SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ
-
N° 60 - octobre 2003
Démocratie
locale et Internet
Dossier
coordonné par Robert
BOURE et Gérard LOISEAU
Robert BOURE, Gérard LOISEAU, Communication et démocratie locale. Le retour
du politique ?
[Texte intégral]
Emmanuel EVENO, Soutien de l'Action concertée
incitative-Ville (ACI-Ville)
Rémi
LEFEBVRE, Magali NONJON,
La démocratie
locale en France. Ressorts et usages
Isabelle PAILLIART, Une histoire des formes communicationnelles
de la démocratie locale
Pierre CHAMBAT, Démocratie électronique.
Quelques jalons dans la généalogie d'une notion
Robert BOURE, Alain LEFEBVRE, Citoyenneté et citadinité dans la mal
nommée "démocratie électronique locale" [Texte intégral]
Gérard LOISEAU,
L'assujettissement des
sites internet municipaux aux logiques sociétales
Stéphanie WOJCIK, Les forums électroniques municipaux. Espaces
de débat démocratique ? [Texte intégral]
Laurence MONNOYER-SMITH, Les enjeux inexprimés du vote électronique
Paul MATHIAS,
Esquisse d'une démocratie
réticulaire
Jérôme LANG, Vote électronique : problèmes algorithmiques
NOTES
Jean-Thierry JULIA,
Démocratie cherche
électronique... Vers une plateforme numérique à
Castres-Mazamet
[Texte intégral]
Nicolas PÉLISSIER, Information
en ligne et espace public dans une région transfrontière
d'Europe centrale
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE par Robert BOURE, Jean-Thierry JULIA, Laurence MONNOYER-SMITH et Stéphanie WOJCIK
CHRONIQUE
Jean CAUNE,
Culture
et sciences de l'information et de la communication (3) Variations sur l'identité, la
différence, l'exception culturelles
ERRATUM : Le numéro 59 (mai 2003) - Technologies de l'information et de la communication : approches croisées - a été coordonné par Joëlle FARCHY, Alain RALLET et Fabrice ROCHELANDET. |
Robert BOURE, Gérard
LOISEAU,
Communication et démocratie
locale. Le retour du politique ?
Texte
intégral
Dans le foisonnement des discours performatifs experts et profanes
sur la « communication politique locale », Internet
est encore fréquemment présenté comme un
outil susceptible, pêle-mêle, de permettre la prise
en compte immédiate des opinions (consultations électroniques)
et plus généralement la prise de parole, de rapprocher
élus et citoyens, de faciliter le dialogue entre citoyens,
de favoriser la participation politique (...). Bref, de revivifier
une démocratie locale sinon en crise, du moins en souffrance,
et de contribuer fortement à l'émergence d'un espace
local évidemment « plus démocratique
» maillé par les réseaux électroniques,
sorte de micro « société en réseaux
» - pour reprendre en la transposant la métaphore
de Castells (1998) -, connectée au Village global prophétisé
par Mac Luhan. Internet investit tous les domaines et tous les
espaces matériels et symboliques, et donc inévitablement
l'espace public local.
On pourrait, au nom de doctes thèses désormais bien diffusées dans le champ académique, traiter par le mépris ou l'indifférence ces constructions discursives. Nous préférons les prendre au sérieux, non point en raison de ce qu'elles énoncent et annoncent, ou d'une survalorisation du performatif ou du pouvoir des prédictions créatrices (Merton, 1965), mais tout simplement parce qu'elles font l'objet de multiples usages sociaux et que ces usages sont significatifs à la fois de la place empiriquement observable occupée par Internet dans la communication médiatisée (cf. la bibliographie en fin de volume), de l'imaginaire lié à Internet et derrière lui à de nombreuses techniques de communication, de l'ampleur de la crise de la démocratie représentative (locale ou non) et des légitimes interrogations des acteurs sociaux, élus compris.
Au coeur des préoccupations, mais sans doute pour des raisons différentes, la participation politique occupe une place particulière. Qu'elle s'exprime par des procédures organisées et censées être connues de tous (c'est pour cela qu'on les dit « publiques ») ou à travers ces processus plus informels qui effraient tant les uns et qu'appellent tant de leurs voeux les autres, force est d'admettre qu'elle est en même temps une ressource et une contrainte, « un discours de légitimation du pouvoir, et un discours privilégié de sa contestation » (Paoletti, 1999). Et aussi un état et un processus, serait-on tenté d'ajouter, pour complexifier encore l'analyse. Elle est enfin multiple, ce qui signifie que toutes ses formes ne sont pas, loin de là, orientées vers la prise de décision.
Dès lors, il peut paraître fécond, comme le font les auteurs de la présente livraison de Sciences de la Société, d'interroger la participation politique à trois niveaux :
1. son amont, à propos de la « concrétude » de la démocratie locale (loin de ses métaphores les plus extrêmes : l'oasis et le désert), des représentations de la démocratie réticulaire, de la généalogie complexe des rapports communication/démocratie locale.
2. son aval, autour des acteurs, des enjeux et des usages des TIC, du vote électronique, des forums municipaux, des procédés numériques comme dispositifs éventuels de substitution des formes traditionnelles de communication politique.
3. l'articulation de l'amont et de l'aval, au sujet du devenir de la citoyenneté, promise aux potentialités du virtuel, confrontée aux transformations de la société et des représentations du monde, contrainte de composer avec les bruits et les odeurs de l'urbain ; avec la lecture des modestes réalisations de formes électroniques de participation à partir des logiques sociétales dans lesquelles elles s'insèrent et avec lesquelles elles entretiennent un rapport dialectique.
C'est dire que la dimension technique, voire socio-technique, a été délibérément laissée de côté ou fortement relativisée par la plupart des contributeurs. Leur méfiance vis à vis des technologies en réseau censées sinon changer le rapport au politique, du moins apporter un « bonus démocratique » s'explique peut-être :
- pour les chercheurs investis depuis longtemps dans ce champ de recherche en raison des leçons qu'ils ont pu tirer de travaux, quelque peu oubliés aujourd'hui car antérieurs à l'ère Internet, auxquels ils ont d'ailleurs souvent participé de façon plus ou moins active : analyse de la « télédémocratie » aux États-Unis (fin des années 1970-début des années 1980), notamment par Arterton (1987), d'expérimentations télématiques en France (Aspasie à Marne-la-Vallée, Claire à Grenoble, Télem à Nantes, la télématique à réponse vocale à Blagnac...), de la montée en puissance des politiques locales de communication à partir des années 1980, de la médiatisation croissante du politique. Mais aussi de recherches sur un thème qui faisait florès fin des années 1970 au point d'être largement relayées par des revues destinées à un public élargi, cultivé ou militant (Correspondance Municipale, Esprit, Pour, Autrement, Économie et Humanisme), la démocratie locale ; avec, il est vrai, des connotations très différentes de celles que l'on peut aujourd'hui relever : il est alors largement question d'alternative, d'autogestion et non de management de la citoyenneté locale ou de « gouvernance locale », même si, sous les coups de boutoir des impératifs de la régulation sociale et des (prétendues ?) nécessités de la gestion, le maire commence à se vivre comme un manager, tandis que le citoyen s'efface partiellement derrière l'administré, voire l'utilisateur, et plus tard derrière le client-consommateur...
- pour les plus « jeunes » en raison de leur formation et de leurs options théoriques et méthodologiques : leur boîte à outils s'est largement construite à partir de références théorico-empiriques facilitant, d'une part, la mise à distance de la dimension technique et de ses mythes (surtout), d'autre part, la prise en compte non seulement du temps et des temporalités, mais aussi et surtout de la dimension politique.
En fait, sur une question qui se prête assez facilement à son effacement, quand ce n'est pas à sa dissolution pure et simple, les contributeurs ont, sans se concerter, refusé d'euphémiser le -et aussi la- politique. Ce faisant, ils adhérent implicitement ou explicitement à la thèse selon laquelle la communication est autant du côté de la culture et du politique que de celui de la technique, même quand cette dernière semble vouloir s'imposer avec la force de l'évidence.
Dès lors qu'il est repéré,
le rapport communication/politique doit être observé,
spécifié et analysé. En d'autres termes,
il doit être érigé en objet problématique
non seulement des disciplines qui le prennent (ou devraient le
prendre...) pour objet (science politique, sciences de l'information
et de la communication, sociologie politique...), mais également
des autres sciences que Passeron (1986) qualifie « d'historiques
». C'est avec modestie mais résolution que Sciences
de la Société entend contribuer à l'élaboration
de ce « Grand Oeuvre ».
©
Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003
Références
bibliographiques
ARTERTON (F. C.), 1987, Teledemocracy,
London, Sage.
CASTELLS (M.), 1998, La société en réseaux,
Fayard.
MERTON (T. K.), 1965, Éléments de théorie
et de méthode sociologiques, Paris, Plon.
PAOLETTI (M.), 1999, « Les maires. Communication et démocratie
locale », in Balme (R.), Faure (A.), Mabileau (A.),
dir., Les nouvelles politiques locales. Dynamiques de l'action
publique, Paris, Presses de Sciences Po, 429-445.
PASSERON (J.-C.), 1986, « Les sciences sociales : unité
et diversité », in Guillaume (M.), dir., L'État
des sciences sociales en France, Paris, La Découverte.
Selon le ministère, bien que ces questions préoccupent nombre d'acteurs de terrain, la recherche française semblait insuffisamment présente dans les années 1990, alors même qu'elle avait été historiquement précoce. Dans certains domaines, on assistait même à un décrochage entre les communautés scientifiques françaises et anglophones qui s'exprimait, par exemple, par le peu de références aux publications en langue française dans les travaux anglo-saxons. Il y avait donc urgence à réinscrire les sciences humaines et sociales françaises dans le débat, notamment en mettant l'accent sur les travaux qui contribuent à renouveler les problématiques et les données empiriques. L'option retenue par les responsables scientifiques de l'aci a été d'organiser et de faire vivre un réseau de partenariat scientifique comprenant une quarantaine de chercheurs francophones (parmi lesquels l'équipe LERASS-Médiapolis, Université de Toulouse 3, très impliquée dans le présent numéro) et anglo-saxons relevant de plusieurs disciplines et acceptant de travailler dans une optique multidiscipli-naire. A l'intérieur de ce travail
en réseau, deux sous programmes ont été
définis : De nombreux séminaires ont permis d'échanger longuement sur ces questions et des publications collectives doivent se succéder tout au long des années 2003 et 2004. En particulier, un séminaire sur « E-démocratie et e-citoyenneté » a été organisé en juin 2001 à Toulouse, tandis que la thématique des lieux publics (espaces publics) d'accès à Internet a été abordée lors d'une séance de travail en mai 2002 à Castres (Tarn). Même si elle ne rassemble pas les seuls travaux de chercheurs membres du réseau, cette livraison de SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ est dans une large mesure le fruit des efforts déployés depuis trois ans par les partenaires scientifiques pour nourrir le débat. |
Rémi LEFEBVRE,
Magali NONJON,
La démocratie locale en
France. Ressorts et usages
Résumé
Cet article se propose de réfléchir
au renouveau de la démocratie locale en France depuis les
années 1980. Il s'agit à la fois d'étudier
les ressorts de cette relance et d'analyser au concret les diverses
expériences et pratiques auxquelles elle donne lieu. Ce
processus est inscrit dans l'histoire de la démocratie
locale faite de réinventions successives. L'évolution
récente du cadre juridique traduit une institutionnalisation
nouvelle qui n'exclut pas une grande indétermination. La
proximité, déclinée dans les figures du quartier
et de l'habitant, est au cur de la légitimation des procédures
participatives. L'article montre que la participation, si elle
est instrumentalisée par les élus, ne contribue
pas moins à redéfinir les règles du jeu politique
local.
