qui consiste à gérer l'allocation concrète
et locale de biens par ailleurs parfois parfaitement substituables
(cf. les titres sur les marchés financiers) en inventant
des règles susceptibles de fonder la constitution des paires
« bien-agent ». Aborder comme le fait Philippe Steiner
cette activité d'appariement entre les biens et les agents
à partir de cas a priori aussi éloignés que
le don d'organes et les marchés financiers est d'une rare
pertinence, dans la mesure où le rapprochement de ces cas
permet, en retenant l'inspiration de White sur les arènes,
de montrer le caractère très général
du processus en cause, puisqu'il va de paires dont les éléments
sont ultra-singularisés comme dans le cas du don d'organes,
aux biens ultra-génériques et aux agents très
anonymes et typiques des marchés financiers. On voit alors
qu'il existe plusieurs façons de choisir « entre
des entités identiques », et que la résolution
de ce problème peut être trouvée indépendamment
d'une différenciation secondaire des entités identiques
présumées (en procédant d'après le
principe du premier arrivé-premier servi, par lots, par
tirage au sort - même si cette dernière solution
n'est pas évoquée ici -, etc.). La contribution
de Philippe Steiner met au jour des zones de compromis entre l'arbitraire
social et l'élaboration de règles impersonnelles
; elle place le travail relationnel, et surtout la construction
d'un lien, au cur de la relation économique (au sens de
relation d'échange, de mise en contact d'agents préalablement
étrangers, dans un souci d'efficience). Par ailleurs, ce
travail établit un continuum entre deux préoccupations
: l'analyse de la morphologie des structures relationnelles (Edgeworth
vs Walras) d'une part, et la saisie des dynamiques d'appariement,
à la fois institutionnelles, algorithmiques, morales, etc.,
d'autre part. Au total, l'appariement apparaît comme un
complément nécessaire de l'encastrement : la notion
prolonge l'interrogation sur l'état des liens et sur leurs
formes par une étude de leur genèse, de leur formation,
à partir de la structure relationnelle la plus élémentaire,
la dyade, dont Philippe Steiner nous montre qu'elle est bien sûr
souvent produite par beaucoup plus de personnes, de machines,
d'éléments que les deux seuls acteurs appariés
(le consentement de ces derniers est certes souvent nécessaire,
mais leur volonté et leur action ne sont pas forcément
engagées - cf. le cas du don du sang).
Jakob Arnoldi et Scott Lash mobilisent aussi la théorie
de White, cette fois pour analyser l'émergence de marchés
de biens culturels en Chine. Si leur analyse montre toute la force
heuristique des concepts whitiens pour l'analyse de questions
et de terrains très actuels, elle prend surtout appui sur
les spécificités des marchés considérés
pour mettre en perspective et enrichir le cadre théorique
mobilisé. La Chine offre en effet un double décalage,
à la fois temporel et spatial, très fructueux pour
valider mais aussi revisiter un certain nombre des apports de
Harrison White. Le premier décalage est temporel :
la Chine nous place face à des marchés non seulement
en perpétuelle évolution, mais aussi face à
des marchés littéralement naissants, qui permettent
ainsi de poser en d'autres termes la question des disciplines,
en s'intéressant à leur genèse plus qu'à
leur stabilisation. On découvre en effet que l'établissement
des positions sur les marchés de l'art ou de la presse
dépend à la fois, en amont, de capacités
relationnelles propres au contexte chinois (guanxi) et, inversement,
de l'atteinte d'une taille critique propre à desserrer
la dépendance vis-à-vis des autorités politiques.
