SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ
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N° 58 - février 2003
Les
universités à l'heure de la gouvernance
Dossier
coordonné par Jean-Louis
DARRÉON et Daniel FILÂTRE
Jean-Louis DARRÉON, Les universités au risque de
la gouvernance ?
(Texte intégral)
Christine
MUSSELIN, Stéphanie MIGNOT-GÉRARD, L'autonomie,
pas à pas
José ROSE,
La lente affirmation des politiques d'établissement
ou l'art du patchwork à l'université
François-Xavier FORT, La contractualisation, facteur de renforcement de l'autonomie
des universités
Daniel FILÂTRE, Christelle MANIFET, Université et territoire : nouvelles relations,
nouveaux défis
Patrick LAURENS,
La communication contre
la formation ? L'enjeu de l'évaluation de la formation
par les étudiants à l'université
Jean-Yves LEROUX,
La licence professionnelle
et l'avenir des universités
Jean-Émile CHARLIER, Frédéric
MONS, Gérer des universités en Belgique francophone
Jean BERNATCHEZ,
L'expérience
québécoise de la conclusion de contrats de performance
entre l'État et les universités
Cécile DEER, Changements politiques et évolution
des pratiques de gouvernance universitaire en Angleterre
CHRONIQUE
Jean CAUNE,
Culture et sciences
de l'information et de la communication (1)
Repères épistémologiques et croisements théoriques
Jean-Louis DARRÉON, Les
universités au risque de la gouvernance ?
Texte
intégral
Précisons également dans ce préambule que la revue Sociétés contemporaines a consacré, en 1997, un dossier à la « transformation des organisations universitaires » et que des études et des recherches sont réaliséesdans le cadre de contrats ou de missions (Attali, 1999 ; Mignot-Gérard,Musselin, 1999 ; Espéret, 2001), dont certaines ont donnélieu à des publications académiques (Musselin, Frieberg,1992 ; Renaut, 2002 ; Pallez, Kletz, 2002). Dans le cadre de samission de contrôle et d'évaluation, l'Étatpublie également les rapport réalisés parses différents corps (MEC, 2000 ; Fréville, 2002).Récemment, un réseau de recherche sur l'enseignement supérieurs'est constitué (RESUP). Il a pour but de fédéreret de mettre en perspective les travaux des chercheurs qui, dansleurs différents laboratoires, ont pris l'universitépour terrain de recherche (Felouzis, 2002).
Assez paradoxalement(?), la réalisation de ce numéro fut plus longueque prévue. La difficulté à établirla distance nécessaire entre le sujet observateur, c'est-à-direl'universitaire et/ou le chercheur lui-même, et l'objetde la recherche, qui n'est autre le plus souvent que son universde travail, n'est peut-être pas complètement étrangèreà cela. Car l'universitaire n'est pas seulement citoyen,ayant à ce titre des convictions sur ce que devrait faireou ne pas faire l'État en direction de l'enseignement supérieurou des universités en particulier, ou sur ce que devraientêtre les missions de l'université, il a aussi, dansl'université, une pratique professionnelle et des comportementsqui le placent parfois en situation de dissonance cognitive :en choisissant comme terrain de recherche son milieu de travail,le chercheur ne risque-t-il pas de révéler des dysfonctionnementscollectifs de l'université interpellant ses propres limitesou mettant ses pratiques et ses représentations professionnellesen porte à faux eu égard à l'affirmationcroissante de l'établissement et toutes ses conséquencesque cela suppose en termes de recherche de synergies, de rationalisationdes choix, bref en termes de logique de management ?
Un
objet complexe à appréhender
Une anecdote récente,vécue par l'auteur de ces propos égalementdirecteur d'un iut est assez révélatrice deces ambiguïtés. Au cours d'un conseil d'administration,il se trouvait en situation de plaider une cause juridiquementperdue, à savoir prolonger la possibilité de percevoirdes frais spécifiques pour traiter les dossiers de candidatureà l'entrée de l'iut. Ces frais, modiques àl'échelle du candidat (7,5 ¤) et fondés surles coûts d'un service de contre-partie, constituaient globalementune ressource propre non négligeable, et d'autant plus appréciableque la dotation de fonctionnement réelle allouéepar le ministère se situait à un plancher bien endeçà de la norme théorique calculéepar le ministère lui-même. On conviendra quele contexte national de chasse aux droits spécifiques et,plus généralement, le tabou autour des droits descolarité rendaient l'argument difficile à «vendre » dans un conseil d'administration d'université.Face aux représentants étudiants, le consensus futbien plus facile à trouver autour de la « gratuité» du service public, de la dénonciation d'une injusticeévidente (tous les candidats paient, mais seuls les admisn'ont pas le sentiment d'avoir cotisé à fonds perdus)ou du respect des textes officiels Résultat : unanimitépour la « gratuité » du service public Pointsuivant de l'ordre du jour et suite de l'anecdote : discussionautour de la préparation du budget. L'accent est vite missur un autre fait récurrent qui « plombe »le budget de toutes les composantes : les heures complémentaires.De prime abord, l'inflation continue de cette charge paraîtcontrastée avec la stagnation voire, par endroit, la diminutiondes effectifs étudiants. Dès le début dela discussion, le consensus est, sur ce point, moins évidentque précédemment. Des nuances apparaissent entreles représentants des diverses composantes : ici on expliquele maintien ou l'augmentation de l'enveloppe des heures par l'effortde professionnalisation (ouvertures de diplômes àeffectifs réduits et à charge d'enseignement pluslourde), là par le jeu des options, des langues, ou encorepar diverses actions pédagogiques en vue d'améliorerla réussite. Mais, aucun des administrateurs présents,pour la plupart enseignants-chercheurs, ne jugera utile de s'interrogersur ce que disent les textes officiels, et notamment sur les margesd'interprétation relatives au calcul du service statutaired'un enseignant-chercheur : le temps consacré àl'encadrement d'étudiants en situation de stages ou deprojets doit-il, par exemple, être évalué et comptabilisécomme un temps de service ou doit-il être considérécomme une activité annexe à accomplir en sus del'obligation statutaire d'enseignement sous forme de cours, detravaux dirigés ou de travaux pratiques ? Personnene fit non plus le rapprochement avec la discussion précédenteet ne s'avisa à souligner qu'une plus grande rigueur dansla gestion du potentiel d'enseignement conduirait à dégagerdes économies permettant de supprimer les frais demandésaux candidats et donc d'uvrer pour la « gratuité» du service public dans le « respect des textes officiels». Et le consensus fut vite retrouvé autour d'unepétition pour demander des moyens complémentairesaux autorités de tutelle ! Fin de l'anecdote.