Mots-clés : démocratie
participative, conseils de quartier, pratiques, proximité,
crise de la représentation, local.
Isabelle
PAILLIART,
Une histoire des formes communicationnelles
de la démocratie locale
Résumé
L'utilisation des supports de
communication pour développer la démocratie locale
s'inscrit dans une tradition de l'information municipale française.
Cette dernière se manifeste depuis les années 1920
et dès cette époque, le bulletin municipal sert
à la formation des « citoyens ». Les années
1970 constituent une période particulièrement riche,
pendant laquelle se créent des structures de participation
des habitants aux décisions, se multiplient les supports
d'information, s'affrontent des conceptions et des critiques de
la démocratie locale. Dans tous les cas, l'utilisation
des outils de communication s'intègre dans un contexte
plus large que le renforcement de la démocratie locale
: amélioration des services publics locaux, visibilité
du pouvoir, justification des décisions municipales. Entre
ces deux périodes, des points communs émergent :
les outils de communication révèlent cependant que
les notions de démocratie, d'opinion, et les rapports mêmes
des habitants au pouvoir ont évolué.
Mots-clés : communication
municipale, pouvoir local, nouvelles techniques de communication,
démocratie locale, concertation, opinion.
Pierre
CHAMBAT,
Démocratie électronique.
Quelques jalons dans la généalogie d'une notion
Résumé
L'article se propose d'examiner
la pertinence de la notion de démocratie électronique.
Celle-ci repose sur une assimilation entre démocratie et
communication qui soulève beaucoup de difficultés
en raison de la polysémie des deux notions et du risque
de verser dans le déterminisme technique. C'est pourquoi,
la question de la démocratie électronique est ensuite
replacée dans une perspective historique : celle de la
délégation à la technique des questions politiques.
Depuis la Seconde guerre mondiale, trois périodes sont
distinguées en croisant trois critères : les problèmes
politiques envisagés, la technique privilégiée
et les orientations idéolo-giques affichées.
Mots-clés : science
politique, démocratie électronique, perspective
historique, déterminisme technique.
Robert
BOURE, Alain LEFEBVRE,
Citoyenneté et citadinité
dans la mal nommée "démocratie électronique
locale"
Résumé
Dans cet article,
sont d'abord examinées les significations ambigües,
souvent séparées, quelquefois croisées, que
les sciences sociales attribuent aux notions de citoyenneté
et de citadinité. Ensuite, en s'appuyant sur des travaux
plutôt de type empirico-théorique relatifs aux pratiques
sociales d'Internet à l'échelle locale, les auteurs
montrent qu'il est possble de penser ensemble et « en tension
» ces deux notions et que cette démarche contribue
à renouveler en partie la façon de penser la démocratie.
Mots-clés : citoyenneté, citadinité, réseaux de communication, espace public local, proximité, sciences sociales.
Texte
intégral
Il est trivial de constater
l'usage incertain des termes " citoyenneté "
et " citadinité " tant au niveau pratique (langages
courant, politique, professionnels...) que scientifique. Tantôt
utilisés de façon indistincte comme de simples synonymes,
tantôt opposés l'un à l'autre, ils sont rarement
définis de façon précise, un peu comme si
leur signification allait de soi. Une des raisons de l'imprécision
tient à la séparation relative des savoirs, les
uns spécialisés dans l'analyse du politique, les
autres dans les études urbaines, la rencontre ne s'opérant
guère qu'autour des politiques de la ville, en tout cas
jusqu'à une époque récente marquée
par la montée en puissance de recherches autour de
l'espace public et des espaces publics urbains. Quant aux
spécialistes de la communication " locale ",
qu'ils se reconnaissent ou non dans l'ensemble académique
des sciences de l'information et de la communication, force est
d'admettre que tous ne maîtrisent pas les " entrées
" par le politique et/ou par l'urbain.
Une autre raison tient au fait que, sur les thématiques de la citoyenneté et de la citadinité, des productions intellectuelles de nature différente -essais, théories sociales, recherches théorico-empiriques- cohabitent sans nécessairement se rencontrer.
En même temps, la banalisation de ces termes en dehors des discours savants et la dilution du sens sont à mettre en relation avec l'évolution des sociétés occidentales : leurs usages et mesurages ont en effet quelque chose à voir avec les conditions contemporaines dans lesquelles la démocratie se conçoit et se pratique, y compris dans sa dimension " locale ", mais aussi avec la façon dont le nouveau monde urbain se donne à voir et à vivre. Qu'il soit question de la démocratie ou de l'urbain, c'est à une crise structurelle et à un défi majeur que ces sociétés sont désormais confrontées : il s'agit, ni plus ni moins, de repenser à la fois séparément et ensemble, la démocratie, la ville et l'urbanité ou, si l'on préfère, le être ensemble.
Dans ces conditions, il ne faut guère s'étonner que jusque dans les discours savants disciplinaires et interdisciplinaires qui se mobilisent (et sont parfois mobilisés par les acteurs sociaux), la normativité ne soit jamais très éloignée des postes d'observation et de commande, pour parler comme Mao Tsé Toung... Comment passer des notions normatives de citoyenneté et de citadinité à des concepts qui, faute d'être " scientifiques ", peuvent jouer le même rôle que les concepts " typologiques " dont parle Passeron (1991) ? Par exemple, en opérant un travail de reconstruction s'appuyant de façon à la fois libre et critique sur des savoirs spécialisés, avec une volonté de mise en articulation, en tout cas chaque fois où cela s'avère possible en raison des ouvertures laissées par les auteurs.
Compte tenu du format imposé par la revue, notre parcours ne pourra être que cavalier dans tous les sens du terme, c'est-à-dire à la fois rapide, panoramique, " dégagé " et pour tout dire un peu irrespectueux à l'égard des nombreux travaux dignes d'être discutés qui ne seront même pas évoqués ici... alors que seront convoqués quelques maraudeurs, passeurs et autres intrus. Le lecteur l'aura compris, notre objectif partiel et partial sera, à la manière d'un essayiste, de mettre l'accent tantôt sur les zones d'ombre, tantôt sur ce qui est le mieux éclairé, tantôt sur les points de contact, tantôt sur les clivages. Il s'agira davantage de prospecter des pistes et de bricoler des outils de réflexion, que de construire dans le cadre d'une démarche théorico-empirique vis à vis de laquelle nous n'avons aucun compte à régler. Et si nous serons amenés à sauter allègrement par dessus les siècles, c'est que les discours historiques sur la démocratie et sur la ville s'y prêtent souvent (cf. Arendt -1983- revendiquant sa filiation avec Aristote dans son analyse de la Cité)
De façon plus précise, seront d'abord examinées les significations ambiguës, souvent séparées, quelquefois croisées, que les discours experts (savants ou non) attribuent aux notions de citoyenneté et de citadinité qui, à certains égards, constituent un couple à la fois improbable et nécessaire lorsqu'il est question du devenir de la démocratie représentative, de l'ainsi nommée " démocratie locale " et de la ville contemporaine à l'heure de la mondialisation, du retour en force du " local " et de la montée en puissance de la " société de l'information ". Mais, qu'il soit bien clair que ce rapprochement n'a pas seulement un intérêt scientifique : il est aussi un enjeu politique car la démocratie à pratiquer et la ville à vivre restent largement à inventer, c'est-à-dire à penser tout en expérimentant. Il sera ensuite temps, en s'appuyant sur des travaux plus récents et moins spéculatifs, de souligner, à partir de l'exemple d'Internet et des pratiques auxquelles il donne lieu dans diverses échelles locales, comment se construisent concrètement des configurations relationnelles qui permettent jusqu'à un certain point de penser ensemble des notions que tout semblait séparer et qui, loin de faire émerger une hypothétique démocratie électronique locale, débouchent sur des façons plus triviales de penser la démocratie au quotidien.
PARCOURS CAVALIER À TRAVERS DES SAVOIRS SPÉCIALISÉS
Les conceptions traditionnelles opposent de jure et de facto citoyenneté et citadinité, le premier terme renvoyant à la dimension politique - l'engagement au service de la chose publique supposant un système de droits et de devoirs -, et le second à un usage de la ville avec une dimension utilitariste.
LES DISCOURS DE LA DIFFÉRENCE
Les auteurs qui ont récemment revisité les conceptions
françaises " classiques " de la citoyenneté
en s'appuyant sur les théories juridico-politiques, la
sociologie et la philosophie politiques ainsi que sur les "
grands textes " (grandes Déclarations, Constitutions...)
et sur le droit positif, s'accordent assez largement sur quelques
points que l'on évoquera brièvement (Rosanvallon,
1992, 1998 ; Schnapper, 1994, 2000 ; Duchesne, 1997). Le citoyen
se définit par opposition à deux figures -le sujet
d'un régime autoritaire et l'étranger- et à
un acteur social concret :
- sur le plan juridique, par la détention de droits politiques,
civils et plus récemment sociaux (droit au travail, au
logement, à la santé...) et par l'existence d'obligations
vis à vis de la collectivité publique, longtemps
rappelées par l'instruction civique. Il est un sujet de
droit, et non un individu concret, socialement inséré.
En ce sens, il est déconnecté de toute appartenance
et de tout particularisme social, territorial, religieux, ethnique...
la seule communauté reconnue (en France, du moins) étant
la communauté des citoyens, ou si l'on préfère,
la République. La citoyenneté repose sur la séparation
de l'homme privé et de l'homme public, qui renvoie à
celle plus générale du particulier et de l'universel.
- sur le plan politique : il est le détenteur d'une part
de la souveraineté politique et donc il est au fondement
même de la légitimité politique. Entre lui
et l'État, le lien " est intime, il est même
constitutif " (Badie, Perrineau, 2000, 21), l'État
étant in fine une figure centrale de l'universalité.
Entre lui et la Nation, le lien est historique, dans la mesure
où jusqu'à présent, la citoyenneté
s'est construite dans le cadre de l'État-Nation (ce n'est
donc pas une fatalité). Il n'empêche qu'en l'état
actuel des choses, l'étranger ne dispose que des droits
de l'Homme, c'est-à-dire essentiellement de droits civils
et sociaux.
- sur le plan social : il est la source du lien social, ce dernier
étant placé sous l'hégémonie du politique.
De ce fait, le " vivre ensemble " et les solidarités
se conçoivent et se construisent d'abord par l'exercice
des droits et des pratiques politiques citoyennes (le vote, la
participation au débat et à l'espace public, pour
l'essentiel).
Manifestement, dans sa conception traditionnelle (qui n'est cependant pas homogène), la citoyenneté renvoie à la fois au plus grand nombre et à une unique communauté des égaux en droits et en devoirs, tandis que la figure du citoyen renvoie à celle de l'individu, à qui il est néanmoins rappelé que " la considération dont il jouit tient à ce qu'il n'est qu'un parmi d'autres, un parmi beaucoup d'autres qui, ensemble, ont le pouvoir " (Duchesne, 1997, 13), de sorte qu'il est conçu comme un être abstrait, surplombant les rapports sociaux. En même temps, la citoyenneté est reliée à une conception " occidentale " de la démocratie, voire, selon certains contempteurs radicaux, à un système économique fondé sur l'économie de marché (Fotopoulos, 2002). D'où les nombreuses critiques politiques et théoriques dont elle fait l'objet depuis deux siècles... et les réponses institutionnelles et procédurales qu'elle a suscitées de la part de ses défenseurs, réponses qui, pour l'essentiel, ont consisté à combler partiellement le fossé entre citoyennetés formelle et réelle, à injecter ici ou là des doses de participation et à intervenir -modestement- sur les conditions concrètes d'accès au pouvoir.