On touche ici au second décalage, spatial, qui renvoie
aux propriétés d'un contexte social particulier
dans lequel l'État est à la fois plus présent
et différent. L'État est plus présent en
Chine puisque c'est lui qui détient le pouvoir d'attribuer
la « licence » aux entreprises sans laquelle aucune
action économique ne leur est possible. L'État est
différent, puisqu'il exerce son arbitraire (dont le possible
retrait à n'importe quel moment de la licence qu'il a accordée)
et puisqu'il agit en même temps comme véritable partenaire
économique. Par conséquent, les entrepreneurs chinois
doivent compter avec une double incertitude, ou plutôt avec
une incertitude redoublée : celle du marché
classique habituellement mise en avant par White, mais aussi celle
que vient ajouter à la première l'autorité
politique. L'occurrence de cette nouvelle incertitude politique
amène les auteurs à compléter l'analyse whitienne
en ajoutant à la structuration verticale des liens de l'amont
(upstream) et de l'aval (downstream) une structuration latérale
(dite cross-stream) née du lien imposé par la participation
nécessaire des institutions publiques à l'entreprenariat
économique.
Michel Grossetti utilise les notions d'encastrement et de découplage
en les définissant d'une façon un peu différente
de celle de White pour introduire, dans une approche relationnelle
classique, ce qu'il appelle des ressources de médiations
qui permettent à la fois de donner un statut précis
à la forme sociale alternative aux réseaux que constituent
les groupes, et de tirer parti des apports de la sociologie des
sciences sur le rôle des objets et des professionnels de
la mise en relation. Cette contribution vise ainsi à amorcer
un dialogue plus direct entre la nouvelle sociologie économique
née de la contribution de White et les nouvelles perspectives
inspirées de la sociologie des sciences. En se livrant
à une présentation des deux approches, l'auteur
cherche à montrer que chacune, malgré ses forces,
est porteuse de carences que l'autre permettrait peut-être
de compenser : l'analyse des réseaux est robuste mais
elle néglige les médiations techniques qui les rendent
pourtant possibles et qui contribuent même puissamment à
leur donner forme ; la théorie de l'acteur-réseau
enrichit la perspective en se montrant attentive aux médiations
techniques, mais elle peine par exemple à étendre
aux non-humains la réciprocité pourtant nécessaire
à l'établissement d'une relation sociale proprement
dite. Pour aller dans le sens d'une mise en compatibilité/complémentarité
des deux approches, Michel Grossetti propose de considérer
les médiations comme des ressources qui viennent « équiper »
les activités relationnelles, ces dernières portant
à la fois sur l'établissement des liens (encastrement)
mais aussi sur leur disjonction (découplage). Il montre
alors - grâce à deux études de cas particulières
- qu'on ne peut pleinement comprendre ce type de processus (en
particulier les opérations de découplage) qu'en
rendant visibles les équipements qui les sous-tendent :
les « ressources de médiation » donnent
notamment aux acteurs les moyens de s'affranchir des relations
personnelles, comme le montre de façon particulièrement
éloquente l'aménagement matériel des concours
ou des élections, respectivement à grand renfort
de dispositifs d'anonymisation ou d'isoloirs.
Franck Cochoy part lui aussi de la notion d'encastrement en dégageant
deux acceptions possibles de la notion dans les travaux de Granovetter.
Il insiste sur la seconde conception, dynamique, qui fait émerger
l'économique et le social d'un même processus de
création et de dissolution de liens de toutes sortes. Derrière
ces deux conceptions de l'encastrement se profile un enjeu pour
la sociologie économique : soit l'on part de la distinction
weberienne classique entre économie et société,
et la question du lien est largement celle du repli de l'une sur
l'autre d'après une séquence asymétrique
selon laquelle c'est toujours le lien social préalable
qui vient imprimer sa forme et sa « raison » à
l'action économique ; soit l'on met entre parenthèses
cette distinction pour s'intéresser à l'activité
socio-économique (au sens d'activité combinant ressources
sociales et procédures économiques), et le lien
devient beaucoup moins assignable et plus dynamique, l'ordre des
causalités entre le social et l'économique devient
circulaire, ou plutôt la société et l'économie
cessent d'être des substances préalables pour devenir
le résultat des échanges. Cette façon de
voir consiste en quelque sorte à symétriser l'approche
proposée par François Vatin dans ce même numéro.
