SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ - N° 73 - fév. 2008
Liens et marchés
Harrison White et les nouvelles sociologies économiques
Dossier coordonné par Franck COCHOY et Michel GROSSETTI

Franck COCHOY, Michel GROSSETTI, Autour de Harrison White : liens, marchés et nouvelles sociologies économiques  [texte intégral]
Harrison C. WHITE, Frédéric C. GODART, Victor P. CORONA, Produire en contexte d'incertitude. La construction des identités et des liens sociaux dans les marchés
Philippe STEINER, Le marché comme Arène et les technologies sociales d'appariement
Jakob ARNOLDI, Scott LASH, La Chine whitienne : valeur, incertitude et ordre dans l'industrie culturelle chinoise
Michel GROSSETTI, Réseaux sociaux et ressources de médiation dans l'activité économique
Franck COCHOY, Du lien au coeur de l'échange
Alexandre MALLARD, Sandrine VILLE-EBER, « Je vous laisse ma carte de visite ». Analyse d'un artefact relationnel
David MARTIN, Trois figures du lien marchand sur une bourse de produits dérivés du CAC 40
François VATIN, L'économie comme acte de gestion. Critique de la définition substantive de l'économie


NOTES DE LECTURE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 
Franck COCHOY, Michel GROSSETTI, Autour de Harrison White : liens, marchés et nouvelles sociologies économiques

Texte intégral
En 1981, l'American Journal of Sociology publiait un article étrange de Harrison White, un auteur jusque-là connu surtout pour ses travaux sur la famille, l'art et les réseaux sociaux. L'article s'intitulait « Where do markets come from ? » et présentait une conception totalement nouvelle des marchés. Au lieu de voir ceux-ci comme des mécanismes d'ajustement permanent entre producteurs et consommateurs, Harrison White les présentait comme des systèmes de positions relativement stables entre producteurs structurellement équivalents (c'est-à-dire effectuant des transactions avec les mêmes clients ou avec les mêmes fournisseurs). Selon lui, pour maintenir leurs positions, les producteurs doivent moins se préoccuper des clients que de leurs concurrents, qu'ils surveillent sans cesse, s'ajustant ainsi en permanence les uns aux autres. La conception d'ensemble s'ancrait dans l'analyse des réseaux sociaux et s'accompagnait d'un modèle mathématique sophistiqué qui permettait de faire émerger différents types de marché, parmi lesquels le marché de concurrence parfaite de la théorie économique standard ne représentait qu'un type parmi d'autres. Même si cet article n'a pas été toujours très bien compris à l'époque à cause de sa complexité, beaucoup considèrent qu'il marque une étape importante du renouveau de la sociologie économique. En effet, pour la première fois depuis longtemps, un sociologue s'attaquait à un problème central de la théorie économique, avec l'arme même des économistes dominants, la modélisation mathématique.

L'article de White sur les marchés prend place dans une période où le dialogue entre économistes et sociologues est intense aux États-Unis, l'American Journal of Sociology constituant l'un des supports principaux de ce dialogue. En simplifiant la situation, on pourrait dire que les économistes cherchent alors à appliquer leurs conceptions à des objets classiquement étudiés par la sociologie (Becker, 1981 ; Williamson, 1982), et que les sociologues comme White répliquent en s'attaquant aux objets centraux de l'économie. White n'est en effet pas seul. Depuis le milieu des années soixante-dix, des sociologues de diverses tendances s'intéressent à l'économie (Granovetter, 2000, ch. 5). Mais le courant qui aura le plus d'impact dans ce mouvement de renouveau de la sociologie économique est sans conteste celui qui s'est constitué autour de White, avec notamment Mark Granovetter, qui rappelle sa dette à l'égard de celui-ci dans l'introduction au recueil de textes traduit en français il y a quelques années : « Un jeune professeur, du nom de Harrison White [] venait juste d'arriver : il allait rapidement devenir mon mentor et exercer sur mes travaux une influence intellectuelle décisive » (Granovetter, 2000, 33). Granovetter a incarné le renouveau de la sociologie économique avec ce qui est encore l'un des articles de sociologie les plus cités, et qui popularise le terme d'encastrement (Granovetter, 1985). Il y défendait une conception de l'activité économique comme activité sociale, et, en tant que telle, dépendante des structures sociales, qu'en bon analyste de réseaux sociaux il concevait comme un système de relations interpersonnelles. Cette dépendance était désignée par la notion d'encastrement, reprise de Polanyi (1944), qui permet d'évoquer ce que Degenne et Forsé (1994) appellent un déterminisme faible : les structures relationnelles ne déterminent pas l'action, ils constituent pour celle-ci à la fois une ressource et une contrainte. L'impact de l'article de Granovetter a été considérable : non seulement il a eu pour effet de dissuader la plupart des sociologues d'adopter des approches issues de l'économie, mais il en a convaincu un certain nombre de l'intérêt pour eux de s'intéresser de plus près aux phénomènes économiques. Comme l'écrit Granovetter lui-même : « Curieusement, l'impérialisme économique a été l'un des facteurs du regain d'intérêt de la sociologie pour la vie économique. Si certains sociologues ont accepté les thèses micro-économiques, beaucoup ont vu en elles [], un repoussoir qu'ils pouvaient utiliser afin de mettre en lumière les apports de la tradition sociologique classique. Ainsi, l'une des principales différences qui sépare l'ancienne et la nouvelle sociologie économique est-elle précisément que les travaux les plus récents renversent l'impérialisme économique et proposent des analyses sociologiques de thèmes économiques fondamentaux, tels que les marchés, les contrats, l'argent, le commerce et la banque. » (Granovetter, 2000, 203). La notion d'encastrement a par la suite été utilisée très largement pour désigner la dépendance des activités économiques vis-à-vis de toutes sortes de caractéristiques du monde social, comme la culture ou le système politique (Steiner, 2002). S'est ainsi constitué un ensemble de travaux que certains ont désigné comme une nouvelle sociologie économique (Swedberg, 1987).