Mais au-delàdes difficultés liées aux interactions sujet-objetet aux contradictions entre logique individuelle et logique collective,l'université reste un objet complexe à appréhender; elle se laisse difficilement enfermer dans des modèlesd'investigations standards, car elle est tout à la foisune organisation, une institution et une administration.
Par certains aspects,l'université apparaît en effet comme une entitéaux frontières relativement bien dessinées et orientéevers la réalisation d'objectifs a priori clairementdéfinis (former des étudiants, produire des connaissances)par le biais de compétences et de ressources coordonnées.Comme toute organisation, son fonctionnement structure une divisiondes fonctions et des tâches dont la coordination est assuréepar une production et une circulation d'informations et par unedistribution des responsabilités et du pouvoir. Comme touteorganisation, elle est aussi le théâtre d'un jeud'acteurs qui, bien qu'appartenant tous à la mêmecommunauté universitaire, ainsi qu'en témoignentcertains rituels, n'en n'ont pas moins des intérêtsdivergents. Mais cette approche organisationnelle de « l'entrepriseuniversité » atteint vite des limites dèsque l'on cherche à appréhender ce qui constitue,comme dans toute entreprise, le fondement même de son existence: sa production. Car si la production d'une entreprise s'appréciesans trop de difficulté, l'appréhension de la productionde l'université est beaucoup moins évidente. Etla difficulté porte moins sur la confection technique d'indicateurs,que sur la définition même de la performance, laquellefait largement débat : quelle performance mesurer ? Celleque reconnaît le marché à travers, par exemple,l'insertion des diplômés ou les commandes solvablesd'études et de recherches ; celle que reconnaissent lespairs par la validation de connaissances produites dans l'activitéde recherche, celle des enseignants par le biais du taux de réussite des étudiants,ou celle du politique par le biais des subventions allouées,sur critères ou appels d'offres, aux activités derecherche ou de formations jugées prioritaires et/ou utilespour la collectivité ? La liste n'est pas exhaustive, maison voit bien que les différentes alternatives contribuentà définir un continuum de valeur ajoutéeautour de deux axes : le marché et le politique. De sorteque plus on place le curseur vers l'axe politique et plus l'approcheen termes de « mission » prend le pas sur celle de« service aux usagers », et plus égalementl'approche de l'université en tant qu'organisation s'effacedevant une approche de l'université en tant qu'institution: « Le problème se pose d'abord en termes d'autorité: la recherche et l'enseignement universitaires ne doivent plusêtre considérés comme des "services"pour "usagers" mais comme des missions » écritainsi Chantal Grell (Merlin, Schwartz, 1994, 174).
Alors que l'autonomiedes universités se renforce, comme le soulignent, dansce même numéro, la plupart des auteurs (cf. les contributionsde François-Xavier Fort, Christine Musselin et StéphanieMignot-Gérard, José Rose, Christelle Manifet etDaniel Filâtre), cette référence au modèlede l'institution peut paraître dépassée :là comme ailleurs, le marché ne va t-il pas dictersa loi ? Ne parle-t-on pas de compétition croissante entreles établissements (Attali, 1999) ? Ne voit-on mêmepas déjà certains d'entre eux s'engager dans desactions de discrimination positive par des processus d'accréditationde la qualité (Mottis, Thévenet, 1999) ? Et n'est-cepas d'ailleurs le ministère lui-même qui a rendunécessaire l'évaluation des enseignements, commele rappelle ici Patrick Laurens en soulignant que l'introductionde l'évaluation « procède d'une véritabletransformation du mode de régulation du systèmede formation considéré de plus en plus comme unsystème classique de production de service, une transformationqui s'inscrit dans la volonté générale affirméepar l'État depuis une bonne dizaine d'années demoderniser les services publics pour les mettre au service desusagers ». Demailly (1998) va également dans le mêmesens en considérant que l'enseignant n'est plus pensécomme « un artisan solitaire mais comme un cadre d'une sociétéde service en rapport avec des usagers ». Pourtant l'institutionrésiste. Elle contient et canalise la dynamique innovatricedes établissements en matière d'offre de formationpar la procédure des habilitations quadriennales ; elles'arc-boute sur des valeurs symboliques de la République(libre accès à l'université, gratuitéet unité du service public sur tout le territoire, égalitédes chances, laïcité, intégration, citoyenneté)et conserve, via son administration centrale et des rouages assezcontraignants, la main sur des domaines-clés : gestiondirecte de la majeure partie des ressources nécessairesau fonctionnement des établissements (budget des personnelsd'État, propriété des locaux) ; fixationdes droits d'inscription, création de postes, etc.
Force est de constatertoutefois que ce recours à la primauté de l'institutionn'est lui-même pas sans ambiguïté. D'un côté,il peut viser à marquer clairement l'ancrage de l'Universitéà un ensemble de missions définies et assignéespar l'État tout en étant associé àla revendication d'une plus grande autonomie des établissementsdans la mise en uvre de ces missions et dans leur pilotage : «l'autonomie ne signifie pas indépendance. L'autonomie supposed'abord une tutelle de l'État qui définit les nouvellesrègles du jeu et le partage des pouvoirs » (Merlin,Schwartz, 1994). Ainsi, sous ce qui pourrait apparaître,à certains égards, comme uneplus grande dépendance vis-à-vis du politique,les établissements disposeraient en réalitéd'une plus grande marge de manuvre en gérant directementl'ensemble des ressources (y compris, les personnels d'Étatet les locaux) et en ayant la possibilité de sélectionnerleurs étudiants, la régulation s'opérantpar le contrôle administratif a posteriori, le jeuconcurrentiel et l'évaluation. D'un autre côté,le recours à la primauté de l'institution peut êtreinvoqué pour justifier l'effacement de l'universitéen tant qu'organisation cherchant à optimiser ses ressourcesau service d'une stratégie collective, et pour laisserainsi le champ libre à la profession et aux logiques disciplinaires.Dans ce sens, une position extrême consisterait mêmeà voir le rôle de l'établissement cantonnéaux fonctions de logistique et d'intendance nécessairesà l'exercice de la profession universitaire lequel, bienque s'accomplissant dans le cadre d'un rapport salarié,prendrait certains des attributs d'un exercice libéral.Chaque universitaire serait ainsi individuellement dépositaired'une mission de service public assignée par l'État,en lieu et place de l'établissement, et il bénéficierait,en conséquence, d'une très grande autonomie pourl'accomplir. Le seul contrôle nécessaire et suffisantau bon fonctionnement et au rayonnement de l'établissementserait celui exercé sur la mission de production de connaissancesdes enseignants-chercheurs, par leurs pairs, élevésau rang d'évaluateurs par les collègues appartenantau même champ disciplinaire qu'eux et tirant leur légitimitéd'une reconnaissance élective (ou discrétionnaire)censée traduire le rayonnement de leurs propres travauxscientifiques au sein de cette communauté de savoir. Guidépar le principe que ce qui est bon pour sa communauté scientifiqueest bon pour lui-même (par divers mécanismes d'incitationset de promotions) et rejaillit par définition sur l'établissement,l'universitaire peut ainsi se transformer en « entrepreneur» de sa propre carrière, n'ayant de compte àrendre qu'à ses pairs élus de la discipline.