Ce dernier suggère en effet, comme nous le verrons plus
loin, d'abandonner l'approche substantive de l'économie
de façon à suspendre la critique du calcul comme
territoire des économistes, pour favoriser au contraire
l'anthropologie du calcul comme « acte de gestion »
ordinaire. De même, reprenant l'inspiration de Bruno Latour
(2006), Franck Cochoy propose implicitement de compléter
l'abandon de l'économie substantive par un abandon symétrique
de la conception elle-même substantive de la société :
il s'agit notamment de suspendre l'éloge du lien comme
chasse gardée des sociologues (et comme attribut d'une
« société » humaine et chaleureuse,
par opposition à l'univers prétendument froid et
désocialisant du calcul) pour promouvoir au contraire,
ce faisant, l'anthropologie de liens qui, loin de relever forcément
d'une « substance sociale » particulière,
préalable et extérieure à l'échange,
naissent très souvent dans le cours même d'une activité
indissociablement économique (lorsqu'elle s'oriente d'après
des valeurs et du calcul) et sociale (dans la mesure où
l'échange consiste nécessairement à former
et à rompre des liens). Cette façon d'aborder autrement
les relations entre liens et marchés lui permet de proposer
un programme de sociologie économique consistant à
étudier non seulement les processus de sélection
bien connus, d'après lequel le marché dissout le
social, trie, sépare, voire « élimine »,
les concurrents, mais aussi les processus de collection qui permettent
de saisir comment le marché peut lui aussi « faire
société », par exemple lorsqu'il invente
de nouvelles formes d'identification sociales via la segmentation
des marchés, constitue des collections de produits via
le merchandising, instaure des dépendances nouvelles via
les contrats de clientèle ou via les programmes de fidélisation,
etc. - autant de liens dont les formes et les incidences méritent,
plus que celles des liens sociaux classiques peut-être,
l'attention et la vigilance du sociologue.
Alexandre Malard et Sandrine Ville étudient une façon
particulière de nouer des liens à partir de l'échange,
en s'intéressant à cet « équipement »
des relations professionnelles que sont les cartes de visite.
Ces cartes permettent, tels de véritables « artefacts
relationnels », d'instaurer une « trace »,
si modeste soit-elle, des contacts éphémères
rencontrés au cours des activités économiques,
et d'amorcer ainsi dans certains cas l'établissement de
liens plus durables. L'objet choisi est particulièrement
original, non seulement parce qu'il s'agit d'une médiation
matérielle s'interposant dans les relations sociales, mais
parce qu'il s'agit d'une médiation a priori très
banale, très pauvre, voire insignifiante, bien loin des
médiations plus « dures », plus «
puissantes » et « high tech » (comme l'Internet
notamment) que l'on met habituellement en avant chaque fois que
l'on cherche à souligner l'importance des artefacts dans
la configuration des liens sociaux. Or montrer la contribution
d'un objet aussi anodin que les cartes de visite à la configuration
des liens économiques, c'est paradoxalement permettre de
mieux saisir par contraste toute la puissance de dispositifs plus
importants et sophistiqués. L'ethnographie minutieuse de
l'échange des cartes à laquelle se livrent les auteurs
met au jour des enjeux d'une grande finesse. Cette ethnographie
permet notamment de comprendre que « laisser »
sa carte, ce n'est pas la « donner » :
en « se laissant » leurs cartes, tout se
passe comme si les personnes cherchaient d'abord à éviter
d'insister sur l'aspect trop engageant du don, comme si elles
tentaient de préserver la liberté de mouvement théoriquement
attachée à la relation marchande : « laisser
sa carte », c'est bien trouver un moyen qui permet sans
autre forme de justification qu'« on vous laisse partir
», comme si l'on recourait à l'astuce de celui qui,
pour se dégager de l'emprise d'autrui, accepte d'abandonner
sa veste entre les mains de celui qui croyait le retenir par son
vêtement. À l'instar des brochures publicitaires
dont Canu et Mallard (2006) ont montré qu'elles permettent
aux protagonistes des boutiques marchandes de trouver une contenance
et éventuellement de sortir civilement de l'interaction,
l'échange des cartes concilie désengagement et préservation
des faces, joue l'établissement d'une promesse de contact
hypothétique comme moyen de dénouer plus facilement