D'autres sociologues (ou anthropologues) se sont intéressés plus récemment aux activités économiques à partir d'une perspective toute différente, celle des études sociales sur les sciences. Nous n'allons pas faire ici une histoire de ce courant de recherche qui a considérablement renouvelé depuis les années soixante-dix la compréhension des activités scientifiques. Disons simplement qu'une partie de ces chercheurs s'est consacrée à l'étude de la production des énoncés scientifiques en tirant parti à la fois de méthodes ethnographiques et des apports des courants les plus « constructivistes » des sciences sociales comme l'ethnométhodologie. Leurs travaux ont abouti à des nombreux résultats empiriques ainsi qu'à une conception dans laquelle les faits scientifiques n'existent que grâce à un long travail de construction associant des traces, substances ou artefacts issus des expérimentations, et la traduction de ces éléments dans des énoncés susceptibles de s'insérer dans des réseaux de significations et d'être repris par d'autres. À l'issue de ce long processus, le fait scientifique existe par l'association de l'ensemble des personnes et des entités qui lui sont liés. Il faut que le chercheur convainque, trouve des alliés, tisse autour de ses productions une toile complexe d'autres chercheurs ou acteurs, d'autres faits, d'autres éléments matériels. Issu d'un processus dans lequel la nature et le monde social sont impliqués de différentes façons, le fait scientifique modifie en retour l'une et l'autre. Sur la base de ces conceptions, à partir des années quatre-vingt-dix, certains des chercheurs les plus connus de ce courant (Karen Knorr-Cetina, Steve Woolgar, Donald McKenzie, Michel Callon) se sont intéressés à l'activité économique. Ils ont transposé dans ce domaine leur intérêt pour les dispositifs matériels, pour les phénomènes de diffusion, leur attention pour les processus d'association hétérogènes impliqués dans la constitution des phénomènes sociaux en général. Pour eux, l'activité économique, loin de constituer un ordre particulier de faits « encastré » dans un ensemble plus vaste, distinct et préalable de relations sociales, est une activité sociale à part entière, qui produit un inlassable travail de construction et d'étayage des marchés par la mobilisation de cadres conceptuels (notamment ceux issus de l'économie comme science), d'artefacts et de professionnels. Alors que les sociologues de l'encastrement cherchent à démontrer la dépendance de l'activité économique vis-à-vis des relations sociales, des cadres culturels ou des systèmes politiques, les sociologues issus des études sociales des sciences se donnent pour objectif central de mettre en évidence les activités sociales qui permettent à l'activité économique de fonctionner.

On le voit, les positions de ces deux courants qui contribuent chacun au dynamisme actuel de la sociologie économique ne sont pas les mêmes. On pourrait dire que chacun souligne la dépendance de l'activité économique vis-à-vis des activités ou structures sociales plus générales, mais alors que pour ceux qui se réfèrent à la notion d'encastrement cette dépendance est permanente et générale, elle est comprise de façon plus dynamique et ouverte à la contribution d'autres actants par les autres. Les deux approches sont-elles conciliables ? Rien n'est moins certain. Leurs soubassements théoriques sont assez différents.

Il y a toutefois au moins un auteur qui semble bien se prêter à un rapprochement, et c'est précisément le même Harrison White qui est largement à l'origine de ce mouvement général de renouveau, comme nous l'avons vu plus haut. Celui-ci est en effet revenu dans les années quatre-vingt-dix à l'étude de l'activité économique après une période consacrée à la construction d'une théorie sociologique générale ambitieuse (White, 1992). Il y a été incité notamment par l'intérêt manifesté pour sa théorie des marchés par les économistes français François Eymard-Duvernay, Olivier Favereau et leurs collaborateurs, qui ont vu dans la typologie de White de très fortes similarités avec leur propre typologie des conventions de qualité (Favereau, Biencourt, Eymard-Duvernay, 2002). Leur intérêt et celui d'autres lecteurs ont relancé l'attention de White pour cette question, ce qui l'a amené à développer son modèle et ses idées dans l'ouvrage Markets from Networks (2002). Dans ce livre, White explicite sa position par rapport à la notion d'encastrement. S'appuyant sur des travaux de linguistes (qui utilisent largement la notion d'encastrement), il y critique le fait que Granovetter néglige l'émergence d'acteurs agrégés à partir du processus réciproque qu'il nomme le découplage. Autrement dit, là où Granovetter, au moins dans la formulation de son article de 1985, et la plupart des auteurs qui s'en sont inspirés de près ou de loin, voient l'encastrement comme une dépendance statique, White introduit une conception dynamique dans laquelle les encastrements (embeddings plutôt que embeddedness dans son vocabulaire) et les découplages sont des processus au cours desquels des entités émergent ou se dissolvent.

