SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ
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N° 62 - mai 2004
Marché
et politique. Autour de la consommation engagée
Dossier
coordonné par Marie-Emmanuelle
CHESSEL et Franck COCHOY
Marie-Emmanuelle CHESSEL, Franck
COCHOY, Autour de la consommation engagée.
Enjeux historiques et politiques
Lawrence GLICKMAN,
Consommer pour réformer
le capitalisme américain. Le citoyen et le consommateur
au début du XXe siècle
Marie-Emmanuelle CHESSEL, Consommation et réforme à la Belle Epoque.
La Conférence internationale des Ligues socailes d'acheteurs
en 1908
Roland CANU, Franck COCHOY, La loi de 1905 sur la répression des fraudes.
Un levier décisif pour l'engagement politiques des questions
de communication ?
Bernard RUFFIEUX, Le nouveau citoyen consommateur : que
peut-on en attendre en termes d'efficacité économique
Michele MICHELETTI,
Le consumérisme
politique. Une nouvelle forme de gouvernance ?
Sophie DUBUISSON-QUELLIER, Claire LAMINE, Faire le marché autrement. L'abonnement à
un panier de fruits et de légumes comme forme d'engagement
politique des consommateurs
Stéphanie GIAMPORCARO-SAUNIÈRE, L'investissement socialement responsable en France.
Un outil au service d'une action politique par la consommation
?
Jean-Pascal GOND, Bernard LECA, La construction de la notation sociale des entreprises,
ou l'histoire d'ARESE
CHRONIQUE
Christian LE MOËNNE, La
communication organisationnelle à l'heure de la dislocation
spatio-temporelle des entreprises
(1) La mutation des formes organisationnelles
Marie-Emmanuelle CHESSEL,
Franck COCHOY,
Autour de la consommation engagée.
Enjeux historiques et politiques
Texte
intégral
L'histoire du marché chère à la doctrine
économique libérale semble avoir été
celle de la négation du politique : comme l'ont rappelé
Albert Hirschman (1980) et Pierre Rosanvallon (1979), le marché
autorégulateur fut dès le départ présenté
comme une alternative à l'autorité publique ou,
pour le dire en d'autres termes, le marché fut inventé
comme une « astuce » permettant de faire tenir le
collectif en se passant du recours à la contrainte publique.
Ainsi, depuis l'avènement de la doctrine libérale,
c'est bien la politique qui a couru après le marché,
en l'instituant d'abord (Polanyi, 1983), puis en réinventant
la politique économique (keynésianisme). L'intervention
du marché dans la politique est beaucoup plus rare, sauf
bien sûr sous la figure de la « démocratie
marchande » (Laufer, Paradeise, 1982) et du marketing politique.
Peut-on, dans ces conditions, rapprocher marché et politique,
ces deux termes que l'histoire semble avoir depuis longtemps séparés,
par exemple en s'intéressant à des formes de consommation
engagée ? Parler de consommation engagée invite
à regarder l'autre sens de la relation, c'est-à-dire
à examiner comment les acteurs du marché, en nouant
leurs échanges, participent ou prétendent participer
au débat public (Micheletti, 2003 ; Micheletti et al.,
2003).
Il s'agit là d'une question d'actualité, qui renvoie à une série d'actions et de prises de position visant à révéler (ou à inventer) la face « politique » des objets de consommation : en 2001, dans un ouvrage intitulé No Logo, la journaliste canadienne Naomi Klein critique la « tyrannie des marques » proposées par des multinationales qui sous-traitent, notamment dans le secteur de la confection, la fabrication à des entreprises qui travaillent dans des conditions contestables - sweatshops, « ateliers de fabrication à sueur » - en Indonésie ou aux Philippines. Le succès remporté par ce livre témoigne des nombreuses initiatives qui visent à détourner les méthodes des firmes pour dénoncer leurs pratiques sociales, en demandant par exemple à Nike de faire fabriquer des chaussures personnalisées avec le mot « sweatshop » (Chessel, 2003 ; Klein, 2001 ; Peretti, 2003). En France, les campagnes pour les produits « éthiquement corrects » incitent de plus en plus d'entreprises à respecter les règles d'un « commerce équitable » avec les pays en voie de développement (Cochoy, 2004). Le collectif « De l'éthique sur l'étiquette » (créé par quarante-sept syndicats et organisations de consommateurs et de solidarité internationale) a ainsi lancé récemment plusieurs campagnes proposant aux chaînes de distribution un code de conduite qui les engagerait à ne vendre que des produits fabriqués dans des conditions « décentes ». Le terme de « nouveau consommateur » est dès lors apparu dans la sphère publique pour parler de « nouvelles » pratiques de consommation dites responsables ou éthiques.