la relation. Mais l'échange des cartes permet tout autant
de ne pas se quitter « quitte » tout de
suite, puisque grâce à ce cérémonial,
les partenaires peuvent sortir de l'échange tout en conservant
un équivalent papier d'eux-mêmes qui vient ainsi
préserver toutes les chances d'un contact futur. En d'autres
termes, l'échange des cartes est une opération très
ambiguë qui permet de nouer un contact « personnel »
avec des étrangers et de se quitter à la fois quitte
et « kité », équipé
d'un outil qui rend entièrement libres et réversibles
la fin comme la poursuite de la relation. Cette sociologie de
l'usage social des cartes est en cela un bel hommage en même
temps qu'un prolongement de l'analyse de White quant à
l'importance de la dynamique des réseaux sociaux dans l'action
économique. En particulier, cette sociologie nous fait
découvrir des activités de gestion oubliées,
non codifiées, qui font pourtant l'objet d'apprentissages,
de supports et d'outils, orientées vers un véritable
network management - c'est-à-dire vers des opérations
qui intègrent pleinement la gestion du social à
l'activité économique ordinaire. La gestion des
contacts, avec par exemple les opérations d'archivage ou
de codage des cartes de visite que l'on découvre ici, fait
clairement l'objet d'efforts stratégiques qui permettent
de montrer que l'économie n'est pas seule à être
performée sur les marchés, mais que la théorie
sociologique des réseaux fait elle aussi, et peut-être
plus que d'autres savoirs, partie de ces descriptions du monde
que viennent instrumenter les pratiques et qui entrent aujourd'hui
en concurrence comme autant de manières d'orienter les
marchés (Callon, 2007).
Si, comme nous venons de le voir, Alexandre Mallard et Sandrine
Ville traitent des équipements relationnels marchands au
niveau micro et très localisé de la carte de visite,
David Martin aborde et prolonge cette même question au niveau
très macro et globalisé des marchés financiers.
L'adoption de cette échelle d'analyse semble se montrer
très propice à l'articulation de la sociologie économique
issue de l'anthropologie des sciences avec l'analyse whitienne
des marchés. À partir d'une étude d'une bourse
de produits financiers dérivés, David Martin explore
trois figures du lien marchand dont chacune a le mérite
d'illustrer à chaque fois toute la fécondité
de l'analyse whitienne, mais aussi l'intérêt d'un
couplage de cette analyse avec les apports de l'anthropologie
du calcul économique. D'abord, en établissant clairement
la parenté entre le fonctionnement du monep et de l'arène
whitienne gouvernée par la représentation d'un marché
théorique où règnent des mécanismes
de sélection pure et d'appariement, l'auteur souligne qu'il
en est ainsi en raison de la mobilisation de dispositifs particuliers,
à savoir les algorithmes qui font office de robots walrasiens
si bien décrits par Fabian Muniesa (2000, 2003). Ce faisant,
il montre à quel point la théorie de l'arène
se comprend d'autant mieux qu'elle s'appuie sur celle, plus récente,
de la performativité des marchés (Callon, 1998 ;
MacKenzie, Millo, 2003 ; McKenzie et alii, 2007) et peut-être
réciproquement. Ensuite, lorsque David Martin souligne
qu'un marché tient (l'économie) parce qu'il est
tenu (par des institutions), en l'occurrence par une « société
de compensation » et par une « entreprise
de marché », il valide à la fois l'inscription
des formes marchandes dans des structures relationnelles mises
en évidence depuis longtemps par White, et éclaire
la contribution des dispositifs socio-techniques marchands à
la formation et à l'action de telles structures. Enfin,
lorsque l'auteur décrit son marché comme une arène
soutenue par une interface (via une convention de qualité)
et un conseil (via la constitution d'un espace légitime
de circulation du produit), il démontre encore une fois
tout le potentiel analytique de la grammaire whitienne de l'économie,
mais il prend aussitôt appui sur ce résultat pour
rejoindre une mise en cause plus originale de l'opposition entre
« lien social » et « marché
(économique) » en soulignant combien le marché
apparaît à maints égards non seulement comme
une instance productrice de liens d'un genre particulier, comme
le souligne aussi Franck Cochoy, mais aussi comme un dispositif
public à part entière, « qui fédère
ou se porte garant de l'intégrité de l'ensemble
des parties prenantes d'un marché ».