Les conceptions traditionnelles de la citadinité reposent sur d'autres fondements. La référence à la cité ne doit pas faire illusion : il ne s'agit pas de la Polis grecque, même si historiquement elle a pu et su jouer le rôle de laboratoire politique, mais d'un lieu concret, la ville, qui renvoie à des formes particulières d'occupation, d'organisation et de représentation de l'espace, et qui plus est de l'espace vécu et pratiqué. Mais, comme pour la citoyenneté, les mots utilisés pour la définir sont chargés d'histoire et donc de valeurs et de variations de sens. Il n'empêche que subsiste un fonds commun que l'on peut rapidement décliner ainsi (Paquot, 1994 ; Ascher, 1998 ; Paquot, Lussault, Body-Gendrot, 2000 ; Les Annales de la Recherche Urbaine, 2001) :
- le citadin n'est pas une invention juridico-politique,
même s'il a quelque chose à voir avec le droit et
le politique. Il est un être concret, sans âge de
majorité, qui
habite au quotidien et de façon ordinaire la ville,
dispositif spatial dans lequel sont articulées toutes les
dimensions de la société, la dimension politique
n'étant qu'une parmi d'autres ; dispositif spatial conçu
et organisé davantage pour gérer un ensemble de
stocks (de moins en moins) et de flux (de plus en plus) humains
et non-humains, matériels et symboliques et des reliances
entre les hommes et entre les hommes et leurs productions matérielles
et symboliques, que pour expérimenter des formes abstraites
du " vivre ensemble " (même si cette préoccupation
n'est jamais totalement absente).
- il est aussi, en tout cas jusqu'à un certain point, habité
par la ville, car celle-ci a quelque rapport avec les identités,
les appartenances, les particularismes, et son identité
multiférentielle n'est pas fermée à l'étranger
qui vient s'installer pour y vivre mieux qu'ailleurs. Car la ville
est en général ouverte -en tout cas davantage que
l'État-Nation-, ainsi que l'ont relevé très
tôt Max Weber et l'École de Chicago. La ville, surtout
la grande, est un lieu de côtoiement, de brassage, de métissage
à proximité spatio-temporelle (" le métissage
commence dans la cuisine ", Paquot, 1994, 230), entre
un anonymat relatif et les tyrannies de l'intimité dont
parle Sennett (1979). Elle est une mosaïque sociale propice
aux ajustements et aux bricolages sociaux. En même temps,
elle " urbanise " lentement les particularismes. D'où
cette tension permanente entre exclusion et intégration
qui caractérise le vivre ensemble urbain, à la fois
vivre " à côté, ensemble et parmi
" (Paquot, 1994, 222).
- il vit dans la ville et en partie de la ville, tout en vivant la ville, et en la vivant pour lui, mais pas de façon totalement séparée de ses appartenances et toujours en relation avec les autres... et avec les multiples réseaux locaux, nationaux et internationaux. Sa manière de la vivre relève des arts de faire évoqués par Certeau : il fait " avec ", bricole, butine, braconne... car contrairement au citoyen, il n'est pas, ou peu, engagé (enrégimenté ?) dans la défense d'une utopie créatrice fondée sur l'usage partagé de la raison. Il la vit quotidiennement, au milieu du bruit et des odeurs, de façon utilitaire, et donc en apparence très éloignée de la manière de vivre la citoyenneté. Si l'espace urbain est " quelque part " un espace commun, il est commun pour mieux être instrumentalisé par chacun, non pas de façon anarchique, mais à travers les règles mouvantes du savoir-vivre urbain, de la civilité et celles, plus stables (quoique...), du droit de l'urbain, et de l'économie de marché.
Pour conclure provisoirement, il apparaît que dans sa définition traditionnelle, la citadinité est très largement dominée par une conception sociale et utilitariste du lien social, fondée sur la proximité sociale (plus que spatiale, car il a été démontré que le raccourcissement des distances matérielles peut être un facteur de dilution du lien social), partagée de fait par le plus grand nombre d'habitants. Le citadin est, en quelque sorte, un usager de la ville, au sens de la sociologie des usages -il pratique la ville quotidiennement et il l'intègre dans son ordinaire-, et plus secondairement, à celui des juristes : le destinataire est la raison d'être ultime des équipements et des services publics urbains rendant la ville habitable, et donc le titulaire de droits et d'obligations.
UN COUPLE IMPROBABLE ET NÉCESSAIRE ?
Les conceptions traditionnelles de la citoyenneté
et de la démocratie ont mal résisté aux problèmes
auxquels elles ont été et sont encore confrontées
: multiplication des mouvements sociaux en faveur de l'égalité
" réelle " ; retour de particularismes multiples
qui, à vrai dire, n'avaient jamais disparu, mais avaient
été refoulés ; crise des institutions sociales
d'intégration ; crise de la démocratie représentative
se manifestant par des phénomènes aussi divers que
le progrès de l'abstention électorale, la montée
en puissance des experts, des sages et des lobbies au détriment
des élus et surtout des citoyens, la professionnalisation
croissante des élus -mais qu'est donc la fonction élective
devenue ?-, la fragmentation de l'espace public, le décalage
de plus en plus grand entre le temps court de la médiatisation
politique et le temps long des institutions politiques... ; crise
de l'État-Nation : souveraineté et universalisme
attaqués par le bas (montée du local) et par le
haut (mondialisation, construction européenne), recomposition
des frontières ; représentations diverses et parfois
contradictoires que les citoyens construisent de la citoyenneté
(Dufresne, 1997) ; échec de l'universalisme de la citoyenneté,
toujours cantonnée
aux pays occidentaux.
Dans le même temps, la ville et la société
urbaine sont en
crise. Ce qui ressemble fort à un lieu commun peut
être décliné à l'envi sur plusieurs
registres : celui du lien social en délitement (ghettoïsation
de certains quartiers, exclusion, communautarisme ethnique...),
celui de la gouvernance urbaine (quelles forces gouvernent aujourd'hui
les villes soumises aux pressions multiples et souvent contradictoires
de la représentation politique, de l'administration territoriale,
du jeu des acteurs marchands et des initiatives de la société
civile ?), celui de l'inscription spatiale des acteurs (métropolisation,
rurbanisation, ville étendue...).
Sur la toile de fond de la crise du politique, les politiques publiques, l'urbanisme, l'aménagement du territoire, la décentralisation, le développement de la démocratie locale, l'élargissement du droit à la ville (...) ont construit un espace politique urbain, c'est à dire une politisation de l'espace urbain, ce qui a pour conséquences de :
- faire du système urbain un homologue
du système social ;
- conforter la ville comme lieu de décisions stratégiques
et rendre plus visibles qu'autrefois les stratégies politiques
dont elle est l'objet ;
- positionner la ville comme lieu d'expression privilégié
des conflits sociétaux ;
- contribuer à l'émergence d'un espace public local
(Pailliart, 1995 ; François, Neveu, 1999), au renouvellement
des espaces publics
(Ghorra-Gobin, 2001 ; Watin, 2002) et à la redéfinition
des frontières entre espaces publics et espaces privés.
Dés lors, est-il envisageable d'exiger du citadin l'acceptation sans réserve de sa réduction à la fonction d'usager, fonction elle-même de plus en plus réduite à celle d'acheteur-consommateur-client ? De la même façon, est-ce bien raisonnable de cantonner le citoyen dans les dimensions politique et abstraite, et de faire de lui un sujet dans les autres lieux qu'il fréquente régulièrement ? D'autant que le même individu est amené à vivre ses qualités de citoyen et de citadin (mais aussi d'administré, de contribuable). Plus généralement, la démocratie peut-elle se passer de la ville, alors que cette dernière concentre de plus en plus les citoyens et que le milieu urbain offre des lieux pour les conflits, leur résolution et le débat ? Le droit à la ville peut-il se passer du politique au sens le plus élevé du terme ? Pour vivre la ville, faut-il totalement s'en remettre aux élus, aux gestionnaires et aux experts et faire confiance aux progrès de la démocratie locale ?
RÉENCASTRER POUR METTRE EN TENSION ?
Nous soutiendrons ici volontiers la thèse que c'est moins le politique qui est contesté, qu'une conception historique de la relation espace public/sphère politique dominée par la seconde qui est remise en question, et ce de manière plus diffuse que frontale. Qui est remise en cause et qui se recompose, en relation avec la recomposition des rapports public/privé. Cela se traduit non seulement par une prise de distance (des individus, des associations, des mouvements sociaux....) vis à vis du politique (et de son incarnation l'État-Nation et l'État central) comme unique lieu de résolution des conflits et par l'affaiblissement de la parole collective, mais encore par la montée en charge de " revendications ", de pratiques et de registres de paroles que l'on range souvent dans les rubriques " prêt à porter " de la démocratie participative, délibérative, " dialogique " (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001). Le " nous " ne disparaît pas au profit du " je ", mais semble davantage résulter d'une (re)construction. Autrement dit, le nous est moins déclaratif, acquis, défini a priori que considéré comme un construit, comme le résultat d'un processus, d'une action...
Tout se passe en fait comme si la société civile ou si l'on préfère le " monde vécu " (Habermas), jouait sans le savoir Aristote contre Arendt (1983). Autrement dit, jouait non pas la double opposition irréductible entre utilitarisme et politique et entre action politique (dominée par l'égalité) et conduite des affaires domestiques (fonctionnant selon le principe de la domination), mais le refus d'opposer totalement la satisfaction des besoins matériels et humains (selon le principe de la tempérance) et la sphère politique (fonctionnant selon la règle de la vertu). Aristote, qui refuse de couper la communauté politique -qu'il qualifie de supérieure à toutes les autres- des racines sensibles de l'expérience humaine, adopte une posture que l'on qualifierait volontiers aujourd'hui de mise en tension, et qui plus est de mise en tension prudente et sans illusion, puisque le penseur grec estime que les " comportements chrématistiques " (la recherche utilitariste du gain pour le gain) au sein de la Cité sont susceptibles de mettre cette dernière en péril. On n'est plus très loin des problématiques d'encastrement et de désencastrement de l'économie dans les autres sphères développées par Polanyi (1983). Dans cette perspective, la citadinité ne se réduit pas à un espace fonctionnel, utilitariste, " privé socialisé " (Arendt), largement livré aux ingénieurs du social et aux prises avec la futilité de la vie individuelle (et à la finitude biologique), et la citoyenneté ne se ramène pas à la participation à une agora du sens où se construit un espace commun à tous.
Citoyen et citadin sont tous deux confrontés, de façon plus pragmatique que théorique, à l'articulation du " comment vivre ensemble ? " (question politique) et du " comment cela tient-il ensemble ? " (lien social), d'autant que d'une part, la citoyenneté n'est pas la seule forme d'intégration " efficace " et, d'autre part, le citadin est très souvent un citoyen, et réciproquement, l'espace rural étant désormais largement entré dans l'orbite de la ville. Tout comme ils sont confrontés, l'un à la dépolitisation relative du lien social entérinée par le droit et les représentations sociales dominantes, l'autre à la politisation tout aussi relative du local, et tous au retour de l'individualisme qui tend à dissoudre les solidarités. Et si le citoyen est dans les faits, mais aussi dans le droit positif, moins abstrait qu'autrefois (notion de " citoyenneté par le bas ", cf. Neveu, 1999), le citadin est moins concret, car se pose pour lui à un moment ou à un autre, de façon ouverte ou détournée, la question du débouché politique des revendications dés lors qu'elles ont une dimension " commune ", " collective " comme on disait autrefois. Par ailleurs, l'exercice de la citoyenneté et de la citadinité suppose des lieux à la fois symboliques et matériels où les échanges puissent s'opérer, où l'apprentissage de l'altérité puisse se réaliser, des lieux distincts sans doute, mais aussi des lieux communs (certains espaces publics urbains non ou faiblement institutionnalisés). Enfin, la civilité du citoyen se transforme, contrainte de revisiter les conceptions " républicaines " de la tolérance, du respect de l'autre, de la solidarité, du savoir-vivre au contact de la cohabitation, du frottement des cultures, du bruit et des odeurs, tandis que le sens civique du citadin est sollicité plus qu'autrefois, y compris par les mouvements sociaux.