S'il est vrai que le boycott, le commerce équitable ou les critiques altermondialistes de la société de consommation ont fait l'objet d'un traitement médiatique récent, et s'ils ont une spécificité indéniable - notamment la critique de la « globalisation » de l'économie ou l'utilisation de nouveaux modes d'information et de communication -, ils s'inscrivent dans une histoire qui mérite d'être étudiée. Comme le suggèrent les trois premiers articles de ce numéro, marché et politique sont depuis longtemps liés. La consommation a en particulier été pensée dès le début du xxe siècle par des acteurs qui s'intéressaient à la responsabilité individuelle et sociale des consommateurs dans la mise en place du capitalisme occidental : les fondateurs des consumers' leagues américaines et des ligues d'acheteurs européennes. Les articles de ce numéro permettent de mettre en évidence l'importance du tournant du xxe siècle dans l'histoire de l'usage politique de la consommation.
Dans différents pays, la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle voient se développer différents discours et mouvements protestataires liés à la consommation, ce qui incite certains chercheurs à parler d'une certaine « politisation de la consommation » (MacLachlan, Trentmann, 2004). Les mouvements faisant la promotion d'une consommation éthique, étudiés par L. Glickman et M.-E. Chessel dans ce numéro, et les débats autour de la loi de 1905 sur la répression des fraudes, analysés par R. Canu et F. Cochoy, s'insèrent dans ce contexte plus général en Europe et aux Etats-Unis (Chessel, 2002). Rappelons que le mouvement coopératif garde au tournant du siècle une importance certaine (Furlough et Strikwerda, 1999). En même temps, dans le cadre du mouvement coopératif, la Women's Cooperative Guild défend avec d'autres un certain libéralisme et des prix bas dans le cadre du mouvement pour le « Free Trade » (Hilton, 2003 ; Trentmann, 2001, 2004 ; Scott, 1998). Aux États-unis, le tournant du siècle favorise une évolution consumériste dans l'idéologie du mouvement ouvrier (Glickman, 1997a et 1997b), et les consumers' leagues se développent autour de la consommation engagée pendant que d'autres femmes boycottent la viande à New York (Hyman, 1980). Dans la France de la Belle Époque, le mouvement des ligues d'acheteurs ne doit pas faire oublier au même moment le rôle d'un Charles Gide et le développement des coopératives de consommation (Chatriot, 2004 ; Furlough, 1991 ; Gide, 2001), la naissance d'une sociologie de la consommation (Halwachs, 1912 ; Baudelot et Establet, 1994) ou la diversité des discours sur la consommation, les femmes et la Troisième République (Tiersten, 2001 ; Williams, 1982).
Parler d'un contexte général ne signifie ni que l'usage politique de la consommation a lieu de la même manière dans chacun de ces pays, ni que tous ces mouvements avancent ensemble pour atteindre les mêmes objectifs. La diversité est réelle, y compris à l'intérieur de chaque pays. L'article de L. Glickman permet précisément de s'interroger sur le lien particulier entre le mouvement progressiste américain d'une part et le mouvement des consumers' leagues d'autre part. Non seulement les consumers' leagues se développent au tournant du xxe siècle mais elles sont bel et bien partie prenante du mouvement réformateur américain dit « progressiste ». Ce mouvement, hétérogène, obtient par ailleurs des avancées significatives dans la protection du consommateur, telles que la Pure Food and Drug Act et la Meat Inspection Act (1906) (Cohen, 2003 ; Goodwin, 1999). Le mouvement des ligues d'acheteurs s'inscrit aussi dans le cadre de la « nébuleuse réformatrice » française et européenne (Topalov, 1999), qui est loin d'être un mouvement uniforme. C'est ainsi qu'au cur du catholicisme social naît cette association pour la consommation éthique, se distinguant clairement des coopératives de consommation et d'un Charles Gide plus proche du socialisme et de la défense des « droits » des consommateurs (et non des devoirs). Dans d'autres pays, comme en Suisse, c'est dans un autre contexte que les ligues d'acheteurs prennent place : celui d'un féminisme lié au christianisme social. Ce n'est pas parce que les ligues américaines et européennes se rencontrent et s'influencent, comme l'illustre l'article de M.-E. Chessel, qu'elles ne s'insèrent pas dans des contextes nationaux spécifiques, où les valeurs religieuses et politiques, la place des femmes et le rôle de l'État comptent autant que le rôle des consommateurs et consommatrices dans la réforme sociale.