Caricaturéesdans cette présentation, ces ambivalences de l'universitésont repérées de façon plus préciseet sous des aspects différents, dans plusieurs contributionsde ce numéro : Christine Musselin et Stéphanie Mignot-Gérard,les déroulent dans un bilan tout en nuances, oùalternent « décisions collectives et mise en uvreerratique, avancées et obstacles, émergences destratégies et leadership peu cohésif ». PatrickLaurens, en questionnant l'opposition communication-formations'interroge sur la relation entre, d'une part, le savoir individuel,incarné par l'universitaire et validé par la professionet, d'autre part, l'acte de formation qui s'apparente de plusen plus à un processus collectif de service à desusagers, en situation d'asymétriede savoir, mais ayant des attentes individuelles et collectives.José Rose repère ces ambivalences en exposant lesobstacles et les éléments propices à l'affirmationde l'établissement, tandis que François-Xavier Fortsouligne l'exigence de responsabilité que suppose le déploiementd'une politique d'établissement.
Mais
un « environnement » structurant
Si l'universitéest
encore perçue, ne serait-ce que par les personnalitésextérieures
siégeant dans les conseils, comme un« monde à
part » replié sur lui-mêmeet exclusivement
tiraillé par des querelles internes, elleest de plus en
plus traversée par de multiples pressionsvenant de l'extérieur.
Parmi ces pressions, la «demande sociale » induite
par la très forte augmentationde la population étudiante
constitue le premier facteurde transformation de l'université
: cette dernièren'est plus, loin s'en faut, un laboratoire
à idéesdu changement social et de la démocratie,
ni un lieu derésistance ou de divertissement pour une jeunesse,
plussoucieuse de transformer le monde que de s'y insérer
peut-êtrejustement parce que l'insertion professionnelle
allait alors desoi, que la réussite universitaire soit
ou non au rendez-vous! Aujourd'hui près de la moitié
d'une classe accèdeà l'université : en 25
ans, la population universitairea plus que doublé, passant
de 660 000 étudiantsen 1970 à 1 470 million en 1995,
niveau qui se stabiliserapar la suite. L'université, condamnée
à l'excellenceet à la fonction de « voiture-balai
» de l'enseignementsupérieur en récupérant
tous les étudiantsnon admis dans les filières sélectives
(types classespréparatoires aux grandes écoles,
sts, iut), a subicette massification plus qu'elle ne l'a souhaitée.
Dansun premier temps, elle a tenté de contrôler ce
processusde massification, avec le concours des autorités
de tutelleet par le biais de réformes nationales visant
àinstaurer la sélection à l'entrée
des premierscycles (projet de loi Devaquet) ou à contrecarrer
l'engouementvers les iut ou sts (projet de loi sur le cip). Dans
un secondtemps, l'échec de ces tentatives a encouragé,
ledéveloppement d'une offre de formations dites à«
vocation professionnelle » (type iup, licence professionnelle)comme
réponse à la demande sociale d'efficacitédes
diplômes en termes d'insertion professionnelle et depromotion
sociale. Cette professionnalisation a souvent permisde contourner letabou de la sélection,
sous couvert d'une régulationdes flux en fonction des «
contraintes du marché »ou d'équipements
pédagogiques. Mais cette logiquea ses propres limites
: Jean-Yves Leroux, dans sa contribution,en révèle
certaines en s'appliquant à démontrerles logiques
et les enjeux des ajustements récents entreoffre et demande
de formation à partir d'une grille delecture économique
empruntée à la théoriede l'agence et à
celle du capital humain. Et il concluten s'interrogeant sur les
véritables missions qui sontassignées aux universités
au niveau des premierscycles « ouverts », lesquels
sont, selon lui, actuellementcondamnés à jouer le
rôle d'une variable d'ajustementet d'« amortisseur
social ».
Confrontée à ce « défi du nombre »,l'université,
à l'instar de l'entreprise fordiste,a dû adapter
sa production de masse pour produire de lavariété,
parfois du sur mesure. Elle s'est engagéedans ce virage
par une multiplication des diplômes qui crée,en retour,
une certaine confusion à la fois chez les étudiantset
les employeurs. Tous les quatre ans, la procédure d'habilitationest
certes là pour border ce processus de différenciationdes
universités par l'offre de formation, mais le «cadrage
national » devient de plus en plus souple. Plusrécemment,
le processus d'harmonisation des diplômesau niveau européen,
plus connu sous le nom de 3-5-8 ouLMD pour licence-master-doctorat,
avec l'extension attendue dela mobilité étudiante,
élargit encore lechamp des possibles et donc le champ concurrentiel.
De sorte quel'objectif d'amélioration de la lisibilité
des diplômes,leitmotiv récurrent de la tutelle, s'éloigne
toujoursplus. Renaut (2002) voit dans cette massification des
universitéscoincées entre les grandes écoles,
et les organismesde recherche d'une part et l'attrait de filières
sélectivesà vocation professionnelle d'autre part,
un facteur d'aggravationdes doutes sur les finalités de
l'université : «A quoi bon en effet tant d'universités,
fréquentéespar tant d'étudiants dès
lors que le recrutementdes élites s'est, depuis deux siècles,
opéréde plus en plus hors de ce cadre ? »
(ibid., 85).