Bref, citoyen et citadin sont conduits plus à bricoler qu'à reconstruire -en tout cas en l'état actuel des choses- les rapports société/ individu, politique/ social, public/ privé, raison/ passions (ou intérêts)... Et ce bricolage des appartenances mêle des éléments qui relèvent de logiques souvent présentées intellectuellement et politiquement comme incompatibles, mais qui sont pourtant vécues " en reliance " par le citoyen-citadin, du moins quand il est engagé dans l'espace public et dans des collectifs.
Mais mise en tension n'est pas fusion. Quand bien même il se rapproche de la société civile, le politique ne se dissout pas dans le social, tandis que le social, même moins euphémisé, ne peut aspirer à l'universalité du politique, sauf à considérer que le marché est l'universalité par excellence et donc l'incarnation de la raison ou, si l'on préfère, le lieu où la raison se marie sans passion avec les intérêts. La société a intérêt à l'autonomie relative du politique car dans l'économie de marché aucune règle, aucun principe, aucune valeur n'impose l'égalité formelle et, a fortiori, l'égalité réelle.
En fin de compte, on retrouve le vieux dilemme de l'universel et du particulier -cf. l'homme comme animal social et politique- posé non plus de façon abstraite, mais dans son inscription historique... et dans la diversité des questions posées par les traditions savantes, intellectuelles et politiques. Dans une perspective qui ne renie pas la normativité, une des postures que l'on peut défendre tient à la fois du " ni ni " (ni crispation sur les certitudes intangibles de la modernité et des Lumières, ni adhésion sans faille à la post-modernité annonçant la fin du politique, des idéologies, des grandes luttes sociales et politiques...) et de l'utopie raisonnable consistant à chercher des possibles dans les impossibilités contemporaines. C'est en fait un pari en faveur des " lumières tamisées " que l'on peut tenter avec Philippe Corcuff (2001).
DE L'INTROUVABLE DÉMOCRATIE ÉLECTRONIQUE LOCALE À DES EXPÉRIMENTATIONS LOCALES
A l'heure du " système-monde " et de la " société de l'information ", dés lors qu'il est question de la place des TIC dans la Cité plus que dans la cité, les illusions politiques se combinent volontiers aux illusions technologiques, filles aînées du déterminisme technique, de sorte que nombre de discours savants et profanes se laissent prendre aux mots et concluent rapidement au caractère " possiblement " démocratique sinon des TIC, du moins de leur usage dans un contexte politique marqué par la crise de la démocratie représentative. D'autres, plus hardis, prédisent la fin du citizen et du denizen (résident, citadin), au profit du netizen (Rodotà, 1999), (heureux ?) électron libre de la démocratie électronique pratiquant la démocratie continue, celle qui range d'un même mouvement démocratie participative et démocratie directe dans les poubelles de l'histoire de la démocratie intermittente. Plus les registres sur les TIC et la démocratie sont pauvres, plus les propos sont affligeants...
A vrai dire, les discours profanes sont plus pragmatiques, moins abstraits et davantage déconnectés de l'utopie, fut-elle du pauvre, quand ils travaillent sur l'échelle locale, surtout serait-on tenté de dire, là où il y a eu des expérimentations plus ou moins lourdes (Parthenay, Issy-les-Moulineaux). De la même façon, les chercheurs abandonnent souvent qui la " grande théorie ", qui le lyrisme essayiste, pour laisser la place aux austères et parcellaires études de cas. Austères car dénuées d'ornements, parcellaires dans la mesure où fait souvent défaut la dimension comparatiste indispensable pour construire une montée en généralité.
Après avoir brièvement rappelé les promesses de la virtualité, il s'agira, à travers quelques travaux significatifs, de repérer des articulations entre TIC et émergence de nouvelles formes de citoyenneté et de citadinité pouvant s'analyser soit comme des mises en tension telles que définies supra, soit plus modestement comme des initiatives susceptibles de déboucher sur une mise en tension.
L'hypothèse de la mise en tension des registres de la citoyenneté et de la citadinité dans le cadre de l'utilisation d'Internet peut être envisagée de façon diachronique en comparant les discours et initiatives accompagnant la montée en puissance du nouveau média - au milieu des années 1990 - avec les propos et réalisations occupant le devant de la scène à partir du début des années 2000. Certes la distinction entre ces deux périodes ne peut être tranchée de manière radicale, mais -est-ce vraiment une surprise ?- le développement des dispositifs communicationnels autour d'Internet révèle un écart considérable entre les promesses d'un futur paré des atours de la virtualité et des usages sociaux marqués par les pesanteurs de la matérialité.
DES PROMESSES DE LA VIRTUALITÉ
S'il n'a pas totalement disparu de la littérature sur les TIC, le thème de la démocratie électronique (locale ou non) est moins prégnant que lors de la précédente décennie, quand de nombreux auteurs croient déceler dans le virtuel de nouvelles potentialités susceptibles de transporter les acteurs du monde réel actuel vers des horizons nouveaux en étendant les registres spatio-temporels de l'action humaine. L'un des inspirateurs de ce courant insiste volontiers sur la relation étroite entre la simulation modélisée et les nouvelles potentialités de l'action : " Sans sortir du champ même de la science, par le virtuel de la simulation, nous sommes en train de passer de l'épistémologique ou du cognitif à l'éthique de l'action, parce que nous passons désormais, sans cesse, du scénario à l'acte, du modèle à sa réalisation, du possible au réel " (Serres, 1996, 245).
D'autres tirent de cette lecture épistémologique des conclusions anthropologiques optimistes sur la capacité des TIC à transformer la nature des relations des hommes avec leur milieu (" l'homme symbiotique " de Rosnay, 1995), à produire du " partage d'émotion " sans les contraintes de la coprésence (Maffesoli, 1979) ou à favoriser l'éclosion d'une " intelligence collective " (Lévy, 1995, 1997). L'appel de Pierre Lévy à un communisme-collectivisme " intelligent " a obtenu un certain succès médiatique lors de son lancement. La générosité du propos est indéniable, mais l'auteur fait malheureusement sien un vocabulaire un peu trop " communicationnellement correct ". Absence de centre organisateur, connectivité massive, rapidité de réaction, régulation, optimisation des chemins, temps réel, nég-entropie, les qualités techniques des réseaux sont ici traduites en idéaux de fonctionnement social. La dynamique décrite n'est finalement pas si éloignée de celle prônée par les architectes d'une société que le fonctionnement mondial -dématérialisé et permanent - de la Bourse résume assez bien. Avec le culte de l'échange généralisé et l'appel à une mise en réseau élargie, la cyber-socialité ainsi conçue - et présentée par l'auteur comme une expression achevée de l'espace public démocratique - ne se ramène-t-elle pas à une simple technologie de commerce social au détriment des motivations des acteurs, du contenu de leurs projets et des intérêts qui les meuvent (Wolton, 2003) ? Le paradigme de l'homo conomicus, avec ses postulats de l'information parfaite et de l'atomicité des marchés n'est pas très loin de celui de l'homo communicans, non plus que le " capitalisme libre de frictions " cher aux disciples d'Adam Smith...
Si les propos des propagandistes de la démocratie électronique, engagés par ailleurs dans des actions de terrain, sont souvent assez éloignés de ces spéculations, ils ne sont pas pour autant dépourvus d'ambiguïtés. On peut lire dans un document de l'association VECAM (Veille européenne et citoyenne sur les activités multimédias) l'argumentaire suivant en guise de présentation de six expériences localisées " d'Internet citoyen " (VECAM, 1999) " La ville semble aujourd'hui l'espace le plus adapté à l'expérimentation de ces nouvelles formes démocratiques. Les expériences fourmillent en France : comités et conseils de quartier, commissions extra municipales, enveloppes budgétaires participatives, procédures de consultation des citoyens etc. Encore faut-il savoir apprécier ces différentes méthodes en fonction de leur qualité démocratique. Si la mise en débat des enjeux, la multiplication des espaces publics de discussions contribuent à revivifier nos pratiques démocratiques, trop souvent limite-t-on la participation à une simple consultation des citoyens ". Ces remarques, à connotation très " habermassienne ", semblent appeler directement à la vigilance citoyenne que revendique l'association. Pourtant, la suite du texte évoque une orientation sensiblement différente : " Mais les villes, plus que tout autre territoire, constituent également de véritables laboratoires d'expérimentation des réseaux et de l'Internet. C'est sous l'impulsion de responsables politiques précurseurs et, toujours, à travers la mobilisation d'un tissu associatif local, qu'émergent les conditions d'une réelle égalité d'accès et d'usage de l'Internet, que s'inventent de nouveaux usages répondant aux besoins de la population, que se définit une véritable demande sociale. À travers les capacités des acteurs locaux à développer des usages autour de l'Internet, ce que l'on transforme, c'est l'aptitude de ces sociétés locales à intégrer le changement sous toutes ses formes : sociales, culturelles, économiques, démocratiques... "
Cette citation met bien en lumière le changement incessant de registre entre innovation technique et projet démocratique, soutien affiché aux programmes officiels pour la mise en oeuvre de la " société de l'information " et recherche d'une alternative à la crise de la représentation politique, adhésion aux valeurs de la modernité technologique et volonté de retrouver l'agora perdue, référence à une demande sociale (formulée quand ? comment ? par qui ?) et " démocratisation " des usages d'Internet...
Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur sur ce type de posture, encore moins de soupçonner d'une quelconque mauvaise foi celles et ceux qui l'adoptent. Simplement, il importe de ne pas occulter la multiplicité des composantes imaginaires à l'oeuvre chez ceux qui s'intéressent à la si mal nommée " démocratie électronique locale ". S'il traduit l'apparition de nouvelles formes de militance où le soutien d'une cause ne saurait faire oublier la dimension hédoniste et individuelle de l'engagement, il reflète sans doute aussi l'habitus culturel d'un groupe social pour qui le citadin branché importe tout autant - sinon plus- que le citoyen vigilant
En tout état de cause, il ne faut pas oublier quelques questions majeures laissées dans l'ombre par de tels discours, parmi lesquelles :
- la gestion de l'interactivité qui requiert " une réflexion sur le protocole de gestion des échanges et sur les habiletés - on pourrait ajouter, au sens de Bourdieu, les dispositions- requises des participants " (Perriault, 2000) ;
- les temporalités (Vitalis et al, 2000), car le temps d'Internet n'est ni celui des usagers, ni celui de l'espace public local, ni celui de la démocratie ;
- la diversité des registres de parole, des dispositions à prendre la parole et des usages des dispositifs de participation à la vie locale des utilisateurs réels et espérés... Sans oublier le poids de cette participation sur la prise de décision.
Cela signifie que la généralisation et la sophistication des équipements, des sites des collectivités locales, des forums citoyens (...) ne suffiront jamais par eux mêmes à changer les rapports entre élus et citoyens (citadins) ou entre citoyens (citadins). Sauf à imaginer un espace public et une démocratie locale minimalistes, finalement guère différents de ceux qui fonctionnent actuellement, renvoyant à des formes euphémisées d'urbanité et de citoyenneté qui ont l'avantage d'être en phase avec les discours gestionnaires de nombreux élus locaux tentés par le modèle de la gouvernance urbaine, mais qui restent éloignés des ambitions affichées de redéfinition du politique.