Au même moment en France, comme le montre l'article de R. Canu et F. Cochoy, industriels et politiques aboutissent au vote de la loi de 1905 contre les fraudes, sans qu'aucun des mouvements de consommateurs - coopératives ou ligues d'acheteurs - ne soit véritablement un acteur clé, ni avant ni après cette loi. Autrement dit, le fait que des acteurs se mobilisent (séparément) autour de questions de consommation - et favorisent ainsi un usage politique de la consommation - ne signifie pas qu'ils s'allient ou s'entendent pour réclamer des lois, les obtenir et/ou les faire appliquer. Le cas anglais, au même moment, permet de relativiser ce qui pourrait apparaître comme une spécificité française : en Angleterre, alors que la consommation apparaît centrale dans les débats politiques, dans le cadre spécifique de la tradition radicale-libérale du « free trade » et de la promotion de la société civile, peu de mesures sont concrètement prises pour défendre les consommateurs (MacLachlan, Trentmann, 2004).
Il reste donc encore beaucoup à faire pour mieux comprendre les relations entre les mouvements de consommateurs, les actions des « réformateurs » et les politiques mises en place par les gouvernements ; pour mieux cerner la place des discours, des valeurs et des pratiques sociales. La nature complexe des relations entre industriels, commerçants, hommes politiques, intellectuels, réformateurs et consommateurs, formant des configurations mouvantes et des conventions précises autour de certains produits et à certaines époques, commence à être mieux comprise (Stanziani, 2003). Dans ce cadre, les trois premiers articles de ce numéro témoignent d'une tentative pour mieux situer le rôle des différents acteurs dans l'histoire des liens entre marché et politique au début du xxe siècle.
Les articles suivants traitent quant à eux de questions plus contemporaines. La mise en correspondance des enjeux passés et présents permet d'examiner deux questions : la première concerne le caractère « récurrent » ou « nouveau » des mouvements d'aujourd'hui ; la seconde engage l'apprécia-tion du caractère « alternatif » ou « complémentaire » des mécanismes marchands vis-à-vis des formes d'action politique plus traditionnelles.
On l'a vu, les travaux historiques convergent pour montrer que des mouvements précurseurs du consumérisme politique actuel sont survenus au cours de la « Progressive Era » aux États-Unis et de la Belle Époque en France. Ces mouvements semblent avoir tenté de prendre en charge des problèmes que l'État tardait à assumer. Ce type d'attitude, qui définit la consommation engagée comme palliatif d'une certaine impuissance publique, permet de formuler une intéressante conjecture : ne pourrait-on pas expliquer le recul ultérieur des mouvements pionniers par la capacité dont ont su finalement faire preuve les acteurs et les institutions politiques « standards » pour reprendre enfin ces problèmes à leur compte, comme le montre la mise en place d'appareils juridico-techniques adaptés aux problèmes soulevés : répression des fraudes (cf. l'article de R. Canu et F. Cochoy), assurances sociales (Ewald, 1996), appareils statistiques (Desrosières, 1993), régulation des marchés (Kuisel, 1984), affirmation de l'État Providence (Rosanvallon, 1992) ? Aujourd'hui, une telle interprétation devrait sans doute nous inciter à ne pas envisager trop vite en termes de « faillite » cette soi-disant incapacité politique des États à surmonter certains problèmes qui ne relèvent peut-être que d'une « carence » provisoire du politique, au sens traditionnel du terme.
Si aujourd'hui les États nations rencontrent effectivement des difficultés à relever les défis que posent les bouleversements planétaires du xxie siècle naissant (mondialisation, délocalisations industrielles, réchauffement climatique, etc.), faut-il pour autant désespérer de l'avènement d'institutions politiques et juridiques capables d'agir au niveau global ? En rejetant les formes de gouvernement classiques pour embrasser le registre de l'efficacité marchande - comme semblent le souhaiter bien des militants étudiés par M. Micheletti (2003) - ne court-on pas le double risque d'une part de négliger les dangers des solutions marchandes, et d'autre part de faire bon marché de l'exigence de légitimité associée aux appareils politiques ? Car l'efficacité supposée des « leviers politiques marchands » - « boycotts » et « buycotts » (Friedman, 1999), labels et chartes éthiques - ne va pas sans contreparties : manque de transparence, promotion de l'individualisme, caractère ad hoc et socialement situé des procédures, irréversibilité potentielle des décisions prises due aux mécanismes de « path dependency » inhérents à certains marchés (Arthur, 1989), subordination des causes générales et publiques à des intérêts particuliers et/ou privés (Diller, 1999) d'où le possible court-circuit des mécanismes démocratiques censés subordonner les décisions prises à l'exigence de débat public et à l'assentiment préalable de la majorité (Latour, 1999).