Même s'il part de positions assez éloignées des sociologues issus des études sur les sciences, White se trouve donc plus proche d'eux que la plupart des autres sociologues de l'encastrement. C'est pourquoi il était intéressant de confronter des auteurs issus des deux grands courants de la sociologie économique actuelle autour de cet auteur. C'était l'objet de journées d'études tenues à l'université de Toulouse - Le Mirail les 1er et 2 juin 2006 à l'occasion d'un séjour à Toulouse de Harrison White dans le cadre d'une chaire d'excellence « Pierre de Fermat » financée par la région Midi-Pyrénées. Le thème autour duquel ces journées étaient organisées était « liens et marchés », l'idée étant qu'il pouvait être intéressant non seulement d'étudier l'encastrement des activités économique dans les relations sociales (encastrement au sens de Granovetter), la construction de leur autonomie relative (découplage au sens de White, performation au sens de Callon), mais aussi la façon dont les activités économiques peuvent engendrer des liens sociaux dont les relations interpersonnelles ne constituent qu'une forme parmi d'autres. Certaines des présentations faites durant ces journées forment la base de ce dossier qui décline plusieurs des tendances de la sociologie économique actuelle.
Harrison White s'est associé à Victor Corona et Frédéric Godart, doctorants à l'université de Columbia dont les travaux s'appuient sur ses théories, pour présenter à la fois sa conception des marchés comme forme émergente protégeant les producteurs contre l'incertitude, et certains des concepts centraux de sa théorie sociologique générale (identité, disciplines, styles, etc.), procurant ainsi au lecteur francophone l'un des aperçus les plus clairs et les plus concis sur une théorie extrêmement complexe. Cette contribution permet d'abord de prendre toute la mesure de la force du modèle théorique qu'elle présente, et de la vigueur des recherches auquel ce modèle a donné lieu. Que l'on continue à qualifier de « nouvelle » une sociologie économique qui a plus de trente ans est assez remarquable, surtout dans un monde où le rythme de renouvellement des cadres d'analyse est généralement inférieur à la décennie, voire à l'année. Mais la contribution de White et alii, loin de rappeler uniquement les fondamentaux, la robustesse et la force des analyses de l'auteur, permet aussi et surtout d'en saisir l'actualité et les évolutions récentes, notamment quant à son potentiel pour saisir l'intrication profonde entre liens et marchés. De ce point de vue, l'apport est double. D'abord, cette contribution nous confirme que chez White, la notion de lien, loin de se limiter à l'action des relations sociales « hors marché », concourt puissamment à caractériser des formes de relations consubstantielles à l'activité économique elle-même. Ces relations sont de deux types. Elles sont d'abord verticales, lorsqu'elles permettent de caractériser les liens entre les trois (et non deux) types d'acteurs qui, selon White, interviennent sur les marchés de production, à savoir le producteur, ses clients, mais aussi ses fournisseurs, ces liens verticaux (et leur interaction) affectant profondément le positionnement économique des firmes. Mais les relations économiques sont aussi latérales, puisqu'elles concernent également les relations entre un producteur donné et ses homologues. Ces relations latérales renvoient non pas à un mécanisme de collusion sous forme d'interactions directes entre acteurs, mais plutôt à un processus d'observation réciproque entre producteurs qui amène ces derniers à s'orienter chacun vers une niche particulière d'après la prise en compte de la position des autres. En d'autres termes, l'ensemble des liens entre firmes renvoie ici à un champ de force qui conditionne et stabilise les positions relatives des acteurs sur le marché. Le deuxième apport de l'approche de White est une conséquence du premier : la prise en compte des liens verticaux et latéraux qui structurent le positionnement des firmes sur leur marché permet de saisir le caractère fondamentalement stratégique et dynamique du processus en cause : chez White en effet, la configuration des liens est indissociablement une contrainte et un objectif stratégique qui contribuent à l'effort des firmes visant à préserver ou à conquérir des positions avantageuses. Ainsi, les liens revêtent un caractère profondément mobile et mutagène : l'auteur insiste sur l'histoire et sur les processus de couplage, de découplage et de recouplage, de positionnement, d'ajustement et de liaison. Dans la reconfiguration permanente des liens, l'activité économique joue un rôle central, puisque c'est bien elle qui génère l'incertitude à laquelle les acteurs tentent de répondre ; en retour, la solution à ce problème d'incertitude économique - à savoir la reconfiguration des structures relationnelles - vient de la capacité proprement sociale des acteurs qui recherchent un ancrage convenable dans leur marché, via la mobilisation de liens sociaux hétérogènes.

Parmi l'ensemble des outils que fournit cette approche générale des liens et des marchés, Philippe Steiner choisit de privilégier la notion d'appariement, ce qui lui permet à la fois de caractériser le marché comme mécanisme d'appariement et de confronter certaines idées de White à des auteurs classiques de la pensée économique (Smith, Walras). L'insistance placée sur l'appariement est particulièrement judicieuse dans la mesure où cette notion permet d'aborder la formation des liens et non leur seule configuration, mais aussi de s'intéresser aux unités des biens économiques, et donc de rompre avec l'idée d'équivalence générique des biens (ou des agents) échangés (ou échangeant) sur un marché (ou dans une arène). S'intéresser à la dynamique d'appariement, c'est en effet rendre visible un travail secondaire inhérent à l'action économique, qui consiste à gérer l'allocation concrète et locale de biens par ailleurs parfois parfaitement substituables (cf. les titres sur les marchés financiers) en inventant des règles susceptibles de fonder la constitution des paires « bien-agent ». Aborder comme le fait Philippe Steiner cette activité d'appariement entre les biens et les agents à partir de cas a priori aussi éloignés que le don d'organes et les marchés financiers est d'une rare pertinence, dans la mesure où le rapprochement de ces cas permet, en retenant l'inspiration de White sur les arènes, de montrer le caractère très général du processus en cause, puisqu'il va de paires dont les éléments sont ultra-singularisés comme dans le cas du don d'organes, aux biens ultra-génériques et aux agents très anonymes et typiques des marchés financiers. On voit alors qu'il existe plusieurs façons de choisir « entre des entités identiques », et que la résolution de ce problème peut être trouvée indépendamment d'une différenciation secondaire des entités identiques présumées (en procédant d'après le principe du premier arrivé-premier servi, par lots, par tirage au sort - même si cette dernière solution n'est pas évoquée ici -, etc.). La contribution de Philippe Steiner met au jour des zones de compromis entre l'arbitraire social et l'élaboration de règles impersonnelles ; elle place le travail relationnel, et surtout la construction d'un lien, au cur de la relation économique (au sens de relation d'échange, de mise en contact d'agents préalablement étrangers, dans un souci d'efficience). Par ailleurs, ce travail établit un continuum entre deux préoccupations : l'analyse de la morphologie des structures relationnelles (Edgeworth vs Walras) d'une part, et la saisie des dynamiques d'appariement, à la fois institutionnelles, algorithmiques, morales, etc., d'autre part. Au total, l'appariement apparaît comme un complément nécessaire de l'encastrement : la notion prolonge l'interrogation sur l'état des liens et sur leurs formes par une étude de leur genèse, de leur formation, à partir de la structure relationnelle la plus élémentaire, la dyade, dont Philippe Steiner nous montre qu'elle est bien sûr souvent produite par beaucoup plus de personnes, de machines, d'éléments que les deux seuls acteurs appariés (le consentement de ces derniers est certes souvent nécessaire, mais leur volonté et leur action ne sont pas forcément engagées - cf. le cas du don du sang).