A côtéde la croissance de leurs effectifs de formation initiale, lesuniversités ont vu frapper à leur porte de nouveauxpublics, en attente de reconversion ou de promotion sociale. Cespublics dits de formation continue sont à la fois moinsdisponibles et plus exigeants : ils adoptent des comportementsplus proches de ceux de clients que d'usagers ; ils offrent desopportunités de nouveaux marchés, de nouvelles sourcesde financement non négligeables, mais supposent des adaptationsen profondeur, notamment en termes de rythme d'activitéet d'ingénierie pédagogique. Ces nouveaux marchésconstituent aussi de nouvelles voies d'innovation et de différenciationdes universités.
e développementde
la professionnalisation coïncide également avecl'intensification
des relations avec les entreprises. Ces échanges,longtemps
limités à l'accueil de stagiaires et àdes
relations plutôt formelles ou de courtoisie, se sontapprofondis
: les entreprises constituent des commanditaires d'activitésde
recherche de plus en plus choyés et des acteurs incontournablesdans
la co-production (conception, mise en uvre, et parfois financementpar
le biais de contrats d'apprentissage) de diplômes nationaux(exemple
des licences professionnelles). Elles cherchent àétablir
des rapports de coopération fondéssur une logique
gagnant-gagnant en considérant que l'universitéest
aussi un partenaire commercial solvable et en n'hésitantpas
à faire glisser, au plan local, des activitésqui
relevaient du registre de l'éthique citoyenne (accueilde
stagiaires, versement de taxe d'apprentissage) dans le registrede
la négociation.
Dernier changement majeur de la période récente:
l'émergence des collectivités territoriales dansl'environnement
universitaire. Dans l'impossibilité d'assumerseul la charge
de financement pour doter l'université delocaux et d'équipements
de nature à faire face àl'augmentation des effectifs
étudiants, l'État aen effet largement ouvert la
porte aux collectivités pourboucler un subtil montage financier.
Initiée par le plan« Université 2000 »,
cette démarchea été renouvelée via
le programme «Université du 3ème millénaire
» etintégrée au contrat entre l'État
et les régions.Là encore, c'est une logique de type
gagnant-gagnant quia prévalu à l'établissement
de ces nouvellesformes de coopération : l'État a
allégésa charge de financement, les régions
et les collectivitésont supporté des investissements
nouveaux, mais avec desretours certains en termes de soutien à
l'activitélocale (installation de personnels fonctionnaires,
constructionde locaux et réalisation d'équipements
structurants)et des espérances de retours à plus
long terme liéesà l'arrivée de matière
grise et àla mise en place de programmes de recherche.
Quant à l'université,devenue un enjeu de l'aménagement
du territoire et du développementéconomique elle
s'est, par le biais des présidentset de différentes
instances locales de coordination, peuà peu glissée
dans ce jeu local et y a négociéles opportunités
ainsi ouvertes pour moderniser ses installationset ses équipements
ou pour développer des programmesde recherche, avec parfois
le relais de fonds structurels européenspermettant de financer
des plates-formes de recherche et de transfertde technologie.
Dans leur contribution Daniel Filâtre etChristelle Manifet
insistent sur ce mouvement qu'ils qualifientde « territorialisation
de l'université » etmontrent toutes ses conséquences
sur le systèmede pilotage des établissements universitaires.
Vers
la gouvernance des universités ?
L'autonomie des établissementsest un principe clairement énoncé dans la loi du26 janvier 1984 dont l'article 20 dispose que « les établissementspublics à caractère scientifique, culturel et professionnelsont des établissements nationaux d'enseignement supérieuret de recherche jouissant de la personnalité morale etde l'autonomie pédagogique et scientifique, administrativeet financière ». Depuis, et comme le rappelle François-XavierFort, cette autonomie s'est encore renforcée par l'instaurationde la contractualisation, démarche par laquelle, tous lesquatre ans, les établissements sont invités àdévelopper leurs projets et leurs spécificitéspar le biais de contrats signés avec l'État. Ilssont ainsi de plus en plus placés en première lignepour répondre aux diverses sollicitations et contraintesde l'environnement, développer des stratégies.
Ce processus d'autonomisationdes universités ne va pas sans rappeler les politiquesd'adoption d'une organisation par centres de responsabilitésmenées par les grandes entreprises industrielles du débutdu siècle. Les mêmes besoins de synergies et d'adaptationslocales trouvent la même solution : un mouvement simultanéde décentralisation/centralisation. Mouvement de décentralisationpar lequel l'autorité de tutelle se dégage de certainesdécisions « difficiles » (exemple : faire assumeraux établissements les conséquences de la non sélection,par redéploiement de ressources des filières connaissantune désaffection des étudiants vers les filièresconnaissant un engouement), mais aussi mouvement de centralisationà la faveur du développement d'un systèmed'informations (Apogée, Nabucco, Sanremo) permettant unreporting au niveau central et facilitant le pilotage àdistance.