Il nous semble que l'on touche ici l'une des différences majeures entre les « engagements marchands » d'hier et d'aujourd'hui. Même si certaines formes actuelles de la consommation engagée, comme les paniers « bio » qu'étudient C. Lamine et S. Dubuisson-Quellier dans ce numéro, rappellent à leur manière la dynamique associative des coopératives de consommation des siècles passés (pour lesquelles l'association « humaine » primait sur les arrangements « techniques »), il semble que nombre des formes de consommation engagée contemporaines privilégient plutôt les solutions industrielles « anonymes », appuyées sur des procédures, des référentiels, des labels empruntés à l'appareillage scientifico-technique du capitalisme, et singulièrement aux outils de standardisation/normalisation (Cochoy, 2003), qui font du consumérisme politique d'aujourd'hui un consumérisme politique davantage outillé que la plupart des formes qui l'ont précédé.
Il paraît important, ici, de ne pas confondre standardisation et normalisation - comme tend pourtant à l'encourager ce mot unique de « standardization » qui en anglais sert à désigner les deux processus. Il y a en effet une différence cruciale entre labels « privés » et labels « officiels » : tandis que les uns sont mis au point de façon unilatérale par tel ou tel acteur collectif (Daugareilh, 2001), les autres sont développés selon des procédures qui associent de droit agents de l'État, représentants des consommateurs, industriels, normalisateurs et autres partenaires concernés (Benezech, 1995 ; Hawkins, 2000). Toute l'ambiguïté du consumérisme politique actuel est d'osciller entre ces deux solutions. Par exemple le référentiel sa 8000 de « certification sociale » se présente sous les atours extérieurs des labels officiels : l'acronyme sa 8000 connote étrangement iso 9000 ou iso 14000. Mais contrairement au modèle auquel il se réfère, ce label repose sur un collectif dont la composition reste à la discrétion de ses initiateurs, et propose la certification d'engagements volontaires qui portent explicitement sur le respect des prescriptions minimales exigées par le droit international du travail, d'où une certaine « captation de légitimité » qui s'opère au détriment du droit (Daugareilh, 2001). De telles ambiguïtés posent le problème de la légitimité des référentiels, de leur transparence, de l'habilitation qui fonde des personnes particulières à négocier pour toutes les autres des arrangements socio-techniques lourds d'enjeux collectifs importants, mais finalement peu explicités et encore moins débattus publiquement, bref tout cela pose le problème de la transformation d'une « soft law » déjà proliférante (Gavini, 1997) en une « soft politics » qui mériterait un examen attentif.
Pour prendre la mesure des enjeux associés à cette « soft politics », il est utile de compléter la comparaison historique par un parallèle géographique, en soulignant un paradoxe important : il semble qu'en France, contrairement à ce que l'on observe dans les pays anglo-saxons et scandinaves dont nous parle M. Micheletti dans ce numéro, les initiatives les plus hardies en matière d'inscription d'enjeux politiques dans les dynamiques marchandes surviennent surtout là où on les attend le moins, c'est-à-dire du côté de l'offre plutôt que de la demande.