Jakob Arnoldi et Scott Lash mobilisent aussi la théorie de White, cette fois pour analyser l'émergence de marchés de biens culturels en Chine. Si leur analyse montre toute la force heuristique des concepts whitiens pour l'analyse de questions et de terrains très actuels, elle prend surtout appui sur les spécificités des marchés considérés pour mettre en perspective et enrichir le cadre théorique mobilisé. La Chine offre en effet un double décalage, à la fois temporel et spatial, très fructueux pour valider mais aussi revisiter un certain nombre des apports de Harrison White. Le premier décalage est temporel : la Chine nous place face à des marchés non seulement en perpétuelle évolution, mais aussi face à des marchés littéralement naissants, qui permettent ainsi de poser en d'autres termes la question des disciplines, en s'intéressant à leur genèse plus qu'à leur stabilisation. On découvre en effet que l'établissement des positions sur les marchés de l'art ou de la presse dépend à la fois, en amont, de capacités relationnelles propres au contexte chinois (guanxi) et, inversement, de l'atteinte d'une taille critique propre à desserrer la dépendance vis-à-vis des autorités politiques. On touche ici au second décalage, spatial, qui renvoie aux propriétés d'un contexte social particulier dans lequel l'État est à la fois plus présent et différent. L'État est plus présent en Chine puisque c'est lui qui détient le pouvoir d'attribuer la « licence » aux entreprises sans laquelle aucune action économique ne leur est possible. L'État est différent, puisqu'il exerce son arbitraire (dont le possible retrait à n'importe quel moment de la licence qu'il a accordée) et puisqu'il agit en même temps comme véritable partenaire économique. Par conséquent, les entrepreneurs chinois doivent compter avec une double incertitude, ou plutôt avec une incertitude redoublée : celle du marché classique habituellement mise en avant par White, mais aussi celle que vient ajouter à la première l'autorité politique. L'occurrence de cette nouvelle incertitude politique amène les auteurs à compléter l'analyse whitienne en ajoutant à la structuration verticale des liens de l'amont (upstream) et de l'aval (downstream) une structuration latérale (dite cross-stream) née du lien imposé par la participation nécessaire des institutions publiques à l'entreprenariat économique.

Michel Grossetti utilise les notions d'encastrement et de découplage en les définissant d'une façon un peu différente de celle de White pour introduire, dans une approche relationnelle classique, ce qu'il appelle des ressources de médiations qui permettent à la fois de donner un statut précis à la forme sociale alternative aux réseaux que constituent les groupes, et de tirer parti des apports de la sociologie des sciences sur le rôle des objets et des professionnels de la mise en relation. Cette contribution vise ainsi à amorcer un dialogue plus direct entre la nouvelle sociologie économique née de la contribution de White et les nouvelles perspectives inspirées de la sociologie des sciences. En se livrant à une présentation des deux approches, l'auteur cherche à montrer que chacune, malgré ses forces, est porteuse de carences que l'autre permettrait peut-être de compenser : l'analyse des réseaux est robuste mais elle néglige les médiations techniques qui les rendent pourtant possibles et qui contribuent même puissamment à leur donner forme ; la théorie de l'acteur-réseau enrichit la perspective en se montrant attentive aux médiations techniques, mais elle peine par exemple à étendre aux non-humains la réciprocité pourtant nécessaire à l'établissement d'une relation sociale proprement dite. Pour aller dans le sens d'une mise en compatibilité/complémentarité des deux approches, Michel Grossetti propose de considérer les médiations comme des ressources qui viennent « équiper » les activités relationnelles, ces dernières portant à la fois sur l'établissement des liens (encastrement) mais aussi sur leur disjonction (découplage). Il montre alors - grâce à deux études de cas particulières - qu'on ne peut pleinement comprendre ce type de processus (en particulier les opérations de découplage) qu'en rendant visibles les équipements qui les sous-tendent : les « ressources de médiation » donnent notamment aux acteurs les moyens de s'affranchir des relations personnelles, comme le montre de façon particulièrement éloquente l'aménagement matériel des concours ou des élections, respectivement à grand renfort de dispositifs d'anonymisation ou d'isoloirs.