La rencontre entrele champ des possibles de l'environnement et l'affirmation del'établissement en tant qu'acteur bouscule l'idéed'unité de l'université. Si Renaut (2002) voit danscette évolution une crise des finalités de l'universitéqui se conjugue à une crise d'identité «Qu'est-ce qu'une institution qui ne connaît pas elle-mêmeses fonctions ? » et qui débouche, selon lui,sur une crise de pilotage « comment conduire, de fait,une institution dont on ne cerne pas les objectifs ? » (ibid.,85) , force est de constater que cette « crise d'identité» n'est pas nouvelle : dès la fin des années1960, l'Université ne se voyait-elle pas déjàperdre son âme sous le rouleau compresseur de rapports marchandsenvahissants le monde du savoir, voire en étant condamnéeau rôle de serviteur du « capitalisme monopolisted'État » ? Plus de trente ans après, l'Universitésemble s'être pour le moins accommodée à sacrise d'identité. La logique d'établissements universitairesautonomes s'est engouffrée dans les espaces ouverts parl'apparent éclatement de l'objet « université» : responsabilisées par la tutelle et mieux pilotéespar des présidents faisant l'apprentissage du management,les universités ont relevé de nombreux défis.Cette évolution, qui se déroule sous nos yeux, accroîtla diversité des établissements et laisse supposerquelques marges d'adaptation dans l'accomplissement du servicepublic d'enseignement supérieur. C'est en tous cas ce quesuggère le système d'information mis en place parla tutelle, lequel révèle que les universitésreçoivent une dotation de fonctionnement sur critèrespouvant varier de plus de 20 % d'un établissement àl'autre. De sorte qu'en l'absence de régulation possiblepar la capacité d'accueil, la variable d'ajustement dela qualité du service réside désormais dansl'exploitation et le développement d'opportunités,notamment au plan local ou, tout simplement, dans la qualitédu service accompli. Une autre voie d'action sur la qualitédu service pourrait résider dans le management des ressourceshumaines. Elle conduirait à transférer sur les établissementsde nouvelles responsabilités et de nouveaux moyens en matièrede gestion des ressources humaines (CPU, 2001). Un des défismajeurs des établissements serait alors de concilier uneplus grande implication des personnels à leurs projetsavec le maintien de la protection du statut de fonctionnaire,protection au demeurant indispensable pour garantir l'indépendanceet la liberté d'expression de l'universitaire.
Pour l'instant, l'apprentissagede l'autonomie et le processus de régulation organiséautour du triptyque marché, État, profession universitaire,ont encore quelques ratés. Certains rapports de la Courdes comptes dressent ainsi un bilan sévère : «désintérêt des établissements pourla gestion budgétaire, gestion comptable peu satisfaisante,préconisation d'actions de formation à la gestion». Comme si l'autonomie était encore perçuepar les établissements comme une injonction paradoxale au sens de l'école de Palo Alto.Par certains côtés, on retrouve égalementlà le constat effectué par Pouvourville (1996) surles hôpitaux : « il y a une forte mise en tensionentre les essais de rationalisation de la régulation administrée,qui se traduisent par un renforcement des outils de contrôleexterne et les tentatives de faire de l'hôpital une organisationautonome adoptant des méthodes modernes de gestion ».Mais il y a plus : la revendication pour une plus grande autonomieportée par la conférence des présidents d'universitése heurte aussi aux résistances qui dénoncent l'expansiondes rapports marchands dans une institution de service public.Au même titre que la décentralisation, l'autonomieest alors accusée d'accroître encore les inégalitésentre les établissements. Cette position est notammentrelayée par les syndicats qui inscrivent leur stratégiedans une action revendicative ou d'opposition faisant volontiersfi des problématiques de gouvernement.
Dans ces conditions,le bilan de l'exercice d'autonomie des universités françaisespouvait-il être autrement que mitigé ou contrasté,comme le montrent les contributions de José Rose ou deStéphanie Mignot-Gérard et Christine Musselin ?La contractualisation, la décentralisation, la montéeen puissance des présidents ont, sans doute, conduit lesétablissements à prendre de la consistance en définissantde manière collective des priorités et en étantconfrontés à d'autres domaines de décisionsque le seul domaine disciplinaire. Mais en s'initiant àde nouvelles formes d'action collectives et en découvrantde nouvelles formes de régulation, les universitésont aussi découvert une nouvelle complexité de ladécision où des logiques d'action se juxtaposent,s'opposent et se contrôlent les unes les autres. Ainsi,la complexité de la décision liée àl'articulation entre logique disciplinaire ou facultaire et logiqued'établissement, se combine avec trois autres niveaux decomplexité : celui lié à la multiplicitédes centres de décisions à l'intérieur del'établissement (ufr, instituts, départements),celui ajouté par le fait que l'autorité de tutellese manifeste par le biais de différents relais et interlocuteurs(rectorat, différentes directions du ministère,parfois différents ministères), et celui enfin inhérentau fait que la communauté des personnels n'a pas toujoursdes intérêts convergents (Gueissaz, 1997). Et cettecomplexité se croise désormais avec celle liéeà l'introduction de l'environnement local symbolisépar l'émergence des collectivités dans le jeu universitaire.
Comment « piloter» cette complexité ? Certainement pas par un systèmede commandement unique qui tirerait sa légitimitéd'une capacité à dire le futur de manièreunivoque. Mais davantage par de nouvelles configurations susceptiblesd'articuler local et global, individuel et collectif, en développantdes projets qui prennent sens par le processus même de leuraction concertée. C'est cette problématique de l'actionque traduit la notion de gouvernance lorsque « les décideursdoivent mettre en uvre des processus délibératifscomplexes, qui prennent en compte les exigences de nombreux acteursaux exigences contradictoires et aux poids variés »(Brunhes, 2001). Cette problématique privilégiantl'action à la marge et transformant les responsables impliquésdans le management public en animateurs d'un long processus deconcertation, définit assez bien le pilotage actuel desuniversités françaises : aucune régulationne domine, chaque logique d'action collective doit composer avecles autres, le changement et la « modernisation »s'opèrent par des infléchissements, voulus ou non,qui composent un résultat final, toujours différentde ce qu'espérait chacun des acteurs. L'État sefait de plus en plus discret, il énonce des faits (exemple: il constate l'hétérogénéitédes diplômes universitaires européens) et formuleun objectif (favoriser la mobilité). Par conviction, opportunismeou mimétisme, les établissements adhèrentà cet objectif. Ce cap contribue ainsi à définirun nouvel espace d'action et de négociation et de nouvellesrègles autour de questions essentiellement techniques (harmoniserles diplômes, établir des correspondances, validerdes parcours).
Enfin, en plein processus d'harmonisation des diplômes auniveau
européen, les trois contributions sur le systèmeuniversitaire
belge, anglais et québécois sont particulièrementbienvenues
: Cécile Deer, Jean Bernatchez, Jean-ÉmileCharlier
et Frédéric Moëns viennent ainsi nousrappeler
que chaque système universitaire est insérédans
un contexte national, une culture et une histoire spécifiques,mais
que l'on retrouve aussi, dans leur évolution, desinvariants
qui transcendent les frontières : développementdu
financement des universités sur projets, contrats deperformances,
évaluation a posteriori, partout laterminologie
et la logique managériales gagnent du terrain.Et partout
la dimension politique de l'éducation est enretrait. Ce
qui fait dire à Jean-Émile Charlieret à Frédéric
Moëns, en conclusion deleur contribution : « Quel que
soit le degré d'enseignementexaminé, le principe
de gouvernance est identique : l'autoritéexclut le cadre
des objets négociables, elle délègueaux opérateurs
le soin de fixer les règles auxquellesils devront ensuite
se conformer. Elle peut ainsi piloter de loin,sans s'impliquer
».