Du côté de la demande, on note certes une effervescence remarquable en matière de consommation engagée : commerce équitable (Lachèze, 2004), « éthique sur l'étiquette », « consom'action » prônée par attac, boycott de Danone (Trautmann, 2004) Ces initiatives doivent être prises au sérieux. Par exemple, le cas des paniers « bio » (présentés par S. Dubuisson-Quellier et C. Lamine), c'est-à-dire la mise en uvre d'une forme d'« abonnement » à une pratique de consommation « militante », chargée de valeurs et de volonté d'agir, montre combien l'organisation de configurations marchandes engagées participe au transfert de capacités d'action en direction des consommateurs - à ce que les anglo-saxons désignent sous le terme judicieux d'« empowerment ». Saisir à quel point la consommation peut contribuer à l'éveil d'une conscience et d'une action à la fois citoyennes et responsables pourrait aussi constituer un point important pour comprendre, au rebours de préjugés tenaces, que cette pratique sociale ordinaire, loin de ne désigner qu'un ravitaillement purement matérialiste, trivial et contraint, est aussi un comportement susceptible de participer à l'invention des identités individuelles et collectives (Elliott, 2004). Dès lors, la prise en compte de la consommation dite politique ne serait-elle pas une première étape vers la reconnaissance du fait que toute consommation est, à sa manière, une pratique de nature politique ? De ce point de vue, parler de « politisation du marché » serait au mieux un pléonasme, au pire un non sens, pour la simple raison que le marché est, depuis toujours et de part en part, un espace éminemment politique : tout choix, qu'il soit guidé par des motifs axiologiques ou matériels, participe aux déplacement de rapports de force et à la définition d'un monde commun. Même s'il reste à expliquer comment l'articulation entre consommation et politique se met en place à des périodes et dans des contextes différents, il semble que ce soit cette belle idée du caractère proprement politique de la consommation qui ait animé l'effort des ligues d'acheteurs du début du siècle : ces dernières avaient bien compris à quel point le marché s'offre comme un site privilégié pour inscrire davantage les consommateurs, et notamment les consommatrices, dans la Cité.
Mais c'est du côté de l'offre que s'observent, en France, les démarches les plus abouties. Par exemple, le développement du « rating social » et des produits financiers éthiques semble attester l'avènement d'une « production engagée » susceptible de compléter cette « consommation engagée » que l'on connaît mieux. En d'autres termes, tout se passe comme si l'on assistait à l'affirmation d'un « capitalisme politique » capable de doubler ou même d'anticiper l'action du « consumérisme politique » (selon les termes de M. Micheletti), et donc de remettre en cause, ipso facto, le rôle supposé moteur de la « consommation » dans le développement des usages politiques du marché (et/ou d'étendre les marchés grâce à l'usage d'argumentaires politiques ! (Barry, 2003). L. Boltanski et È. Chiappello (1999) ont récemment attiré notre attention sur la remarquable capacité du capitalisme à digérer sa critique. On découvre, avec l'exemple d'Arese - cette micro Agence de rating qui a fini par imposer la notation sociale des entreprises comme une pratique financière ordinaire (voir dans ce numéro les contributions de J.-P. Gond et B. Leca, et de S. Giamporcaro) - que le capitalisme est aussi capable d'anticiper et d'organiser cette critique, en amont comme en aval. En amont, J.-P. Gond et B. Leca nous montrent comment quelques nouveaux « entrepreneurs de morale capitaliste » sont parvenus à mettre au point, dans une relative opacité, des grilles d'évaluation de la « performance sociétale des entreprises » susceptibles de fonder un jugement financier éthique. En aval, S. Giamporcaro nous fait découvrir comment l'émergence de cet enjeu de notation sociétale des entreprises a servi d'appui à l'implication progressive d'autres acteurs tels des agences concurrentes, des investisseurs institutionnels, mais aussi des acteurs syndicaux, voire des autorités publiques, démontrant au passage la capacité des institutions financières à organiser autour d'elles la définition d'une partie des enjeux politiques et sociaux contemporains.
Le rapprochement des initiatives de l'offre et de la demande soulève donc la question de l'efficacité relative des initiatives en présence. Les « porteurs de causes » font preuve d'une capacité différenciée à aller au-delà des cercles militants pour obtenir la performation de leurs discours sur la place du marché. Du côté de la demande, l'usage politique de la consommation est très innovant - cf. ATTAC, le collectif de l'éthique sur l'étiquette, les paniers « bio », mais aussi les mouvements « anti-consommation » et « anti-pub » plus récemment - mais cet usage n'aboutit pas nécessairement à des résultats tangibles (en termes d'effets économiques et/ou en termes de lois). En effet, l'influence concrète des consommateurs français sur les normes de consommation semble à première vue en retrait par rapport à celle d'autres pays, au point que depuis la loi de 1905 sur la répression des fraudes jusqu'aux normes environnementales iso 14000, les questions de la sécurité alimentaire, de l'éthique ou de l'environnement semblent avoir été davantage portées par les stratégies concurrentielles des producteurs que par les consommateurs eux-mêmes ou par des associations de consommateurs très divisées. Mais même dans les pays où la mobilisation des consommateurs est plus forte, la question de leur capacité réelle à transformer les rapports économiques reste largement débattue. En comparaison, et même si la distance est grande entre les engagements formels et les accomplissements objectifs, le côté de l'offre semble rencontrer dans ses entreprises des succès beaucoup plus tangibles que ceux de la demande. L'avènement d'une finance socialement responsable n'est ainsi qu'un élément parmi d'autres dans l'essor de l'« ethical business » (Barry, 2003), cette série d'initiatives managériales qui se traduisent par le développement des codes de conduite, du management de la responsabilité sociale des entreprises, des normes et des lois censées soutenir ces orientations.