Loin du messianisme de la virtualité évoqué supra, ces discours et ces pratiques, aussi pragmatiques dans leurs modes d'action que composites dans leurs références, se retrouvent au cur de la plupart des initiatives de terrain.
AUX APPROCHES PRAGMATIQUES
L'analyse de ces initiatives se heurte à de sérieuses difficultés méthodologiques du fait de leur très grande diversité, de leur caractère inégalement développé et, d'une manière générale, du manque de recul dont dispose l'observateur vis-à-vis d'une réalité mouvante, dont les principaux acteurs réagissent tout autant aux sirènes de la modernité technologique qu'aux aléas économiques et financiers de la " nouvelle économie " et qu'à certaines dimensions de la crise de la représentation.
Il semble raisonnable d'écarter du propos les nombreux sites web des collectivités locales, en particulier des communes. D'abord parce que cela est traité par ailleurs dans cette livraison de Sciences de la Société. Ensuite, du moins lorsqu'il s'agit de sites municipaux ayant pour fonction essentielle de diffuser des informations à destination des habitants ou du public extérieur, parce qu'il s'agit d'une stratégie plus communicationnelle - voire diffusionnelle- que citoyenne, encore que la diffusion de l'information ne soit pas la moindre des exigences d'un projet démocratique.
Une des particularités du média Internet est de faire converger le mode de communication point à point - issu du domaine des télécommunications - avec le mode de la diffusion d'informations ou de programmes qui procède du secteur de la diffusion " de masse ". De sorte que les frontières traditionnelles entre les communications privées et la communication publique tendent à se brouiller, tandis que le média Internet offre à des acteurs privés la possibilité de dépasser les frontières de la communication interpersonnelle.
Trois exemples, à des échelles territoriales et à des niveaux d'initiatives différents, permettent d'illustrer cette interpénétration des fonctions communicationnelles d'Internet dans des démarches où la dimension citadino-citoyenne se veut toujours présente.
Une expérience ordinaire et limitée : les "
Villes Internet "
Depuis 2001, ce label national prend en considération les municipalités utilisant Internet comme outil de communication entre pouvoir politique, administration communale et habitants en jouant sur les capacités interactives du média. Trois grandes fonctions sont alors utilisées :
- la diffusion de l'information municipale
(à caractère administratif ou politique) auprès
des habitants ;
- la gestion électronique de certaines activités
administratives (état-civil, impôts ) ;
- la mise en place de forums de discussion pour l'établissement
d'un dialogue direct entre habitants, mais également entre
habitants et pouvoir local.
A ces fonctions basiques, il convient d'ajouter des éléments connexes comme le soutien à la création des sites web des associations locales, l'aide à l'équipement multimédia, la création d'espaces publics numériques
Il existe un classement destiné à mettre en valeur les communes qui réalisent le meilleur équilibre entre les trois fonctions précitées et qui font preuve d'inventivité dans leurs dispositifs... indépendamment des demandes et/ou des critiques éventuelles des habitants. Les résultats restent cependant assez modestes d'après les premières évaluations effectuées début 2002.
Dans 2/3 des 109 villes étudiées, la possibilité est offerte de participer à l'animation du site municipal. Cependant, elle reste assez théorique dans la mesure où seulement 1/3 des communes ont ouvert des espaces de discussion publique à travers des forums (ils sont animés dans 69% des cas et modérés pour 80% d'entre eux). En outre, les 2/3 de ces forums reçoivent (début 2002) entre 0 et 1 message quotidien, ce qui est révélateur de leur stade embryonnaire. Enfin, la participation des élus aux forums est rare. Au final, on peut s'interroger sur le poids de ces instances de discussion non seulement sur la décision, mais aussi sur l'interpellation.
Autre résultat, 59 fois sur 109, les comptes-rendus des conseils municipaux sont accessibles sur le site de la municipalité. Sont-ils consultés de façon significative ? donnent-ils lieu à des débats sur les forums ? Si cela est le cas, il pourrait s'agir d'une contribution plus importante au développement du débat public que la mise en place de forums. Or cela n'a pas été vérifié sur la plupart des sites. En outre, les enquêteurs ne se sont pas interrogés sur la légitimité assignée par les récepteurs au dispositif, et derrière lui, à l'énonciateur public.
Dernier indicateur intéressant, la place réservée aux acteurs " non institutionnels publics " sur les sites : dans l'ordre décroissant ce sont les associations (46% des communes apportent un soutien spécifique à la création de sites associatifs), les entreprises, les commerçants, les artisans et les individus. Dans 93% des cas, il existe des liens vers les sites et/ou les e-mails de ces acteurs. Mais cette opportunité n'aboutit pas nécessairement à des pratiques liées au " mieux vivre ensemble " ou au " comment faire tenir cela ensemble ? ".
Ce premier bilan, provisoire et partiel, du label " Villes Internet " est assez mitigé. Il permet cependant de porter un regard relativement distancié sur des expériences ordinaires, loin de la médiatisation qui a pu entourer les expérimentations d'Issy-les-Moulineaux ou de Parthenay et tout aussi loin de l'imaginaire de l'auto-organisation qui a pu être évoqué ici ou là. Dans ces lieux, il se pourrait que se jouent, au travers du développement chaotique de dispositifs de communication électronique, des jeux et des enjeux liés davantage à la gouvernance urbaine " ordinaire " -et donc ayant une forte dimension gestionnaire- qu'à la volonté de politiser la tension citoyenneté/citadinité. De sorte que les tensions citoyen/citadin restent plus rares et plus éphémères sur le Net que dans la vie sociale...
Une ambition proclamée : les communautés citadines
et/ou citoyennes
L'exemple des usages d'Internet par les nouvelles communautés citoyennes, dont l'association ATTAC pourrait fournir un des modèles (George, 2003), est intéressant dans la mesure où il invite à prendre en considération la problématique des lieux de l'action et de l'engagement. Au-delà d'une rhétorique assez convenue sur les articulations territoriales des échelles globales et locales - la prétendue instance " glocale " que personne ne sait vraiment définir - , il conviendrait d'examiner avec attention - et prudence - les relations que les communautés d'intérêt entretiennent avec les communautés de proximité et la place des dispositifs de communication électronique dans la gestion de cette dualité (Wellman, 1999). De la même façon, il faudrait interroger la thèse selon laquelle Internet serait le support matériel privilégié de l'individualisme en réseau (Castells, 2001).
Les études empiriques conduites par Barry Wellman sur le versant " citadinité " cherchent à replacer les réseaux électroniques dans le monde quotidien " ordinaire " des échanges sociaux. Elles confirment qu'Internet ne détruit pas les échanges traditionnels (ce que l'on savait déjà), mais accentue le développement des échanges d'individu à individu, en dehors de toute référence à une identité collective. Par ailleurs, loin de favoriser une sociabilité virtuelle qui se substituerait aux relations de face à face, l'usage intensif d'Internet est fortement corrélé avec la densité des relations sociales des internautes. Dans la mesure où cet effet se manifeste plus nettement sur les relations amicales que familiales, on pourrait peut-être évoquer la notion de " citadinité étendue ", au delà des contraintes de la proximité géographique et ce, même si on communique autant avec l'espace local qu'avec le reste du monde. Reste encore à évaluer, ce que Wellman admet volontiers, le rôle spécifique d'Internet dans un contexte de mutation des modes de sociabilité qui a débuté bien avant son expansion... et à s'interroger, ce qu'il ne fait pas, sur ce qui se passe pendant les " moments forts " de la vie locale, c'est à dire hors période ordinaire.
Sur le versant citoyenneté, Castells propose une explication au développement spectaculaire des usages d'Internet par ce qu'il est convenu d'appeler les " nouveaux mouvements sociaux ". Il rappelle tout d'abord qu'à l'ère de l'information, les mouvements sociaux se mobilisent essentiellement autour de valeurs " culturelles ", avec des luttes sociales qui cherchent à modifier, plus que les rapports sociaux eux-mêmes, les codes de signification au sein des institutions et des lieux de pratiques sociales. Il souligne aussi la montée en puissance des " coalitions floues " et des " mouvements ponctuels " au détriment des organisations permanentes et structurées. Internet serait un outil parfaitement adapté à cette situation... ce qu'il ne démontre guère ; pas plus qu'il ne montre comment s'articulent ou non les processus de formation de l'opinion (fut-elle floue et ponctuelle) sur les réseaux et ceux qui continuent à se construire dans les espaces publics traditionnels.
Reste un dernier élément relatif à la mondialisation des mouvements sociaux et aux rapports complexes qu'ils entretiennent avec les échelles territoriales de l'action citoyenne. Plusieurs études empiriques nord-américaines, citées par Castells, soulignent que les mouvements les plus influents à l'échelle mondiale ont un enracinement important : l'instance locale serait alors un lieu non seulement d'affirmation identitaire, mais aussi de dialogue, tandis que l'instance globale fonctionnerait comme lieu privilégié d'expression et de coordination. Il n'en faut pas plus à Castells pour renverser la formule " agir local, penser global ", en s'appuyant fortement sur les potentialités d'Internet. Ce renversement, fondé sur l'opposition entre deux paliers de l'échelle territoriale, est trop schématique car il néglige les paliers intermédiaires (régions, sous-continents, continents...). Néanmoins, il permet de tracer la piste d'une " reconstruction du monde par le bas " où Internet joue le rôle de passeur, surtout auprès des groupes sociaux disposant d'un potentiel communicationnel élevé, sans pour autant prétendre être le moteur de l'activité citoyenne. Une reconstruction dans laquelle il n'est pas exclu que le " mieux vivre ensemble " citadin et le " comment faire tenir les choses ensemble " citoyen puissent sinon s'interpénétrer, du moins cohabiter. A quelques conditions cependant : que le réseau soit vécu, au moins par certains usagers individuels et institutionnels, comme un espace public pluraliste de mise en scène d'acteurs, de discussion, de réflexion et d'interpellation (et non comme le regroupement d'individus aux opinions semblables), que le " politique " reste une préoccupation significative et que proximité et universalité ne soient pas vécues comme des oppositions idéaltypiques. Autant de conditions qui ne sont pas véritablement abordées par les travaux empiriques cités par Castells.
Retour sur une expérience emblématique : Parthenay
La notoriété conquise par Parthenay, fin des années 2000, sur le thème des autoroutes de l'information a fait de cette petite ville rurale l'un des premiers modèles, à la fois français et européen, en matière de " ville numérisée " (Eveno, 1998). A la différence d'autres expériences menées à la même époque dans d'autres villes de dimension comparable et qui s'appuient largement sur l'effet de vitrine technologique, le projet s'inscrit délibérément dans le registre d'une citoyenneté active par le développement d'une communauté électronique locale (Hervé, Iribarne, 2002).
Certaines réalisations ont pu susciter l'admiration des nombreux observateurs, universitaires ou non, venus faire le pèlerinage de Parthenay : dès l'année 2000, taux de connexion sur Internet très supérieur à la moyenne nationale (40% contre 17%), l'accès étant gratuit par l'intermédiaire de la plate-forme numérique locale ; forte implication des habitants dans l'animation d'un " Intown-Net ", riche de 25000 pages actives d'origine diverse ; nombreux espaces publics numérisés dans les quartiers ; participation élevée des habitants dans les forums anonymes ou nominatifs. Ces succès apparents sont mis le plus souvent au crédit de trois éléments complémentaires : le volontarisme d'un maire dynamique sachant mettre ses réseaux locaux, nationaux et européens au service d'un projet mobilisant par ailleurs tout l'appareil municipal, la vitalité du tissu associatif local, un projet de développement local largement fondé sur l'économie de la culture et la communication (Eveno, 1998).