© Sciences de la Société n° 58 - février
2003
Allègre (C.), 2000, «Les sept plaies du mammouth », Le Nouvel Observateur,n° 1869, septembre, 12-26.
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Christine MUSSELIN,
Stéphanie MIGNOT-GÉRARD,
L'autonomie,
pas à pas
Résumé
Partant
de la comparaison diachronique entre des enquêtes menées
sur le gouvernement des universités françaises au
milieu des années 80 et une recherche similaire conduite
récemment, les auteurs de cet article mettent en avant
les changements profonds et importants qu'ont connu ces établissements
et leur évolution vers des modes de gestion plus autonome.
Elles identifient cependant également des obstacles persistants,qui
sans remettre en question le mouvement amorcé freinent
son expansion et obligent à conclure que l'autonomie gagnedu
terrain, mais à pas comptés.
Mots-clés:
universités françaises, gouvernement, autonomie,changement,
leadership.
José
ROSE,
La lente affirmation des politiques d'établissement
ou l'art du patchwork àl'université
Résumé
Adossé
aux publications récentes et nourri d'une expérience
de responsable d'université, cet essai explore les conditions
d'existence d'une politique d'établissement. Celle-ci se
mesure à l'aune de trois critères : l'autonomie,
l'indépendance et la consistance. Ils sont difficiles à
satisfaire du fait de la multiplicité des niveaux et lieux
de décision, notamment facultaires et disciplinaires. Des
politiques d'établissement sont tout de même concevables
et plusieurs facteurs peuvent y contribuer, notamment le projet
d'établissement qui permet de mettre en avant des priorités.
Mots-clés: Université, décision, organisation, pouvoir, gouvernement.
François-Xavier
FORT,
La contractualisation, facteur de
renforcement de l'autonomie des universités
Résumé
La contractualisation apparaît
comme le symbole d'une plus grande liberté pour les universités.
Cette méthode nouvelle pour régir les relations
entre les universités et le ministère de l'Education
nationale, initiée par la circulaire du 24 mars 1989, a
favorisé le dialogue, la concertation et la négociation
; en conséquence, les universités ont étendu
leur liberté au-delà de l'autonomie définie
par le législateur. Le procédé conventionnel
permet de substituer à la relation classique d'autorité
un partage de l'initiative et de la responsabilité. L'introduction
de la politique contractuelle a eu pour objectif de faire de l'université
l'acteur central de l'enseignement supérieur, ce qui implique
une capacité à définir son propre développement
à travers une démarche de projet et la conclusion
d'un contrat avec le ministère.
Mots-clés : universités, autonomie, contractualisation, politique d'établissement, projet d'établissement, responsabilité.
Daniel
FILÂTRE, Christelle MANIFET,
Université et territoire :
nouvelles relations, nouveaux défis
Résumé
Cet article aborde la question
du gouvernement des universités à partir du phénomène
récent de densification du territoire universitaire français.
La thèse défendue consiste à dire que la
rencontre université-territoire contraint le gouvernement
des établissements universitaires à s'inscrire dans
une double logique : une logique de coopération externe
et une logique de structuration interne. Pour argumenter cette
thèse, il est nécessaire de revenir sur les fondements
historiques et sur les effets du processus de "territorialisation"
des universités françaises, puis de ré-insérer
ce processus dans la problématique plus globale de recomposition
des formes de l'action publique territoriale contemporaine. Dans
cette perspective, la question du gouvernement des universités
peut se poser de la même manière que celle de la
gouvernance territoriale. Ce modèle, fondé sur de
nouveaux modes de pilotage de type partenarial, est ici mobilisé
pour souligner l'enjeu de la capacité de gouvernement interne
des universités.
Mots-clés : universités, territoire, gouvernance, gouvernance territoriale, partenariat local.
Patrick
LAURENS,
La communication contre la formation
? L'enjeu de l'évaluationde la formation par les étudiants
à l'université
Résumé
Nous faisons l'hypothèse
générale d'une mutation communicationnelle des organisations
qui interroge les figures classiques de l'autorité. A partir
de cette approche, nous proposons une lecture des débats
actuels sur l'université. La mutation communicationnelle
à l'université se caractérise notamment par
l'attention nouvelle portée au processus global de formation
considéré de plus en plus comme la production d'un
service. Cette évolution remet en question l'autorité
du maître fondée sur la transmission d'un savoir
savant disciplinaire. L'exemple de la mise en oeuvre de l'évaluation
de la formation par les étudiants permet de montrer cette
transformation du mode de régulation du système.
Mots-clés : Communication, formation, évaluation, autorité.
Jean-Yves
LEROUX,
La licence professionnelle et l'avenir
des universités
Résumé
Cet article se propose de fournir une lecture économique
des transformations récentes de l'offre de formation des
universités. Il s'agit de mettre à jour, à
travers l'exemple emblématique de l'instauration de la
licence professionnelle, le sens de ces transformations et d'en
saisir la portée sur la gouvernance des universités
et sur les usagers de ces dernières.
Mots-clés : professionnalisation, licence professionnelle, logique de demande, logique d'offre, relation d'agence.
Jean-Émile CHARLIER,
Frédéric MONS,Gérer
des universités en Belgique francophone
Résumé
Les principes de bonne gestion véhiculés par la
gouvernance conduisent à l'homogénéisationdes
modes de pilotages de la chose publique. En Belgique francophone,
l'enseignement universitaire est usuellement régi par des
logiques politiques dont l'objectif est de préserver la
diversité de sensibilités grâce à une
variété de réseaux et une pluralité
d'opérateurs autonomes. Poussées par des contraintes
extérieures au système, principalement financières
et d'harmonisation internationale, des logiques instrumentales
se substituent à ce mode politique de gestion ; s'instaure
une remote governance imposant aux opérateurs eux-mêmes,
gestionnaires traditionnels des équilibres, de les remettre
en cause au profit d'une logique de marché.