Comment expliquer cette asymétrie ? L'éclairage de B. Ruffieux pourrait ici se révéler particulièrement éclairant. Au lieu de postuler a priori la possibilité ou l'impossibilité de comportements de consommation « altruistes », l'économie expérimentale contemporaine les soumet à l'épreuve de « jeux » définis. Les résultats des travaux inspirés par cette démarche semblent mettre à distance à la fois les postulats de l'économie classique, en attestant la possibilité de comportements altruistes, et les enthousiasmes militants, en établissant d'un côté la part limitée de l'altruisme dans l'expression des choix individuels, et de l'autre l'incapacité du marché à prendre efficacement en charge, à lui seul, les dimensions citoyennes. Dès lors, le différentiel qui se fait jour entre les résultats des initiatives des acteurs de l'offre et de la demande tiendrait-il au caractère plus ou moins organisé des actions que l'on observe de part et d'autre ? Faut-il laisser aux seuls acteurs privés la responsabilité de telles asymétries ?
On le voit, derrière toutes ces évolutions
se profile un dilemme proprement politique : faut-il privilégier
les raccourcis marchands censés assurer - à tort
? - une avancée plus rapide des causes sociales et citoyennes,
au risque d'enclencher dans l'arrière-boutique marchande
des dynamiques qui mériteraient un débat public,
ou faut-il défendre les procédures classiques d'action
politique, au risque de la lenteur, de l'insuffisance et/ou de
l'« ineffectivité du droit », pour reprendre
une expression de Pierre Lascoumes (1990) ? Heureusement, ce dilemme
n'est peut-être pas sans solution(s). Ne serait-il pas possible,
en effet, de sortir de la double impasse de l'arbitraire marchand
et de l'impuissance politique en encourageant l'État et
les appareils officiels (notamment transnationaux) à se
saisir des mêmes raccourcis (cf. la dynami-que des labels,
du commerce équitable, de la « responsabilité
sociale ») pour enrichir leur répertoire et améliorer
leurs capacités d'action ? C'est en tous cas vers ce type
d'« hybridation » entre action publique et outils
marchands que semblent s'acheminer les instances de régulation
nationales et surtout européennes (Le Galès, 2001),
comme le montrent - pêle-mêle - la mise en place de
politiques de contrôle sanitaire fondées sur la traçabilité
des produits (Torny, 1998), le vote de la
loi du 15 mai 2001 sur les Nouvelles Régulations Économiques,
la tentative fragile de l'AFNOR pour se saisir du commerce équitable
et de la normalisation sociale (Enjeux, 2003), la prise en compte
(certes tardive et timide) de la problématique du développement
durable par les gouvernements nationaux, le développement
des « forums hybrides » (Callon et al., 2001),
la rénovation de l'action publique autour des logiques
contractuelles (Gaudin, 1999), voire l'effort de constitution
d'instances juridiques internationales ou transnationales (Daugareilh,
2001). Pour l'instant, ces initiatives
sont trop floues, hétérogènes, dispersées,
provisoires, fragiles et souvent controversées pour que
l'on puisse y voir tout à fait clair et tirer des conclusions
définitives quant au choix du bon mode de gouvernement.
Mais justement, les enjeux soulevés appellent toute l'attention
de l'ensemble des sciences de la société - histoire,
sociologie, science politique, gestion, économie, droit
- pour nourrir ces débats, tant il est clair que c'est
désormais très largement autour de ce terrain de
la nouvelle « économie politique » - de la
consommation et de la production engagées - que se joue
la définition des contours de notre futur monde commun.