Enfin, François Vatin réexamine le problème
des frontières entre économie et sociologie. Il
soutient que l'économie décrit moins une « sphère
d'activité » que l'activité sociale de
calcul en général, c'est-à-dire l'ensemble
des « actes de gestion ». Pour lui, la tâche
première de la sociologie économique devrait par
conséquent être d'analyser ce type d'activité
sans postuler au départ qu'elle constitue le domaine d'une
discipline ou d'une autre. Ce questionnement sur la nature de
l'économie et des disciplines qui en traitent intervient
en amont et en aval de l'ensemble des contributions rassemblées
dans le présent dossier. Le questionnement se situe en
amont car il reprend les fondements de la discussion en opposant
deux approches. La première est celle de la tradition qui
- de Polanyi à Granovetter - définit la sociologie
économique comme la sociologie d'une catégorie particulière
d'objets réputés « économiques ».
Cette façon de voir établit (ou plutôt conforte)
ipso facto le grand partage classique entre deux ensembles particuliers
de faits, l'économie d'un côté et la société
de l'autre. La seconde approche s'intéresse davantage à
l'économique (comme ordre particulier de préoccupation
et de cognition) qu'à l'économie (comme terrain)
et propose donc de centrer l'attention sur les procédures
de calcul, quels qu'en soient les agents et les domaines d'application.
Ce faisant, le questionnement nous propose d'aller en aval des
notions proposées comme point de départ pour le
présent dossier, puisqu'il suggère de laisser de
côté la question des marchés et des liens
(qui ont le défaut implicite de se rattacher à la
définition « substantive » de l'économie
à laquelle François Vatin entend tourner le dos)
pour s'intéresser davantage à l'anthropologie du
calcul et des valeurs qui les fondent. La réflexion montre
en quelque sorte que partir de la discussion des relations entre
liens et marchés permet d'aller bien au-delà dans
la mesure où elle permet d'une part de reconsidérer
les domaines d'expertise et la posture de l'économiste
et du sociologue, et donc de redéfinir le périmètre
même de la sociologie économique, d'autre part de
pointer les enjeux politiques associés à une telle
redéfinition. En effet, redéfinir l'économie
non plus comme domaine mais comme ensemble des « actes
de gestion » permet de surmonter l'aporie d'une sociologie
économique qui, en se présentant comme critique
des imperfections du calcul, n'a d'autre résultat que d'inciter
les économistes à toujours calculer davantage. Considérer
le calcul non comme le domaine et la fiction privilégiés
des économistes mais au contraire comme une pratique sociale
aussi ordinaire que non exclusive, c'est se donner le moyen d'en
étudier le formatage, les limites, mais aussi les valeurs
fondatrices et donc, in fine, de saisir les significations et
les orientations profondes qui sont au principe de l'action économique
et sociale contemporaine.
Au total, les contributions rassemblées ici illustrent
l'intérêt de la question du lien et de son rapport
aux réalités et aux pratiques économiques
et marchandes. Si les sociologues peuvent contribuer à
la compréhension des activités économiques,
c'est en ouvrant des perspectives qui dépassent les transactions
éphémères, soit en les inscrivant dans la
durée de relations stabilisées entre acteurs, au
niveau des individus ou des organisations, soit en démontant
les dispositifs mais aussi les procédures cognitives qui
sous-tendent ces transactions, retrouvant le temps des liens dans
la genèse et dans l'évolution des relations et des
objets économiques en train de se faire.