Mots-clés:
Belgique, concurrence, gouvernance, pilarisation, sociologie,
université.
Jean BERNATCHEZ, L'expérience
québécoise de la conclusion de contrats de performance
entre l'État et les universités
Résumé
Le contrat de performance tend
à devenir un instrument clé de la réforme
de la gestion publique. C'est celui par lequel le ministère
de l'Éducation du Québec et les universités
uébécoises se sont associés dans la mise
en oeuvre d'un réinvestissement d'argent. L'article définitles
aspects fonctionnels du contrat de performance et présente
les relations entre l'État québécois et les
universités. Il propose aussi une analyse de cette expérience,
présentée comme une des facettes de la politique
de l'État québécois à l'égard
des universités. Deux approches complémentaires
associées à l'analyse des politiques permettent
de considérer à la fois les logiques distale (le
référentiel) et proximale (la dynamique) qui ont
conditionné la réalisation de la politique.
Mots-clés : contrats de performance, universités, Québec, analyse des politiques, néolibéralisme.
Cécile
DEER,
Changements politiques
et évolution des pratiques de gouvernance universitaire
en Angleterre
Résumé
Cet article tente de réintégrer
la notion de gouvernance universitaire, ainsi que les récentes
évolutions des pratiques en ce domaine, dans une compréhension
plus générale des réformes politiques et
sociales qui ont eu lieu en Angleterre depuis les vingt dernières
années. Au-delà même de chercher à
établir des parallèles ou de souligner des caractéristiques
partagées entre différents domaines de la politique
nationale durant cette période (ex : privatisations, centralisation),
nous nous attacherons à montrer comment ces divers évolutions
politiques, économiques et sociales ont pu interagir pour
expliquer la nature des réformes universitaires qui ont
eu lieu, ainsi que leurs implications.
Mots-clés : Universités, Angleterre, gouvernance, réformes.
Jean CAUNE, Culture
et sciences de l'informationet de la communication (1) Repères
épistémologiques et croisements théoriques
Résumé
Cette chronique (n°
58, 59 et 60) montre comment les sciences de l'information et
de la communi-cation peuvent aider à décrire et
comprendre les phénomènes culturels, dans leurs
transformations et leurs tensions au sein d'une société
livrée à la globalisation des échanges et
à l'industrialisation de la culture. Dans un premier temps,
les phénomènes culturels ont été examinés
à partir des formations de discours qui conjuguent des
objets, des conditions d'apparition dans l'espace public, des
concepts qui les éclairent et des thèmes qui les
diffusent. Dans un second temps, la légitimation des politiques
de démocratisation culturelle a été mise
à la question. Alors que l'art a subi une dé-définition,
que sa nature est devenue incertaine, que l'esthétique
se détache de l'artistique et se diffuse dans l'ensemble
des activités sociales, l'administration de la culture,
dans sa stabilité et son évolution, continue d'instrumentaliser
l'art à partir de catégories figées. Enfin,
on a examiné comment la construction de soi et sa relation
à l'autre impliquent la prise en compte de la dimension
dialogique du sujet. Les actes de parole et les expressions langagières
se déploient dans un espace-temps proposé par la
création artistique, transformé par les technologies
et régulé par les réseaux. Pourtant, l'identité
culturelle demeure dans la tension entre la singularité
et l'universalité ; elle se tisse dans la diversité
des récits et les conditions de leur réception.
Mots-clés : phénomènes
culturels, art, objets, concepts, esthétique, communication,
espace public, singularité, universalité.
Les sciences de l'Informationet
de la communication (SIC) sont interpellées par la question
des repères et des normes du vivre ensemble. D'autant que
les thématiques qu'elles traitent alimentent les discourspublics
qui conçoivent
les processus de communication comme des moyens de la régulationsociale,
et l'usage des technologies de l'information et de lacommunication
comme des facteurs d'accélérationdu changement.
Au-delà de cette implication, n'ont-ellespas pour vocation
de mettre à la critique au senskantien de définition
des limites et des conditions dedétermination d'un domaine
les discours sur la modernité,l'adaptation au changement,
les exigences de proximitéet d'immédiateté
qui accompagnent la mondialisationdes échanges ?
Bien souvent, les discours publics essentiellement portés par une idéologie communicationnelle,analysée en tant qu'utopie (Breton, 1992) ou comme discoursd'adaptation à la raison instrumentale (Miège, 1997) envisagent la communication comme un outil dans un mondede choses d'où semblent avoir disparus les liens d'appartenance.Certes, l'homme " sans qualité ", l'individuordinaire, est pris en considération, mais il est surtoutconvoqué comme cible de procédures et de dispositifsqui transmettent des messages destinés à êtrereçus dans l'immédiateté et la transparence.Électeur sondé, consommateur testé, habitantconsulté : tout semble mis en uvre pour raccorder le citoyenaux lieux de décision et l'inscrire dans la sphèrede proximité dessinée par les décideurs.Pourtant ces processus de la communication sociale occultent généralementce qui construit le lien social : l'appartenance à unecommunauté de culture qui n'est pas seulement constituéede signes transmis et partagés mais aussi d'acte de paroles.
Au-delà de leur capacité àinterroger les discours sur la communication, les sic peuventêtre mises à l'épreuve pour décrireet offrir des modèles de compréhension des phénomènesculturels. Le domaine de la culture extensif, ambigu etpolémique doit être éclairé,dans ses éléments constitutifs et leurs relations,comme dans ses formes et ses effets. Le bénéficethéorique attendu doit venir d'une compréhensiondu fait culturel comme " fait social total ", au sensqu'en donnait Mauss à propos du don (1950). En effet, lephénomène culturel ne peut être compris dansla seule juxtaposition des conditions sociales qui le déterminentet des processus symboliques qui lui donnent une significationpour le groupe. La culture existe par la manifestation d'une expérienceindividuelle, dans laquelle se combinent psychisme et corporéité,signes et comportements, valeurs et normes. La culture se présentecomme un ordre social qui fait plus appel à l'attente qu'àla contrainte ; elle modèle l'univers de significationsque chacun peut se construire à la faveur des ses relationsavec autrui ; elle organise les pratiques interpersonnelles parla médiation de supports techniques. Dans cette chronique,nous ferons appel aux sic pour éclairer les processus decommunication par lesquels la société se construitaussi à travers les pratiques interpersonnelles.