Franck Cochoy part lui aussi de la notion d'encastrement en dégageant deux acceptions possibles de la notion dans les travaux de Granovetter. Il insiste sur la seconde conception, dynamique, qui fait émerger l'économique et le social d'un même processus de création et de dissolution de liens de toutes sortes. Derrière ces deux conceptions de l'encastrement se profile un enjeu pour la sociologie économique : soit l'on part de la distinction weberienne classique entre économie et société, et la question du lien est largement celle du repli de l'une sur l'autre d'après une séquence asymétrique selon laquelle c'est toujours le lien social préalable qui vient imprimer sa forme et sa « raison » à l'action économique ; soit l'on met entre parenthèses cette distinction pour s'intéresser à l'activité socio-économique (au sens d'activité combinant ressources sociales et procédures économiques), et le lien devient beaucoup moins assignable et plus dynamique, l'ordre des causalités entre le social et l'économique devient circulaire, ou plutôt la société et l'économie cessent d'être des substances préalables pour devenir le résultat des échanges. Cette façon de voir consiste en quelque sorte à symétriser l'approche proposée par François Vatin dans ce même numéro. Ce dernier suggère en effet, comme nous le verrons plus loin, d'abandonner l'approche substantive de l'économie de façon à suspendre la critique du calcul comme territoire des économistes, pour favoriser au contraire l'anthropologie du calcul comme « acte de gestion » ordinaire. De même, reprenant l'inspiration de Bruno Latour (2006), Franck Cochoy propose implicitement de compléter l'abandon de l'économie substantive par un abandon symétrique de la conception elle-même substantive de la société : il s'agit notamment de suspendre l'éloge du lien comme chasse gardée des sociologues (et comme attribut d'une « société » humaine et chaleureuse, par opposition à l'univers prétendument froid et désocialisant du calcul) pour promouvoir au contraire, ce faisant, l'anthropologie de liens qui, loin de relever forcément d'une « substance sociale » particulière, préalable et extérieure à l'échange, naissent très souvent dans le cours même d'une activité indissociablement économique (lorsqu'elle s'oriente d'après des valeurs et du calcul) et sociale (dans la mesure où l'échange consiste nécessairement à former et à rompre des liens). Cette façon d'aborder autrement les relations entre liens et marchés lui permet de proposer un programme de sociologie économique consistant à étudier non seulement les processus de sélection bien connus, d'après lequel le marché dissout le social, trie, sépare, voire « élimine », les concurrents, mais aussi les processus de collection qui permettent de saisir comment le marché peut lui aussi « faire société », par exemple lorsqu'il invente de nouvelles formes d'identification sociales via la segmentation des marchés, constitue des collections de produits via le merchandising, instaure des dépendances nouvelles via les contrats de clientèle ou via les programmes de fidélisation, etc. - autant de liens dont les formes et les incidences méritent, plus que celles des liens sociaux classiques peut-être, l'attention et la vigilance du sociologue.

Alexandre Malard et Sandrine Ville étudient une façon particulière de nouer des liens à partir de l'échange, en s'intéressant à cet « équipement » des relations professionnelles que sont les cartes de visite. Ces cartes permettent, tels de véritables « artefacts relationnels », d'instaurer une « trace », si modeste soit-elle, des contacts éphémères rencontrés au cours des activités économiques, et d'amorcer ainsi dans certains cas l'établissement de liens plus durables. L'objet choisi est particulièrement original, non seulement parce qu'il s'agit d'une médiation matérielle s'interposant dans les relations sociales, mais parce qu'il s'agit d'une médiation a priori très banale, très pauvre, voire insignifiante, bien loin des médiations plus « dures », plus « puissantes » et « high tech » (comme l'Internet notamment) que l'on met habituellement en avant chaque fois que l'on cherche à souligner l'importance des artefacts dans la configuration des liens sociaux. Or montrer la contribution d'un objet aussi anodin que les cartes de visite à la configuration des liens économiques, c'est paradoxalement permettre de mieux saisir par contraste toute la puissance de dispositifs plus importants et sophistiqués. L'ethnographie minutieuse de l'échange des cartes à laquelle se livrent les auteurs met au jour des enjeux d'une grande finesse. Cette ethnographie permet notamment de comprendre que « laisser » sa carte, ce n'est pas la « donner » : en « se laissant » leurs cartes, tout se passe comme si les personnes cherchaient d'abord à éviter d'insister sur l'aspect trop engageant du don, comme si elles tentaient de préserver la liberté de mouvement théoriquement attachée à la relation marchande : « laisser sa carte », c'est bien trouver un moyen qui permet sans autre forme de justification qu'« on vous laisse partir », comme si l'on recourait à l'astuce de celui qui, pour se dégager de l'emprise d'autrui, accepte d'abandonner sa veste entre les mains de celui qui croyait le retenir par son vêtement. À l'instar des brochures publicitaires dont Canu et Mallard (2006) ont montré qu'elles permettent aux protagonistes des boutiques marchandes de trouver une contenance et éventuellement de sortir civilement de l'interaction, l'échange des cartes concilie désengagement et préservation des faces, joue l'établissement d'une promesse de contact hypothétique comme moyen de dénouer plus facilement la relation. Mais l'échange des cartes permet tout autant de ne pas se quitter « quitte » tout de suite, puisque grâce à ce cérémonial, les partenaires peuvent sortir de l'échange tout en conservant un équivalent papier d'eux-mêmes qui vient ainsi préserver toutes les chances d'un contact futur. En d'autres termes, l'échange des cartes est une opération très ambiguë qui permet de nouer un contact « personnel » avec des étrangers et de se quitter à la fois quitte et « kité », équipé d'un outil qui rend entièrement libres et réversibles la fin comme la poursuite de la relation. Cette sociologie de l'usage social des cartes est en cela un bel hommage en même temps qu'un prolongement de l'analyse de White quant à l'importance de la dynamique des réseaux sociaux dans l'action économique. En particulier, cette sociologie nous fait découvrir des activités de gestion oubliées, non codifiées, qui font pourtant l'objet d'apprentissages, de supports et d'outils, orientées vers un véritable network management - c'est-à-dire vers des opérations qui intègrent pleinement la gestion du social à l'activité économique ordinaire. La gestion des contacts, avec par exemple les opérations d'archivage ou de codage des cartes de visite que l'on découvre ici, fait clairement l'objet d'efforts stratégiques qui permettent de montrer que l'économie n'est pas seule à être performée sur les marchés, mais que la théorie sociologique des réseaux fait elle aussi, et peut-être plus que d'autres savoirs, partie de ces descriptions du monde que viennent instrumenter les pratiques et qui entrent aujourd'hui en concurrence comme autant de manières d'orienter les marchés (Callon, 2007).