Face à cette conjonction d'éléments favorables, à laquelle il faut ajouter une situation économique locale plutôt saine (le taux de chômage est de 5% en 2001) et une satisfaction des habitants relevée par les enquêtes, le résultat des élections municipales de 2001 sonne comme un coup de tonnerre. Le maire sortant est battu dès le premier tour avec seulement 33% des voix. Bien qu'ayant fait campagne contre le programme de numérisation, le nouveau maire se garde bien de le supprimer. Il se contente de le mettre plus ou moins en veilleuse, en abrogeant les éléments les moins " contrôlables " d'en haut comme les forums anonymes (la disparition de l'Intown-Net entraînera la création du site " Parthenay la Citoyenne ") ou en fermant certains espaces publics numérisés jugés trop coûteux. Ce qui n'empêchera pas Parthenay, en raison de l'avance acquise, de recevoir en 2001 et en 2002 les 5 @ du label " Villes Internet ".
Que s'est-il passé pour parvenir à ce résultat aussi inattendu que décevant pour l'équipe municipale en place depuis 1979 ? Les principaux intéressés, à commencer par l'ancien maire, donnent des explications qui peuvent sembler convenues, tel un défaut patent de communication traditionnelle au profit d'une communication presque exclusivement numérique. De même, le caractère hétéroclite et " attrape mouche " de la coalition victorieuse -autre argument avancé- ne permet pas d'expliquer la désaffection brutale des électeurs à l'égard d'un maire qu'ils avaient toujours réélu avec des majorités allant de 52 à 58%.
Deux explications, fournies par Michel Hervé lui-même et Alain d'Iribarne (ancien responsable du programme scientifique européen des villes numérisées), peuvent être avancées. La première tient à la nature particulière de la médiation politique : en insistant sur la nécessité de la prise de parole (sinon du pouvoir !) par les citoyens de base, comme sur l'intérêt des échanges directs entre citadins, le maire a mis en partie hors jeu les corps intermédiaires, y compris les associations qu'il avait lui-même sollicitées pour la mise en oeuvre du projet. Dans cette forme particulière de " désintermédiation " que cherche à promouvoir la ville numérisée, l'utopie politique (le citoyen et le citadin réunis dans une seule et même figure) rejoint l'imaginaire technologique des réseaux comme adjuvant du lien social. La deuxième explication renvoie au conflit de temporalités propre à l'expérience de Parthenay. Tout s'est passé comme si les bénéfices attendus en termes d'implication citoyenne ou de créativité des habitants ne pouvaient s'inscrire dans aucun des deux agendas moteurs de l'expérience : celui, bien connu, des échéances électorales, mais aussi celui - plus insidieux mais pas moins exigeant - de la réussite technologique d'un projet évalué par certains de ses promoteurs (en particulier les industriels impliqués dans l'expérience) beaucoup plus en fonction de l'évolution rapide du nombre de connexions réalisées que de la transformation des pratiques citoyennes et citadines sur une longue période.
Il n'est pas interdit de penser que la prise
de conscience de ces décalages et des limites de ce type
d'expérience par l'ensemble des acteurs concernés
puisse susciter, à Parthenay comme ailleurs, des initiatives
prometteuses. Quand elle cesse de s'appesantir sur " les
infortunes de la vertu ", l'expérience citoyenne et/ou
citadine se nourrit toujours des leçons de l'échec.
Reste qu'à Parthenay comme ailleurs, si numérisation
des villes, management en réseau et acculturation aux TIC
des acteurs sociaux individuels et collectifs peuvent faire bon
ménage, l'appropriation des outils dans la perspective
politique de mettre en tension citadinité et citoyenneté
n'existe qu'en pointillés. Peut-être même les
occasions de mise en tension sont-elles plus rares que dans d'autres
dimensions, plus traditionnelles, de la vie sociale urbaine...
©
Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003
Références bibliographiques
ARENDT (H.), 1983, La condition
de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy.
ASCHER (F.), 1998, La République contre la Ville,
La Tour d'Aigues, Éditions de l'Aube.
BADIE (B.), PERRINEAU (P.), dir., 2000, Le citoyen. Mélanges
offerts à Alain Lancelot, Paris, Presses de Sciences
Po.
CALLON (M.), LASCOUMES (P.), BARTHE (Y.), 2001, Agir dans un
monde incertain, Paris, Le Seuil.
CASTELLS (M.), 2001, La galaxie Internet, Paris, Fayard.
CHEVALLIER (J.), 1999, " Synthèse ", in
CRAPS, CURAPP, La démocratie locale. Représentation,
participation et espace public, Paris, PUF.
CORCUFF (P.), 2001, " Les lumières tamisées
des constructivismes : l'humanité, la raison et le progrès
comme transcendances relatives ", La Revue du MAUSS,
n° 17.
CRAPS, CURAPP, 1999, La démocratie locale. Représentation,
participation et espace public, Paris, PUF.
DUCHESNE (S.), 1997, Citoyenneté à la française,
Paris, Presses de Sciences Po.
EVENO (E.), 1998, " Parthenay, modèle français
et européen de ville numérisée ", in
Lefebvre (A.), Tremblay (G.), dir., Autoroutes de l'information
et dynamiques territoriales, Montréal/Toulouse, PUQ/PUM.
FRANÇOIS (B.), NEVEU (E.), 1999, Espaces publics mosaïques.
Acteurs, arènes et rhétoriques des débats
publics contemporains, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
FOTOPOULOS (T.), 2002, Vers une démocratie générale,
Paris, Le Seuil.
GEORGE (E.), 2003, " Dynamiques d'échanges publics
sur Internet ", in Jauréguiberry (F.), Proulx
(S.), dir., Internet, nouvel espace citoyen ?, Paris, L'Harmattan,
49-80.
GHORRA-GOBIN (C.), dir., 2001, Réinventer le sens de
la ville : les espaces publics à l'heure globale, Paris,
L'Harmattan.
HERVE (M.), IRIBARNE (A. D'), 2002, " Parthenay ou les infortunes
de la vertu ", Séminaire de l'École de Paris
du Management, 6 février.
JOUVE (B.), LEFEVRE (C.), 1999, Villes, métropoles,
les nouveaux territoires du politique, Paris, Anthropos.
LEFEBVRE (H.), 1970, La révolution urbaine, Paris,
Gallimard, coll. Idées.
LEVY (P.), 1995, L'intelligence collective, Paris, La Découverte.
LEVY (P.), 1997, Cyberculture, Paris, Odile Jacob.
LES ANNALES DE LA RECHERCHE URBAINE, 2001, Les seuils
du proche, n° 90, septembre.
MAFFESOLI (M.), 1979, La Conquête du Présent.
Pour une sociologie de la vie quotidienne, Paris, PUF.
NEVEU (C.), dir., 1999, Espace public et engagement politique.
Enjeux et logiques de la citoyenneté locale, Paris,
L'Harmattan, coll. Logiques Politiques.
PAILLIART (I.), dir., 1995, L'espace public et l'emprise de
la communication, Grenoble, Ellug.
PAQUOT (T.), 1994, Vive la ville !, Condé-sur-Noireau,
Arléa-Corlet, coll. Panoramiques.
PAQUOT (T.), LUSSAULT (M.), BODY-GENDROT (S.), dir., 2000, La
ville et l'urbain. L'état des savoirs, Paris, La Découverte,
coll. Textes à l'appui.
PASSERON (J.-C.), 1991, Le raisonnement sociologique, Paris,
Nathan.
PERRIAULT, 2000, " Horloges médiatiques et micro-univers
temporels dans les apprentissages à l'aide de machines
", in Vitalis (A.) et al, Médias,
temporalités et démocratie, Rennes, Apogée,
coll. Médias et nouvelles technologies, 73-87.
POLANYI (K.), 1983), La grande transformation, Paris, Gallimard.
RODOTA (S.), 1999, La démocratie électronique.
De nouveaux concepts et expériences politiques, Rennes,
Apogée, coll. Médias et nouvelles technologies.
ROSANVALLON (P.), 1992, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage
universel en France, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque
des histoires.
ROSANVALLON (P.), 1998, Le peuple introuvable. Histoire de
la représentation démocratique en France, Paris,
Gallimard.
ROSNAY (J. de), 1995, L'homme symbiotique, Paris, Le Seuil.
SCHNAPPER (D.), 1994, La communauté des citoyens. Sur
l'idée moderne de Nation, Paris, NRF Essais.
SCHNAPPER (D.), 2000, Qu'est-ce que la citoyenneté,
Paris, Gallimard, coll. Folio actuel.
SENNET (R.), 1979, Les tyrannies de l'intimité,
Paris, Le Seuil.
SERRES (M.), 1996, Atlas, Paris, Flammarion, coll. Champs.
VECAM, 1999, Politiques municipales de développement
des réseaux électroniques en direction de habitants
: premières observations, Rapport d'étude pour
le ministère délégué à la Ville.
VITALIS et al., dir., 2000, Médias, temporalités
et démocratie, Rennes, Apogée, coll. Médias
et nouvelles technologies.
WATIN (M.), 2002, De l'homologie entre espace communicationnel
et espace urbain. Espace(s) public(s), réseau(x), flux
et citoyenneté, HDR, Université de la Réunion.
WELLMANN (B.), 1999, Networks in the global village, Boulder,
Co, Westview Press.
WOLTON (D.), 2003, " Fracture numérique ou facture
numérique ", in Jauréguiberry (F.),
Proulx (S.), dir., Internet, nouvel espace citoyen ?, Paris,
L'Harmattan, 31-36.
©
Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003
Gérard
LOISEAU,
L'assujettissement des sites internet
municipaux aux logiques sociétales
Résumé
Les sites Internet municipaux
(SIM) sont censés répondre, pour partie, à
un objectif d'accroissement de la participation des citoyens à
la vie politique des cités. Nos dernières investigations
montrent que, sur les 317 sites de villes françaises de
plus de 20 000 habitants en 2002, cet affichage politique se traduit
par une timide mise en place de dispositifs électroniques
de démocratie. Notre article, prenant appui sur ce constat,
tente de mettre à jour quelques unes des logiques sociétales,
perceptibles dans le management municipal des SIM, l'influence
des politiques nationales et les pratiques locales de participation
politique, à l'origine d'une situation qui contredit les
propos euphoriques antérieurement tenus sur l'inéluctabilité
de la démocratie électronique.
Mots-clés : participation,
démocratie locale, Internet, logiques sociales.
Stéphanie
WOJCIK,
Les forums électroniques municipaux.
Espaces de débat démocratique ?
Résumé
Dans
un contexte où l'efficience et la légitimité
de l'action publique réclameraient une participation accrue
des citoyens aux décisions collectives, les possibilités
de diffusion de l'information politique et surtout les qualités
d'interactivité d'Internet ont conduit à penser
ce média comme favorisant des formes d'interaction politique
et de participation. Au niveau local, la mise en oeuvre par les
municipalités de procédés tels que les forums
de discussion conduit à repenser un des moments clés
du processus démocratique, le débat, à travers
ses modalités électroniques. A partir de l'observation
de 45 forums de discussion municipaux de villes françaises,
cet article s'interroge notamment sur la représentativité
et la compétence des internautes à débattre
de problèmes politiques locaux, la mise en forme de ces
échanges discursifs par l'autorité municipale et
leur possible articulation avec la décision politique.
Mots-clés : débat, Internet, démocratie locale, municipalités.