©
Sciences de la Société n° 73 - fév. 2008
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Harrison
C. WHITE, Frédéric C. GODART, Victor P. CORONA, Produire en contexte d'incertitude. La construction
des identités et des liens sociaux dans les marchés
Résumé
Les marchés sont le cadre
où les entreprises interagissent et font face à
une incertitude constante et radicale. Les liens qui se tissent
entre fournisseurs, producteurs et consommateurs au sein d'un
marché, conçu comme une interface, sont de nature
éphémère et sont le résultat d'un
processus historique de découplage et d'encastrement dans
un contexte de réseaux de liens et de sens en perpétuel
changement. Au-delà des différents rôles associés
à ce contexte, les marchés sont aussi reliés
à d'autres domaines institutionnels avec lesquels ils peuvent
partager du « sens » ou des caractéristiques
structurales. Ensuite, contrairement à ce que soutiennent
certaines théories organisationnelles, il apparaît
que la logique sociale et économique qui sous-tend l'existence
des organisations n'est pas dérivée d'un impératif
de rationalité (limitée ou non), mais plutôt
d'un impératif de recherche de stabilité et de contrôle
dans un environnement radicalement incertain. Les stratégies
développées par les entreprises mobilisent différents
types de ressources pour atteindre des objectifs présentés
comme étant désirables, et par là même
génèrent leur identité de marché.
Les organisations, à travers leurs stratégies, tentent
donc de créer de l'ordre à partir du chaos qui caractérise
leur environnement.
Mots-clés :
découplage, encastrement, identité, liens sociaux,
marché, réseaux sociaux.
Philippe STEINER, Le
marché comme Arène et les technologies sociales
d'appariement
Résumé
Ce texte explore une idée
avancée par Harrison White pour qui le marché (Arène)
est caractérisé par un mécanisme d'appariement,
ce qui permet de comparer ce marché à d'autres mécanismes
d'appariement. Le texte part d'un rappel de la signification attachée
à cette structure relationnelle, puis on montre comment
cette définition s'applique au marché d'échange
pur des économistes. Le mécanisme d'appariement
est comparé dans trois configurations spécifiques
: la bourse de valeurs de Paris, et deux configurations non-marchandes
avec les procédures d'allocation des greffons prélevés
post mortem et la procédure d'appariement des dons inter
vivos entre paires de donneurs receveurs non-compatibles.
Mots-clés : don
d'organes, marché, sociologie économique.
Jakob
ARNOLDI, Scott LASH,
La Chine whitienne : valeur, incertitude
et ordre dans l'industrie culturelle chinoise
Résumé
L'article examine plusieurs
cas d'entrepreneuriat dans les industries culturelles chinoises.
S'appuyant largement sur la théorie de Harrison White,
l'article soutient que les entrepreneurs de ce secteur comme
de n'importe quel autre marché économique
cherchent à réduire leur exposition à l'incertitude
par toute une gamme de moyens comprenant des ordres d'évaluation
et d'autres types d'heuristiques. Ces moyens sont particuliers,
et dépendent de la culture et du contexte social. Ainsi,
nous traitons des façons chinoises particulières
de « naviguer sur l'océan de l'incertitude »
que nous nommons les cultures de risque chinoises. À
partir de l'examen de nos cas, nous suggérons que l'État
et les gouvernements d'État locaux sont des sources significatives
d'incertitude pour les entrepreneurs chinois.
Mots clés : incertitude,
risque, Chine, entreprenariat, industries culturelles.
Michel GROSSETTI, Réseaux
sociaux et ressources de médiation dans l'activité
économique
Résumé
La coordination des acteurs
économiques peut s'effectuer sur des bases variables qui
vont des relations personnelles à des dispositifs de médiation
plus ou moins sophistiqués permettant un échange
entre « anonymes ». Selon qu'ils mettent l'accent
sur les premières ou sur les seconds, les sociologues intéressés
par la vie économique s'ancrent dans des traditions théoriques
différentes. Dans cette communication, je reviendrai d'abord
succinctement sur ces traditions et je défendrai l'idée
qu'elles peuvent être complémentaires, notamment
si l'on adopte une approche dynamique des phénomènes
sociaux. Ensuite, je m'appuierai sur les résultats de deux
recherches empiriques pour montrer cette complémentarité.