Si, comme nous venons de le voir, Alexandre Mallard et Sandrine Ville traitent des équipements relationnels marchands au niveau micro et très localisé de la carte de visite, David Martin aborde et prolonge cette même question au niveau très macro et globalisé des marchés financiers. L'adoption de cette échelle d'analyse semble se montrer très propice à l'articulation de la sociologie économique issue de l'anthropologie des sciences avec l'analyse whitienne des marchés. À partir d'une étude d'une bourse de produits financiers dérivés, David Martin explore trois figures du lien marchand dont chacune a le mérite d'illustrer à chaque fois toute la fécondité de l'analyse whitienne, mais aussi l'intérêt d'un couplage de cette analyse avec les apports de l'anthropologie du calcul économique. D'abord, en établissant clairement la parenté entre le fonctionnement du monep et de l'arène whitienne gouvernée par la représentation d'un marché théorique où règnent des mécanismes de sélection pure et d'appariement, l'auteur souligne qu'il en est ainsi en raison de la mobilisation de dispositifs particuliers, à savoir les algorithmes qui font office de robots walrasiens si bien décrits par Fabian Muniesa (2000, 2003). Ce faisant, il montre à quel point la théorie de l'arène se comprend d'autant mieux qu'elle s'appuie sur celle, plus récente, de la performativité des marchés (Callon, 1998 ; MacKenzie, Millo, 2003 ; McKenzie et alii, 2007) et peut-être réciproquement. Ensuite, lorsque David Martin souligne qu'un marché tient (l'économie) parce qu'il est tenu (par des institutions), en l'occurrence par une « société de compensation » et par une « entreprise de marché », il valide à la fois l'inscription des formes marchandes dans des structures relationnelles mises en évidence depuis longtemps par White, et éclaire la contribution des dispositifs socio-techniques marchands à la formation et à l'action de telles structures. Enfin, lorsque l'auteur décrit son marché comme une arène soutenue par une interface (via une convention de qualité) et un conseil (via la constitution d'un espace légitime de circulation du produit), il démontre encore une fois tout le potentiel analytique de la grammaire whitienne de l'économie, mais il prend aussitôt appui sur ce résultat pour rejoindre une mise en cause plus originale de l'opposition entre « lien social » et « marché (économique) » en soulignant combien le marché apparaît à maints égards non seulement comme une instance productrice de liens d'un genre particulier, comme le souligne aussi Franck Cochoy, mais aussi comme un dispositif public à part entière, « qui fédère ou se porte garant de l'intégrité de l'ensemble des parties prenantes d'un marché ».

Enfin, François Vatin réexamine le problème des frontières entre économie et sociologie. Il soutient que l'économie décrit moins une « sphère d'activité » que l'activité sociale de calcul en général, c'est-à-dire l'ensemble des « actes de gestion ». Pour lui, la tâche première de la sociologie économique devrait par conséquent être d'analyser ce type d'activité sans postuler au départ qu'elle constitue le domaine d'une discipline ou d'une autre. Ce questionnement sur la nature de l'économie et des disciplines qui en traitent intervient en amont et en aval de l'ensemble des contributions rassemblées dans le présent dossier. Le questionnement se situe en amont car il reprend les fondements de la discussion en opposant deux approches. La première est celle de la tradition qui - de Polanyi à Granovetter - définit la sociologie économique comme la sociologie d'une catégorie particulière d'objets réputés « économiques ». Cette façon de voir établit (ou plutôt conforte) ipso facto le grand partage classique entre deux ensembles particuliers de faits, l'économie d'un côté et la société de l'autre. La seconde approche s'intéresse davantage à l'économique (comme ordre particulier de préoccupation et de cognition) qu'à l'économie (comme terrain) et propose donc de centrer l'attention sur les procédures de calcul, quels qu'en soient les agents et les domaines d'application. Ce faisant, le questionnement nous propose d'aller en aval des notions proposées comme point de départ pour le présent dossier, puisqu'il suggère de laisser de côté la question des marchés et des liens (qui ont le défaut implicite de se rattacher à la définition « substantive » de l'économie à laquelle François Vatin entend tourner le dos) pour s'intéresser davantage à l'anthropologie du calcul et des valeurs qui les fondent. La réflexion montre en quelque sorte que partir de la discussion des relations entre liens et marchés permet d'aller bien au-delà dans la mesure où elle permet d'une part de reconsidérer les domaines d'expertise et la posture de l'économiste et du sociologue, et donc de redéfinir le périmètre même de la sociologie économique, d'autre part de pointer les enjeux politiques associés à une telle redéfinition. En effet, redéfinir l'économie non plus comme domaine mais comme ensemble des « actes de gestion » permet de surmonter l'aporie d'une sociologie économique qui, en se présentant comme critique des imperfections du calcul, n'a d'autre résultat que d'inciter les économistes à toujours calculer davantage. Considérer le calcul non comme le domaine et la fiction privilégiés des économistes mais au contraire comme une pratique sociale aussi ordinaire que non exclusive, c'est se donner le moyen d'en étudier le formatage, les limites, mais aussi les valeurs fondatrices et donc, in fine, de saisir les significations et les orientations profondes qui sont au principe de l'action économique et sociale contemporaine.

Au total, les contributions rassemblées ici illustrent l'intérêt de la question du lien et de son rapport aux réalités et aux pratiques économiques et marchandes. Si les sociologues peuvent contribuer à la compréhension des activités économiques, c'est en ouvrant des perspectives qui dépassent les transactions éphémères, soit en les inscrivant dans la durée de relations stabilisées entre acteurs, au niveau des individus ou des organisations, soit en démontant les dispositifs mais aussi les procédures cognitives qui sous-tendent ces transactions, retrouvant le temps des liens dans la genèse et dans l'évolution des relations et des objets économiques en train de se faire.
© Sciences de la Société n° 73 - fév. 2008