©
Sciences de la Société n° 62 - mai 2004
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Lawrence B. GLICKMAN, Consommer pour
réformer le capitalisme américain. Le citoyen et
le consommateur au début du XXe siècle
Résumé
Cet article
s'interroge sur la relation entre le mouvement « progressiste
» aux États-Unis au début du xxe siècle
et les mouvements liés à la consommation engagée
(consumers' leagues). L'auteur démontre que ces
mouvements sont partie prenante du mouvement progressiste, en
particulier parce qu'ils proposent de considérer le consommateur
comme un citoyen. Mieux prendre en compte l'histoire des consumers'
leagues devrait donc permettre de mieux comprendre l'histoire
politique des États-Unis au tournant du XXe siècle.
Mots-clés
: progressive
era, consommation, politique, consommateur, citoyen, histoire.
Roland
CANU, Franck COCHOY,
La loi de 1905 sur la répression des fraudes. Un
levier décisif pour l'engagement politique des questions
de consommation ?
Résumé
L'article
étudie la contribution de la loi de 1905 sur la répression
des fraudes à l'émergence d'une liaison stable et
globale entre enjeux « consommatifs » et politiques.
Certes, cette loi fut d'abord totalement étrangère
à une éventuelle politique de la consommation. À
l'origine en effet, la loi de 1905 a beaucoup moins visé
à défendre les acheteurs qu'à garantir aux
producteurs et vendeurs les conditions d'une concurrence loyale
et d'un « commerce honnête », poursuivant en
cela des objectifs purement économiques conformes au dogme
libéral. Néanmoins, ce dispositif destiné
à réguler la concurrence entre producteurs a rapidement
été converti en « levier » pour la protection
des consommateurs. En effet, en subordonnant l'examen des litiges
portant sur les fraudes à l'expertise de la science, la
loi de 1905 a fourni des points d'appui à la fois humains
et matériels pour l'instauration de débats publics
approfondis autour des rapports marchands, et l'engagement/l'usage
politiques ultérieurs des questions de consommation.
Mots-clés
: répression
des fraudes, histoire, consommation, politique, droit, science,
marché, qualité.
Bernard
RUFFIEUX,
Le nouveau citoyen consommateur : que peut-on en attendre en
termes d'efficacité économique ?
Résumé
Pour
les économistes, les comportements optimaux sur les marchés
concurrentiels sont à la fois égoïstes et honnêtes.
L'économie expérimentale montre que les hommes ont
un certain degré d'altruisme et d'opportunisme. L'altruisme,
source des comportements citoyens, est atténué sur
les environnements de marchés mais ne disparaît pas
totalement. On pourrait supposer que, dans un contexte de concurrence
imparfaite, en particulier en présence d'externalités,
de comportements altruistes des consommateurs pourraient accroître
l'efficacité des marchés. Nous montrons que ce n'est
pas le cas, non seulement parce que les comportements altruistes
ne sont pas d'ampleur suffisante sur les marchés, mais
aussi du fait des problèmes d'agrégation et de diffusion
de l'information.
Mots-clés
: Intérêt,
égoïsme, opportunisme, altruisme, économie
expérimentale, consommation engagée.
Michele
MICHELETTI,
Le consumérisme politique. Une nouvelle forme de gouvernance
transnationale ?
Résumé
Cet article
examine le consumérisme politique, c'est-à-dire
la manière dont la consommation joue un rôle politique,
la façon dont le choix du consommateur est souvent un choix
politique, et sous quelles conditions le marché peut être
une arène pour la politique. Il étudie le rôle
des outils de régulation fondés sur le marché,
met l'accent sur quatre d'entre eux (les référentiels
de certification, la certification des forêts, les éco-labels
et les labels de commerce équitable), et présente
les résultats d'une étude de cas sur un système
d'éco-labellisation suédois qui a rencontré
un grand succès. L'étude de cas sur le Bon Choix
Environnemental explique comment des changements dans la formulation
des problèmes et des difficultés dans les efforts
de mise au point des politiques ont hâté l'établissement
du consumérisme politique. L'étude montre que les
consommateurs ont joué un rôle crucial dans la création
et le maintien des institutions du consumérisme politique.
L'article se conclut sur une discussion portant sur la signification
du consumérisme politique et sur la façon dont nous
considérons la citoyenneté, la responsabilité
en politique et la gouvernance mondiale.
Mots-clés
: consumérisme
politique, consommation, labels, gouvernance, citoyenneté.