Mots-clés :
réseaux, médiations, innovation, dynamiques sociales.
Franck COCHOY,
Du lien au coeur de l'échange
Résumé
Comment le sociologue de l'économie
peut-il saisir les liens impliqués dans l'échange
? Une première option bien connue consiste, dans le sillage
de la nouvelle sociologie économique, à étudier
l'encastrement des relations économiques dans un ensemble
de liens sociaux qui les précèdent et leur donnent
sens. Une deuxième approche moins fréquentée
consiste, dans une perspective de sociologie économique
proche de la théorie de l'acteur-réseau, à
s'intéresser plutôt à la formation des liens
dans le cours de l'échange. L'article se centre sur cette
seconde possibilité. Il s'agit en quelque sorte d'inverser
le sens de la relation entre liens et marchés, de considérer
que si les liens président souvent à l'échange,
l'échange lui-même peut être producteur de
liens. L'article se propose d'étudier la genèse
de tels liens, leurs caractéristiques, et les enjeux de
leur mise au jour. Pour ce faire, il montre d'abord comment la
presse, la publicité et les petites annonces « nouent
» à leur façon des liens avec leur public
mais aussi au sein du public ; il explore ensuite les techniques
relationnelles mises en jeu par les acteurs du marché ;
il met enfin en exergue la nature hybride à la fois
sociale, économique et matérielle des liens
ainsi produits et en souligne les implications cognitives et politiques.
Mots clés :
réseaux, marchés, sociologie économique,
distribution, gestion, marketing, consommateurs.
Alexandre MALLARD, Sandrine VILLE-EBER, «
Je vous laisse ma carte de visite ». Analyse d'un artefact
relationnel
Résumé
L'article propose une analyse
des usages professionnels de la carte de visite, à partir
d'une enquête qualitative menée auprès de
personnes ayant une activité relationnelle importante dans
le cadre de leur métier. Deux types de pratiques sont étudiées:
l'échange de cartes, et les pratiques de tri et de classement.
L'analyse montre le rôle spécifique que joue cet
artefact relationnel dans le passage de l'anonymat à des
relations sociales qualifiées dans les univers professionnels
et marchands, et met en exergue les diverses formes de calcul
sur le lien social dans lesquelles s'intègre son usage.
Mots clés :
sociologie, réseau social, carte de visite, anonymat, classement,
carnet d'adresse.
David
MARTIN,
Trois figures du lien marchand sur une bourse de produits dérivés
du CAC 40
François
VATIN,
L'économie comme acte de gestion.
Critique de la définition substantive de l'économie
Résumé
Cet article vise à critiquer
la définition substantive de l'économie comme sphère
autonome des relations sociales proposée par Karl Polanyi
et à présenter a contrario une définition
de l'économie comme « acte de gestion ». Dans
une première partie, je soutiens l'idée que le contexte
actuel de renouveau de la sociologie économique invite
à rediscuter cette question. Dans une seconde partie, je
reviens sur le débat classique entre la définition
formelle, sans limite, de l'économie et sa définition
substantive, limitée. Je montre que la définition
substantive ne constitue pas, comme le voudraient ses promoteurs,
une défense efficace contre l'« impérialisme
» économique (i.e. sa capacité d'extension
sans limites). Elle invite au contraire à une division
des tâches au sein des sciences sociales qui place la sociologie
dans une position dominée, voire résiduelle. Dans
une troisième partie, je tente de suivre une autre voie
pour la résolution de ce débat, en développant
une conception de l'économie comme « acte de gestion
». Il s'agit de concevoir l'économie, non comme une
sphère particulière de l'activité sociale,
mais, selon une démarche pragmatique, comme un type d'actions,
caractérisées par le calcul, explicite ou implicite.
C'est ainsi la forme de l'action et non son champ qui permet de
fournir une limite à l'économie.
Mots clefs : calcul
économique, économie (définition de l'),
gestion, pensée d'ingénieur, Karl Polanyi.