Références bibliographiques
Becker (G.), 1981, A Treatise on the Family. Cambridge, MA, Harvard University Press.
Callon, (M.), 1998, « Introduction : The Embeddedness of Economic Markets in Economics », in Callon (M.), ed., The Laws of the Markets, Oxford, Blackwell, 2-57.
Callon, (M.), 2007, « What does it mean to say that Economics is Performative ? » in MacKenzie (D.), Muniesa (F.), Siu (L.), eds, Do Economists make Markets ? On the Performativity of Economics, Princeton, Princeton University Press.
Canu (R.), Mallard (A.), 2006, « Que fait-on dans la boutique d'un opérateur de télécommunications ? Enquête ethnographique sur la mise en référence des biens marchands », Réseaux, 135-136, 161-192.
Degenne (A.), Forsé (M.), 1994, Les réseaux sociaux, Paris, Armand Colin.
Favereau (O.), Biencourt (O.), Eymard-Duvernay (F.), 2002, « Where do Markets come from ? From (Quality) Conventions ! », in Favereau, (O.), Lazega, (E.), eds, Conventions and Structure in Economic Organization : Markets, Networks and Hierarchies, Edward Elgar, 213-252.
Granovetter (M. S.), 2000, Le marché autrement, Paris, Desclée de Brouwer.
Granovetter (M. S.), 1985, « Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness », American Journal of Sociology, 91-3, 481-510.
Latour (B.), 2006, Changer de société. Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte.
MacKenzie (D.) 2006, An Engine, not a Camera : How Financial Models shape Markets, Cambridge, MA, MIT Press.
MacKenzie, (D.), Millo (Y.), 2003, » Constructing a Market, Performing Theory : The Historical Sociology of a Financial Derivatives Exchange », American Journal of Socioloy, 109, 107-145.
MacKenzie, (D.), Muniesa (F.), Siu (L.), eds., 2007, Do Economists make Markets? On the Performativity of Economics, Princeton, Princeton University Press.
Muniesa (F.), 2000, « Un robot walrasien : cotation électronique et justesse de la découverte des prix », Politix, 13-52, 121-154.
Muniesa (F.), 2003, Des marchés comme algorithmes. Sociologie de la cotation électronique à la Bourse de Paris, thèse de doctorat, École nationale supérieure des mines de Paris.
Polanyi (K.), 1944, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983.
Steiner (Ph.), 2002, « Encastrements et sociologie économique », in Huault (I.), dir., La construction sociale de l'entreprise, Autour des travaux de Mark Granovetter, Colombelle, Management & société, 29-50.
Swedberg (R.), 1987, Une histoire de la sociologie économique, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
Vinck (D.), 2007, Sciences et société. Sociologie du travail scientifique, Paris, Armand Colin.
White (H. C.), 1981, « Where do Markets come from ? », American Journal of Sociology, 87, 517-547.
White (H. C.), 1992, Identity and Control. A Structural Theory of Social Action, Princeton, Princeton University Press [nouvelle édition totalement révisée publiée en 2008 chez le même éditeur].
White (H. C.), 2002, Market from Networks. Socioeconomic Models of Production, Princeton, Princeton University Press.
Williamson (O.), 1981, « The Economics of Organization : The Transaction Cost Approach », American Journal of Sociology, 87, 548577.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Harrison C. WHITE, Frédéric C. GODART, Victor P. CORONA, Produire en contexte d'incertitude. La construction des identités et des liens sociaux dans les marchés

Résumé
Les marchés sont le cadre où les entreprises interagissent et font face à une incertitude constante et radicale. Les liens qui se tissent entre fournisseurs, producteurs et consommateurs au sein d'un marché, conçu comme une interface, sont de nature éphémère et sont le résultat d'un processus historique de découplage et d'encastrement dans un contexte de réseaux de liens et de sens en perpétuel changement. Au-delà des différents rôles associés à ce contexte, les marchés sont aussi reliés à d'autres domaines institutionnels avec lesquels ils peuvent partager du « sens » ou des caractéristiques structurales. Ensuite, contrairement à ce que soutiennent certaines théories organisationnelles, il apparaît que la logique sociale et économique qui sous-tend l'existence des organisations n'est pas dérivée d'un impératif de rationalité (limitée ou non), mais plutôt d'un impératif de recherche de stabilité et de contrôle dans un environnement radicalement incertain. Les stratégies développées par les entreprises mobilisent différents types de ressources pour atteindre des objectifs présentés comme étant désirables, et par là même génèrent leur identité de marché. Les organisations, à travers leurs stratégies, tentent donc de créer de l'ordre à partir du chaos qui caractérise leur environnement.

Mots-clés : découplage, encastrement, identité, liens sociaux, marché, réseaux sociaux.




 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Philippe STEINER, Le marché comme Arène et les technologies sociales d'appariement

Résumé
Ce texte explore une idée avancée par Harrison White pour qui le marché (Arène) est caractérisé par un mécanisme d'appariement, ce qui permet de comparer ce marché à d'autres mécanismes d'appariement. Le texte part d'un rappel de la signification attachée à cette structure relationnelle, puis on montre comment cette définition s'applique au marché d'échange pur des économistes. Le mécanisme d'appariement est comparé dans trois configurations spécifiques : la bourse de valeurs de Paris, et deux configurations non-marchandes avec les procédures d'allocation des greffons prélevés post mortem et la procédure d'appariement des dons inter vivos entre paires de donneurs ­ receveurs non-compatibles.

Mots-clés : don d'organes, marché, sociologie économique.

 

 






 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Jakob ARNOLDI, Scott LASH, La Chine whitienne : valeur, incertitude et ordre dans l'industrie culturelle chinoise

Résumé
L'article examine plusieurs cas d'entrepreneuriat dans les industries culturelles chinoises. S'appuyant largement sur la théorie de Harrison White, l'article soutient que les entrepreneurs de ce secteur ­ comme de n'importe quel autre marché économique ­ cherchent à réduire leur exposition à l'incertitude par toute une gamme de moyens comprenant des ordres d'évaluation et d'autres types d'heuristiques. Ces moyens sont particuliers, et dépendent de la culture et du contexte social. Ainsi, nous traitons des façons chinoises particulières de « naviguer sur l'océan de l'incertitude » ­ que nous nommons les cultures de risque chinoises. À partir de l'examen de nos cas, nous suggérons que l'État et les gouvernements d'État locaux sont des sources significatives d'incertitude pour les entrepreneurs chinois.

Mots clés : incertitude, risque, Chine, entreprenariat, industries culturelles.