Jean-Pascal
GOND, Bernard LECA,
La construction de la notation sociale des entreprises, ou
l'histoire d'ARESE
Résumé
Rendre
la consommation politique suppose d'équiper les consommateurs
de moyens leur permettant d'évaluer la qualité sociale
des biens qu'ils sont susceptibles d'acheter pour porter les enjeux
sociopolitiques au cur même du marché. Les dispositifs
de jugement (Karpik, 1996) jouent donc un rôle clef dans
la construction sociale d'une consommation politique. Cet article
s'intéresse au processus d'élaboration d'un tel
dispositif sur le marché financier et propose donc d'étudier
le rôle joué par arese dans le développement
de l'Investissement Socialement Responsable (ISR) en France. Cette
étude de cas se focalise sur le travail de construction
sociale d'un dispositif de jugement pour en révéler
la face habituellement cachée : celle de l'organisation
qui le construit et le supporte. Elle fait ainsi apparaître
le double jeu des acteurs qui construisent un tel dispositif :
en affectant et en reflétant les conditions d'intermédiation
de l'offre et de la demande le dispositif de jugement s'offre
aussi à l'organisation qui le promeut comme un puissant
outil de légitimation.
Mots-clés
: Investissement
socialement responsable, dispositif de jugement, éthique,
évaluation sociale, agence de rating social.
Stéphanie
GIAMPORCARO-SAUNIÈRE,
L'investissement socialement responsable
en France. Un outil au service d'une action politique par la consommation
?
Résumé
Cet article a pour objet le
mouvement de l'Investissement Socialement Responsable. Habituellement
abordé en France sous l'angle de la question des liens
entre finance et éthique, cet objet sera interrogé
ici en tant que voie potentielle d'une forme d'action politique
soutenue par la consommation. Après une présentation
générale du mouvement, nous reviendrons sur son
émergence et son développement aux États-Unis
et en France pour mieux définir dans quelle mesure il peut
être relié à une tendance plus large et émergente
qui consiste à faire de la consommation un outil politique
individualisé à la portée de tout consommateur.
Mots-clés : Investissement socialement responsable,
consommation, finance, éthique, politique, screening, rating,
syndicats.
Sophie
DUBUISSON-QUELLIER, Claire LAMINE,
Faire le marché autrement. L'abonnement à un
panier de fruits et de légumes comme forme d'engagement
politique des consommateurs
Résumé
Depuis
quelques années se développent des organisations
associant producteurs et consommateurs qui visent, à travers
des modes d'échange renouvelés, à penser
le marché autrement et à susciter un engagement
politique des consommateurs. Ces observations nous conduisent
à interroger les conditions qui permettent au lien marchand,
espace de choix économique, de devenir un espace d'action
politique. Dans cette contribution, nous examinons plus précisément
le cas d'échanges autour de paniers de fruits et légumes
souscrits par abonnement. Nous montrons que ces formes d'organisations
nouvelles permettent d'articuler choix économiques et choix
politiques dans le lien marchand, en le rendant durable et collectif,
et, en recomposant entre producteurs et consommateurs, les modalités
de partage des décisions de production et de commercialisation.
Mots-clés
: marché,
politique, consommation, produits alimentaires, engagement.
Marie-Emmanuelle
CHESSEL,
Consommation et réforme sociale à la Belle Époque.
La Conférence internationale des Ligues sociales d'acheteurs
en 1908
Résumé
Contrairement
à ce que l'on pourrait croire face à l'engouement
récent pour le commerce équitable et la «
consommation responsable », la consommation engagée
n'est pas née à la fin du XXe siècle. Étonnamment,
un siècle auparavant, aux États-Unis et en Europe,
des organisations appelées consumers'leagues aux
États-Unis ou ligues sociales d'acheteurs en France
furent créées pour développer, chez les acheteurs,
le sentiment de leur responsabilité sociale et aider les
fournisseurs à rechercher et à réaliser les
améliorations désirables dans les conditions du
travail. Mais qui étaient donc ces hommes et ces femmes
et comment cette action politique via la consommation est-elle
née ? Dans quels réseaux culturels et sociaux atelle
germé ? Cet article tente de répondre à ces
questions en s'attachant à une étude de cas : la
Première conférence internationale des Ligues sociales
d'acheteurs qui eut lieu en 1908 à Genève et où
se retrouvèrent différents réseaux de réformateurs,
hommes et femmes, catholiques et protestants, américains
et européens.
Mots-clés : consumérisme, histoire, associations de consommateurs, France, Belle Époque, consommation, politique, catholicisme social.