Dans ce premier temps, nous présenteronsles rapports structurels entre phénomènes culturelset processus communicationnels à partir d'une articulationd'ordre épistémologique qui croise concepts, objetsde connaissance et disciplines. Ces rapports seront égalementévoqués par le biais de questions poséespar la formulation " société d'informationet/ou de communication ". Ces questions émergent dansce " système de dispersion " que Foucault appelle une " formationdiscursive " (1969) Les archipels dans lesquels se répartissentles objets de discours, leurs conditions d'énonciation,les concepts et les thématiques relatifs aux pratiquesculturelles et aux processus de communication sont bien souventcartographiés et étudiés à partirde règles de formation voisines et imbriquées. Celles-ciconstituent des conditions d'existence, mais aussi de coexistenceet de transformation, caractéristiques des discours surla société de communication.
Ces discours portent sur des objets quipeuvent se décrire comme des comportements interactifs,des signes qui fonctionnent comme des emblèmes de reconnaissance,des institutions qui produisent et transmettent des récitssur le monde ou encore des produits dont l'usage fait appel àl'imaginaire. Au cur des sciences humaines et sociales, les sicont cherché à établir les relations entreles techniques de communication développées parla société et l'ordre symbolique qu'elle construit.Les conditions d'énonciation des discours, savants ou politiques,qui formulent les injonctions à construire une sociétéde communication s'inscrivent dans un horizon d'attentes qui borneautant les pratiques culturelles que communicationnelles. Pourne prendre que l'exemple de la situation française, lerapport demandé à Nora et à Minc àla fin des années 1970 se proposait d'examiner le développementde l'informatique comme facteur de transformation de l'organisationéconomique et sociale du mode de vie (1978). L'informatisationcroissante de la société avait une viséeprophétique : " elle transformera notre modèleculturel " (Nora, Minc, 1978, 12). La télématique,croisement des télécommunications et de l'informatique,devait créer un nouveau réseau où chaquecommunauté homogène pourra communiquer avec sessemblables vers le centre : " La palabre informatiséeet ses codes doit recréer une agora informationnelle élargieaux dimensions de la nation moderne " (124).
Les thématiques communes àla culture et à la communication conjuguent aspirationset craintes, exigences sociétales et politiques. Les conditionsd'existence de ces discours se sont réalisées dansune société industrielle et urbaine qui découvraità la fois le pouvoir des médias de masse et leseffets de la triple crise sociale, économique et culturelle,apparue progressivement avec le début des années1970. Elles se déclinent, dans les années 1960,autour de la démocratisation et de la création ;au début des années 1970, autour de la " Nouvellesociété " et du développement culturel; dans les années 1980, autour de la performance, l'image,l'individualisme et une décennie plus tard autour de l'intégration,du lien et de la fracture sociale. Ces thématiques focaliséessur les nouvelles technologies de l'information et de la communicationactualisent les utopies de transparence et de globalisation énoncéespar la cybernétique, dès la fin de la seconde guerremondiale (Wiener, 1952).
Dans un second temps, notre chronique mettraà la question le processus de démocratisation quia guidé les politiques culturelles depuis plus de quaranteans. En faisant de la culture un objet de sa politique, l'Étatfrançais s'est donné, dans les années 1960,un nouveau moyen pour assurer la cohésion nationale, orienterles transformations sociales, définir des pôles d'identification.Les interventions et les compétences publiques en matièreculturelle trouvent leur justification à travers le doubleaspect de la culture : valeur symbolique représentant uneidentité collective et dimension interactive se manifestantdans un pouvoir de transformation sociale. L'objectif de démocratisationculturelle fixé par les pouvoirs publics a étévisé à travers l'accès aux uvres ; il s'estfondé sur une hiérarchie entre les conduites esthétiqueset un classement, selon les critères flous de " l'excellence", des productions artistiques diffusées par les établissementscentraux. Si l'on excepte l'uvre majeure de de Certeau (1974,1980), les politiques culturelles ont rarement étéexaminées du point de vue de l'appropriation de l'art parles publics et de la construction des liens symboliques tisséspar la médiation de l'expérience esthétiquevécue.
Enfin, dans un troisième temps, nousexaminerons les questions liées à la diffusion desproductions artistiques dans un monde livré à laglobalisation des échanges. La diffusion et la convergencedes techniques de communication ont accompli la prophétiede Valéry : l'espace occupé, maîtrisé,investi par l'homme et ses productions a trouvé sa limite.Cette clôture s'est accompagnée d'une relative homogénéisationdes produits culturels, ce qui ne veut pas dire d'une analogiedes cultures. Cette clôture n'a pas seulement touchéles activités économiques, militaires, touristiquesou ludiques : elle a atteint cette activité de productionsymbolique qu'est l'art.
La catégorie de l'art comme représentationet comme activité institutionnelle séparée est en crise. La notion d'uvre artistique n'est plus opératoirepour penser l'art qui est autant objet qu'action. D'abord en raisonde la dimension institutionnelle de l'uvre : elle se réalisedans ce que Becker appelle les " mondes de l'art. Ensuiteparce que, depuis Duchamp, l'uvre d'art trouve sa reconnaissancelorsqu'elle vérifie les conditions énonciativesqui autorisent l'énoncé : " ceci est de l'art". Cette énonciation suppose un objet ainsi désigné,un auteur, un public et un lieu institutionnel qui enregistrel'énoncé (Duve, 1989). Enfin, les arts vivants sontprécisément des formes qui ne valent que par larelation esthétique qu'elles réalisent entre l'espacede leur énonciation et celui de leur réception.Nous examinerons donc, du point de vue de l'usage et de la réception,comment le concept d'art a été repensé.
Aujourd'hui, avec les technologies de l'informationet
de la communication, nous sommes entrés dans une phaseoù
le temps et l'espace des processus esthétiquesse modifient
dans le même mouvement. D'une part, le rapportentre le lieu
de production et de réception et, d'autrepart, la relation
entre ces deux moments de la transaction esthétiquese trouvent
transformés. Les autoroutes de l'information,les déviations
on line, les chemins de traverse du wwwouvrent un espace évolutif
à l'art. Cet espace n'estni fini, ni infini, il est rythmé
par le temps de l'échange.
©
Sciences de la Société n° 58 - février
2003