 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Michel GROSSETTI, Réseaux sociaux et ressources de médiation dans l'activité économique

Résumé
La coordination des acteurs économiques peut s'effectuer sur des bases variables qui vont des relations personnelles à des dispositifs de médiation plus ou moins sophistiqués permettant un échange entre « anonymes ». Selon qu'ils mettent l'accent sur les premières ou sur les seconds, les sociologues intéressés par la vie économique s'ancrent dans des traditions théoriques différentes. Dans cette communication, je reviendrai d'abord succinctement sur ces traditions et je défendrai l'idée qu'elles peuvent être complémentaires, notamment si l'on adopte une approche dynamique des phénomènes sociaux. Ensuite, je m'appuierai sur les résultats de deux recherches empiriques pour montrer cette complémentarité.

Mots-clés : réseaux, médiations, innovation, dynamiques sociales.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Franck COCHOY, Du lien au coeur de l'échange

Résumé
Comment le sociologue de l'économie peut-il saisir les liens impliqués dans l'échange ? Une première option bien connue consiste, dans le sillage de la nouvelle sociologie économique, à étudier l'encastrement des relations économiques dans un ensemble de liens sociaux qui les précèdent et leur donnent sens. Une deuxième approche moins fréquentée consiste, dans une perspective de sociologie économique proche de la théorie de l'acteur-réseau, à s'intéresser plutôt à la formation des liens dans le cours de l'échange. L'article se centre sur cette seconde possibilité. Il s'agit en quelque sorte d'inverser le sens de la relation entre liens et marchés, de considérer que si les liens président souvent à l'échange, l'échange lui-même peut être producteur de liens. L'article se propose d'étudier la genèse de tels liens, leurs caractéristiques, et les enjeux de leur mise au jour. Pour ce faire, il montre d'abord comment la presse, la publicité et les petites annonces « nouent » à leur façon des liens avec leur public mais aussi au sein du public ; il explore ensuite les techniques relationnelles mises en jeu par les acteurs du marché ; il met enfin en exergue la nature hybride ­ à la fois sociale, économique et matérielle ­ des liens ainsi produits et en souligne les implications cognitives et politiques.

Mots clés : réseaux, marchés, sociologie économique, distribution, gestion, marketing, consommateurs.



 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
Alexandre MALLARD, Sandrine VILLE-EBER, « Je vous laisse ma carte de visite ». Analyse d'un artefact relationnel

Résumé
L'article propose une analyse des usages professionnels de la carte de visite, à partir d'une enquête qualitative menée auprès de personnes ayant une activité relationnelle importante dans le cadre de leur métier. Deux types de pratiques sont étudiées: l'échange de cartes, et les pratiques de tri et de classement. L'analyse montre le rôle spécifique que joue cet artefact relationnel dans le passage de l'anonymat à des relations sociales qualifiées dans les univers professionnels et marchands, et met en exergue les diverses formes de calcul sur le lien social dans lesquelles s'intègre son usage.

Mots clés : sociologie, réseau social, carte de visite, anonymat, classement, carnet d'adresse.



 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
David MARTIN, Trois figures du lien marchand sur une bourse de produits dérivés du CAC 40

Résumé
Á partir du cas d'une bourse de produits dérivés du cac 40 cet article propose de mettre en évidence trois registres de lien marchand qui font échos à trois leçons que l'on peut tirer de la sociologie de Harrison White. La première figure est celle du marché comme paradigme relationnel, ou « discipline » entre les échangeurs : paradoxalement, loin de dissoudre toute solidarité, le marché attache d'autant mieux qu'il se fonde sur l'horizon du désengagement formel permanent. Il se trouve que la forme d'engagement, conditionnel et à terme, impliquée par les dérivés financiers rend ces derniers emblématiques de cette première figure du lien. La deuxième figure insiste sur l'ensemble des structures relationnelles, techniques et organisationnelles diverses qui sont engagées par et pour l'accomplissement de l'activité marchande. L'auteur souligne alors que ces structures ne se réduisent pas à un préalable « non économique » dans lequel le marché serait encastré. Enfin, la troisième figure, davantage centrée sur le produit-service qui fait l'objet de l'échange, renvoie à sa dimension sociétale, c'est-à-dire à l'enjeu éthique et politique qui accompagne la régulation de sa production ou de sa circulation. Á cet égard, au-delà du cas développé ici à titre d'exemple, l'avènement et la durabilité de tout marché dessine un collectif de parties prenantes fédérées par les enjeux de la nature et de la légitimité de l'objet de l'échange.

Mots-clés : marchés dérivés, lien, discipline, encastrement, dimension sociétale d'un produit, parties prenantes.




 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
François VATIN, L'économie comme acte de gestion. Critique de la définition substantive de l'économie

Résumé
Cet article vise à critiquer la définition substantive de l'économie comme sphère autonome des relations sociales proposée par Karl Polanyi et à présenter a contrario une définition de l'économie comme « acte de gestion ». Dans une première partie, je soutiens l'idée que le contexte actuel de renouveau de la sociologie économique invite à rediscuter cette question. Dans une seconde partie, je reviens sur le débat classique entre la définition formelle, sans limite, de l'économie et sa définition substantive, limitée. Je montre que la définition substantive ne constitue pas, comme le voudraient ses promoteurs, une défense efficace contre l'« impérialisme » économique (i.e. sa capacité d'extension sans limites). Elle invite au contraire à une division des tâches au sein des sciences sociales qui place la sociologie dans une position dominée, voire résiduelle. Dans une troisième partie, je tente de suivre une autre voie pour la résolution de ce débat, en développant une conception de l'économie comme « acte de gestion ». Il s'agit de concevoir l'économie, non comme une sphère particulière de l'activité sociale, mais, selon une démarche pragmatique, comme un type d'actions, caractérisées par le calcul, explicite ou implicite. C'est ainsi la forme de l'action et non son champ qui permet de fournir une limite à l'économie.

Mots clefs : calcul économique, économie (définition de l'­), gestion, pensée d'ingénieur, Karl Polanyi.