Texte
intégral
La nécessité de
mettre en discussion la décision publique s'inscrit progressivement
dans des textes destinés à compléter le fonctionnement
représentatif de la démocratie par une logique plus
participative. Diverses formes de débat public auxquelles
sont notamment conviés des citoyens " profanes "
sont ainsi mises en oeuvre aux niveaux national et local. Concertation
en matière d'urbanisme et d'environnement, comités
consultatifs et conseils de quartier promus par la loi sur la
" démocratie de proximité " du 27 février
2002 constituent autant de dispositifs censés favoriser
la participation des citoyens à la gestion des affaires
de la Cité.
Dans ce contexte, l'insertion d'Internet dans les pratiques de communication des villes suscite de nombreux espoirs quant à son éventuelle contribution à l'émergence d'une démocratie locale " dialogique ". Plébiscité notamment pour ces qualités d'interactivité et par là, d'interaction potentielle ce média apparaît comme un outil susceptible de rénover le dialogue entre élus et citoyens. Sur leur site Internet, la mise en oeuvre par certaines municipalités de procédés permettant de contacter les élus ou l'administration (courrier électronique), de recueillir l'avis de la population (sondages en ligne), d'organiser des débats entre élus et citoyens (forums, " chat ") conduit à s'interroger sur ces nouvelles formes de dialogue et plus particulièrement sur les formes originales de débats que constituent les forums de discussion municipaux.
Délaissant partiellement le domaine politique, la majeure partie de la littérature relative aux forums de discussion, essentiellement anglo-saxonne, est plutôt consacrée à l'étude des formes de sociabilités et d'identités que ces formes d'échanges électroniques pourraient engendrer à travers la constitution de " communautés virtuelles ", déliées des espaces politiques et sociaux réels. De manière moins enthousiaste, les " gender studies " analysent ces forums ou " newsgroups " comme des lieux de réassurance et de renouvellement des formes antérieures de domination du masculin sur le féminin (Herring, 1999). L'approche de Goffman est également mobilisée en France dans des études qui visent à comprendre comment les acteurs organisent leurs interactions dans l'espace des forums (Beaudoin, Velkovska, 1999). A proximité de ce type d'analyse interactionnelle, les linguistes se préoccupent plus spécifiquement de la gestion par les participants des échanges polémiques et conflictuels (Mondada, 1999). Ces recherches d'inspiration goffmanienne se focalisent ainsi particulièrement sur la régulation rituelle et normative des relations se nouant au sein de ces espaces de discussion (Dutton, 1996 ; Serfaty, 2002). Ainsi, les chercheurs s'intéressent de manière privilégiée à l'apparition et au mode de fonctionnement de ces réseaux sociaux déterritorialisés que peuvent constituer les forums de discussion et les " newsgroups " thématiques.
Dans le domaine politique, le forum est le symbole de la " nouvelle agora qui rendrait possible la participation entière, immédiate, permanente, des citoyens aux décisions publiques " (Massit-Folléa, 1997). Il est présenté comme l'une des applications favorites d'internautes le considérant comme un élément essentiel pour des échanges démocratiques. A l'opposé, certains auteurs soulignent qu'aux mains des adversaires de la démocratie, le forum constitue une tribune permettant de débattre d'idées extrémistes n'ayant pas accès à l'espace des médias traditionnels (Schmidtke, 1998).
Les forums mis en place par les mouvements sociaux et associatifs pourraient néanmoins revitaliser la citoyenneté et la démocratie dans la mesure où leur activité peut déborder le seul cadre électronique et avoir des répercussions dans l'espace public. Les travaux sur les potentialités politiques de cet outil l'envisagent alors comme un rouage discursif dans le cadre de l'organisation d'actions militantes et contestataires (Gurak, 1996), au côté d'autres applications électroniques telles que les listes de diffusion-discussion (George, 2000). Par ailleurs, l'observation des " newsgroups " thématiques relatifs à des préoccupations relevant du politique (Wilhem, 2000) permet de mesurer leur rôle quant à la socialisation politique et l'apprentissage des principes de l'échange politique par leurs participants. Sur ce dernier point, les conclusions s'avèrent mitigées. Exacerbant l'individualisme (Wooley, 1992), les échanges électroniques ne s'apparentent qu'à demi à la discussion délibérative théorisée par Habermas (Schneider, 1997). Pour Michaël Dumoulin, les échanges électroniques ressemblent à des " monologues interactifs " où chaque participant réitère son propre point de vue et rejette ou critique systématiquement les propos des autres intervenants. (Dumoulin, 2002).
En partie parce que Internet est décrit dans de nombreuses études comme un espace n'ayant qu'un rapport ténu avec le monde réel et régi par des codes et normes qui lui sont propres (Vedel, 2003), l'articulation entre les forums électroniques de discussion et les institutions politiques n'est cependant que très rarement abordée. L'étude d'Agneta Ranerup des forums des districts de Göteborg et de Sölvesborg en Suède qui cherche à définir les facteurs influençant la vivacité des débats (Ranerup, 2000) et celle portant sur le célèbre Public Electronic Network de Santa Monica (Docter, Dutton, 1998) font figure d'exception. Manquent ainsi, tout du moins en France, des études sur les forums mis en place par des institutions politiques nationales et surtout locales.
La création par les municipalités de forums de discussion s'inscrit dans un mouvement de renouveau des pratiques ou procédures participatives où les responsables politiques locaux cherchent à ouvrir des espaces de débat avec leurs concitoyens en affichant généralement comme objectif l'association plus étroite de ces derniers aux décisions municipales. Si intuitivement le forum de discussion réactive un imaginaire politique lié à la participation citoyenne, il importe d'en cerner plus précisément les contours. Les questionnements soulevés notamment par le fonctionnement des conseils de quartiers, tels qu'ils ont été observés par Loïc Blondiaux dans le XXe arrondissement parisien (Blondiaux, 1999), paraissent pouvoir être en partie transposables à une analyse concrète des forums de discussion municipaux. En effet, ces espaces de débat, initiés par les autorités municipales et investis à des degrés divers par la population, posent également la question inhérente à la démocratie locale à travers ces actuelles manifestations procédurales : selon quelles modalités les citoyens peuvent-ils prendre part à l'élaboration de la décision politique locale ? Néanmoins, les spécificités du forum électronique - anonymat et présence virtuelle des participants, discussion sous la forme d'échanges écrits asynchrones -, conduisent à reconsidérer les conditions selon lesquelles cette forme de débat peut contribuer à démocratiser la décision publique locale.
Un premier type de questionnement concerne les formes et les caractéristiques de la discussion démocratique. Loïc Blondiaux envisage les conseils de quartiers comme des lieux qui rendent possible l'interpellation du pouvoir par les habitants ayant intériorisé les règles de l'expression en public au cours d'échanges qui " restent strictement régentés et réglés par l'autorité politique " (Blondiaux, 1999, 390). Sur les forums de discussion qui ne mettent pas physiquement en présence les participants, quelles formes revêtent les interventions des citoyens ? Quelles sont les règles, formelles ou informelles, qui structurent les échanges électroniques ? De quelle latitude les citoyens disposent-ils dans l'expression de leurs opinions ?
Un deuxième questionnement concerne l'accès de la population à la délibération. Loïc Blondiaux évoque notamment la représentativité du public aux réunions des conseils de quartier comme paramètre à prendre en considération pour qualifier de démocratique un tel espace de débats et de rencontres entre habitants et élus. Il constate ainsi que certaines catégories sont pratiquement exclues de ce dispositif (les jeunes et les étrangers) et que d'autres, les classes moyennes, sont surreprésentées. Avec les " habituelles " exclusions liées aux inégalités d'accès à Internet, le forum électronique peut également donner lieu à des échanges entre citoyens et responsables municipaux ainsi qu'entre les citoyens eux-mêmes dont il est cependant difficile de tracer un profil sociologique précis. Il observe également que les discussions se déroulant au sein des conseils se polarisent essentiellement sur des problèmes relatifs à l'environnement immédiat des participants, ces derniers ayant appris au fil des réunions à argumenter leurs propos et à étayer leurs témoignages. Sur quels problèmes les prises de parole des internautes portent-elles ? Quels sont les registres argumentatifs mis en oeuvre par les internautes afin de soutenir leurs opinions et leurs revendications ?
Enfin, un troisième questionnement concerne le rapport du débat avec la décision. Comment ces débats électroniques, suscités par l'autorité municipale, peuvent-ils s'insérer dans le processus " ordinaire " de prise de décision des élus ?
Ces trois types de questionnements seront abordés à travers l'observation des forums de discussion présents sur les sites Internet municipaux français (SIM). En France, rares sont les villes qui mettent à disposition des internautes un forum de discussion. En 1999 comme en 2000, seulement 10 % des SIM observés le proposent (Corbineau, Loiseau, Wojcik, 2003). En 2002, sur les SIM de 317 villes françaises de plus de 20 000 habitants, nous avons repéré 45 forums soit une proportion de 14 % (Loiseau, Wojcik, 2003).
Dans le cadre de cet article, nous avons travaillé sur l'ensemble des forums présents en 2002 sur les sites Internet des municipalités du grand Sud-Ouest (GSO) - Aquitaine, Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées - quelle que soit la taille de la commune considérée. Nous avons ainsi repéré huit forums, ceux d'Anglet, Carmaux, Cenon, Condom, Luchon, Montpellier, Tarbes et Vauvert ; nous avons recueilli tous les messages qui y ont été publiés à la date du 15 février 2002. Nous avons par ailleurs observé quelques forums présents sur les sites Internet des autres villes françaises en 2002 afin d'illustrer nos propos, sans opérer cependant le dépouillement systématique de leur contenu.
L'ENCADREMENT DE LA PAROLE
L'usage des forums par les internautes est
lesté par un mode de gestion des messages qui affecte l'authenticité
des échanges qui s'y déroulent. En effet, les éditeurs
municipaux définissent unilatéralement diverses
limitations à l'expression des internautes et édictent
certains critères quant au contenu des messages, dont le
non respect est sanctionné par l'absence de leur publicisation
sur le site municipal. Nous avons ainsi repéré deux
types d'encadrement de la parole des internautes par les responsables
éditoriaux sur l'ensemble des forums de discussion municipaux.
L'ENCADREMENT THEMATIQUE
Un premier type de limitation concerne la définition des thèmes de discussion par la municipalité, les internautes devant se conformer à des thèmes qu'elle a préalablement définis sous peine de voir leur contribution supprimée ou non diffusée. Ainsi à Montpellier, les internautes peuvent apporter leurs contributions à six forums différents : " Vivre à Montpellier ", " Un nouveau forum ", " L'euro vos questions ", " Fête de l'Internet 2002 ", " Culture et loisirs ", " Actualités, société ". A Lanester, ils peuvent s'exprimer dans trois forums : le premier est relatif à la nouvelle maquette du bulletin municipal Reflets ; dans le second, ils peuvent donner leurs avis sur le projet d'un parcours touristique pour relier les rives du Blavet à celles du Scorff ; dans le troisième, ils sont invités à réagir à la création de conseils de quartier.
Dans certains d'entre eux, un message de l'animatrice précise en quelque sorte ce sur quoi doit porter la contribution des internautes. Pour prendre l'exemple de " Vivre à Montpellier " qui pourrait être l'occasion d'évoquer, entre autres, les difficultés rencontrées par les habitants dans leur vie quotidienne, l'animatrice indique dans un message du 07/09/01 intitulé " Lancement du forum " : " Des coups de cur, des bons plans, des projets à partager ". Cette invite initiale, sur le ton de la familiarité, est censée préciser le contenu des interventions en les circonscrivant à une dimension ludique ou " pratique ". Dans le cadre de l'élaboration de sa nouvelle Charte municipale de partenariat pour la sécurité, Rueil-Malmaison propose un forum exclusivement consacré au thème de la sécurité.
Certaines municipalités consacrent par ailleurs à un segment particulier de la population un espace d'expression sur leur site. Ainsi, Aurillac propose un forum à destination du milieu associatif qui " permet de communiquer, d'échanger, de partager des idées, des expériences, des envies entre associations ". A Dieppe, un forum bilingue français-anglais est particulièrement dédié à l'échange d'informations entre les écoles des deux pays. A Boulogne-Billancourt, un forum est destiné aux entrepreneurs : " Entrepreneurs, cet espace vous est consacré, déposez vos remarques et vos propositions dans ce forum qui doit rapidement devenir une bourse d'échanges à destination des entreprises ".
La détermination par les municipalités des conditions que doivent remplir les contributions des internautes sous peine de ne pouvoir accéder à cet espace de paroles recrée, de fait, une astreinte à laquelle tous ne souhaitent pas forcément se plier. Certains internautes s'étonnent de cette prédétermination des thèmes par la municipalité. Par exemple, un internaute aurillacois déclare : " Cette idée de forum sur le site est très bonne, mais je m'étonne de voir les thèmes proposés : Site internet, Associations, et Humeur (...) Ou peut-on tout simplement poster des messages sur des questions concernant la ville ? (...) Exemple: les messages concernant les travaux rue Veyre se retrouvent dans le thème "site internet" tout simplement parce qu'il n'y a aucun thème général sur la ville ! ". Les règles établies par les municipalités en matière de publication des messages ne sont pas toujours respectées par les internautes qui " éprouvent certaines réticences à se fondre dans le " moule éditorial " offert par les éditeurs municipaux " et " s'expriment souvent à rebours du thème proposé " ainsi que le constatait Gaël Naras dans une étude antérieure (Naras, 1998).
Sur les forums non thématiques ou
" libres ", les internautes peuvent aborder les sujets
de leur choix, sous réserve du respect d'une charte éditoriale
formelle ou implicite définie par la municipalité.
Un deuxième type de limitation, éditoriale, concerne
en effet l'ensemble des forums de discussion, thématiques
et " libres ".
L'ENCADREMENT EDITORIAL
Ici, il est indiqué que le modérateur peut supprimer les messages en cas de non respect des règles relatives à l'ordre public ou à la bienséance des propos. Ces limitations peuvent être légitimes si elles s'appliquent aux contributions effectivement contraires à la loi ou aux bonnes murs, rien ne garantit cependant qu'il n'existe pas d'autres limitations moins justifiées s'appliquant à des contributions que pourraient ne pas agréer certaines municipalités. Outre la suppression des messages qui ne seraient pas en relation avec " la ligne éditoriale du site ", une charte définissant les règles d'intervention sur le forum de Châlon-sur-Saône énonce dans son article 5, l'impératif de " ne pas monopoliser l'espace de discussion ". L'arbitraire dans la suppression des messages dont nous ne pouvons pas mesurer l'ampleur exacte, est parfois fustigé par certains internautes. Sur le forum de Tarbes, une internaute s'exclame : " alors comme cela on se prend pour le Conseil constitutionnel ? et on applique le veto sur les messages ? hier soir c'était 63 messages et aujourd'hui seulement 47 ! arrêtez de vous prendre pour Dieu le père ! ".
D'autres critères, dont il est difficile d'apprécier l'objectivité ou qui ne sont pas explicités, sont invoqués pour écarter certaines contributions. Par exemple, sur le forum montpelliérain, " la discussion est libre, toutes les opinions sont les bienvenues, mais les messages inappropriés ne seront pas publiés " et à Cenon, " la responsable du site se réserve le droit de diffuser ou non les messages laissés sur le site ". Les règles édictées dans certaines chartes éditoriales relatives à la décision de publier ou non un message peuvent être d'ailleurs particulièrement fermes. Ainsi, sur le forum de Saint-Martin d'Hères, " le ou les modérateurs se réservent le doit d'appliquer ces règles. Leurs décisions ne peuvent être contestées ". Sur le forum d'Annecy, les internautes sont prévenus d'une manière non moins claire : " Nous sommes les seuls juges des messages qui doivent être effacés ou mis en ligne ". Ce formatage des contributions n'est pas seulement dû à la volonté de contingenter l'expression des internautes de la part de la municipalité, il peut avoir pour origine : " la faible qualité des échanges et les comportements agressifs de certains participants " (Vedel, 2000).
Ce qui paraît néanmoins déterminant dans la volonté manifeste d'encadrer les paroles impromptues des internautes est, d'une part, le souci d'éviter la publicisation des paroles susceptibles, par leur virulence ou leur contenu jugé inopportun, de nuire à l'image de l'institution municipale ou de la ville. La communication locale dont un des objectifs principaux est de construire une représentation attrayante du territoire paraît évidemment mal s'accommoder des atteintes portées à cette construction par l'expression " libre " d'administrés mécontents (ou moins soucieux que les élus) de l'image de leur ville et que le média Internet permet de véhiculer à l'extérieur des frontières communales. D'autre part, et plus fondamentalement, ces différentes limitations permettent à la municipalité (via le modérateur) de tracer les frontières d'un espace d'expression dans lequel elle seule peut juger de la légitimité de tel ou tel propos et des critères censés la garantir.
Les forums municipaux reflètent ainsi la conception générale qui prévaut lors de la mise en place d'un outil destiné à améliorer la participation à la gestion des affaires publiques locales. Du point de vue juridique, la récente loi sur la " démocratie de proximité " a ainsi comme souci majeur d'encadrer les habitants, ce qui se traduit par différentes dispositions telles que la fixation des périmètres de chaque quartier par le conseil municipal, l'absence d'obligation de mise en place d'un conseil de quartier dans les communes inférieures à 80 000 habitants, la composition de ces conseils unilatéralement décidée par le maire. Du point de vue des pratiques, ce sont les formes du débat qui ne peuvent pas elles-mêmes faire l'objet d'une discussion, et ce dès l'origine de la mise en place d'outils de concertation avec les habitants. Les responsables politiques se réservent le droit de choisir l'ordre du jour, les lieux et dates de la discussion ainsi que leurs interlocuteurs (Blondiaux, 2001). Ils illustrent dès lors la tension toujours vive dans les dispositifs participatifs mis en oeuvre par l'autorité politique entre la manifestation de revendications citoyennes et le souci des responsables de maîtriser cette expression en vue d'éviter les conflits ou les " débordements " qui pourraient en résulter. Comment, dès lors, les internautes investissent-ils ces espaces au sein desquels leur expression paraît a priori étroitement délimitée par les responsables municipaux ?
L'USAGE DE LA PAROLE PAR LES INTERNAUTES
DES FORMES " INCIVILES " DE COMMUNICATION
La communication médiatisée par ordinateur aurait un effet désinhibant sur les partenaires de l'échange électronique, lesquels sous le couvert de l'anonymat, auraient tendance à adopter des formes d'écriture plus relâchées que dans les échanges écrits traditionnels et seraient moins réticents à user de propos virulents. L'anonymat, forme très fréquente de présentation de soi sur les forums, ainsi que l'absence de relations sociales directes (Dutton, 1996 ; Docter, Dutton, 1998) favorisent l'apostrophe voire l'invective des élus qui pourraient, dès lors, se montrer réticents à intervenir directement sur le forum.
Sur les forums municipaux, les élus sont interpellés de manière familière ainsi que l'illustrent ces quelques formules : " Salut Mr Le Maire ", " Merci Monsieur le maire de voir ça rapidement ", " Monsieur le maire, à vous de jouer ", " et SVP Messieurs les élus, arrêtez vos réponses toutes faites ". Les messages qui sollicitent un élu particulier et plus encore ceux adressés à la municipalité ne comportent, dans la plupart des cas, aucune formule d'ouverture ou de salutation et sont rédigés sans souci apparent des règles d'usage et des normes épistolaires. En Ile-de-France, une internaute de Deuil-la-Barre interroge la municipalité sur la propreté de sa ville en ces termes : " le terrain vague le long de la rue du camp, après l'allée Maurice Utrillo, est devenu un dépôt d'ordures de toutes sortes et ce matin je fus horrifiée de croiser un rat. Je sais que la mairie ne se soucie guère de la galathée mais un minimum de propreté et d'ordre est un droit. Qu'allez vous faire ? "
L'interpellation des responsables politiques s'en trouve banalisée et l'élu désacralisé. Il n'est plus ce " citoyen distingué ", mais un individu ordinaire devant rendre compte de ses actes face à ceux qui sont à la source de sa légitimité. Cette insouciance des conventions formelles régissant d'ordinaire les relations épistolaires classiques entre les citoyens et leurs responsables politiques s'observe également dans le cas du courrier électronique qu'ils peuvent échanger. Rémi Lefebvre et Nathalie Ethuin le constatent après examen de la correspondance électronique reçue par Martine Aubry lors de sa campagne municipale de 2001 à Lille (Ethuin, Lefebvre, 2002).
Le caractère relâché des propos circulant sur les forums n'est cependant pas exclusivement perceptible dans les messages spécialement adressés aux élus, il est également manifeste lors des échanges entre internautes qui s'apparentent parfois à de violentes controverses. Ce trait saillant de la communication médiatisée par ordinateur aurait pour conséquence problématique le retrait de participants face à des propos au contenu désobligeant et injurieux (Sproull, Faraj, 1995). Les contributions sur le forum municipal illustrent en effet l'échange horizontal entre les internautes eux-mêmes. Celui de la petite ville de Luchon donne ainsi lieu à des propos assez vifs entre internautes locaux. A propos de la propreté dans la ville, un internaute écrit : " Il ne sert a rien de changer de chef de service de la propreté a "tire-larigot" car la ville est cette année vraiment trés sale, nous n'avons cesse d'entendre les plaintes de nos clients et nous espérons que vous allez remettre de l'ordre dans tout ca. Nous, hôteliers, sommes contraints en permanence aux mesures d'hygiène et il serait normal que pour les trottoirs ce soit pareil. Merci ". Un de ses concitoyens lui répond : " La ville est sale parce qu'elle accueille des gorets, et qui c'est qui qui fait venir les gorets, les hôteliers et qui c'est qui râle parce que la ville est sale ? Alors augmentons les impôts de ceux qui ont besoin que l'on dépense le budget communal pour favoriser leur activité lucrative ".
La charge conflictuelle de la parole dans
les divers lieux d'expression initiés par les autorités
politiques est analysée de manière variable. Si
pour certains auteurs l'inscription de la parole dans un espace
institutionnel conduit à " euphémiser "
(Blondiaux, Lévêque, 1999) ou " domestiquer
" (Barthe, 2002) leurs prises de paroles, d'autres notent
que les règles procédurales les encadrant sont parfois
impuissantes à empêcher l'expression de discours
violemment contradictoires avec les positions institutionnelles
ou avec celles d'autres intervenants (Defrance, 1988). Sur les
forums de discussion, la non coprésence des participants,
l'absence d'enjeux réels ou du moins clairement définis
et indiqués comme tels par l'autorité municipale,
une modération affichée mais éventuellement
aléatoire dans son application pourraient être des
facteurs expliquant la liberté de ton avec laquelle s'expriment
les participants.
UN INTERET REEL DES INTERNAUTES POUR LES QUESTIONS D'ORDRE POLITIQUE
Dans ces dispositifs, conseils de quartier, auditions publiques et sur les forums thématiques, l'autorité municipale définit a priori ce sur quoi doivent porter les interventions des citoyens conviés au débat. Sur les forums " libres " où les internautes ne sont pas contraints de s'exprimer sur un sujet précis, les propos sont beaucoup plus hétérogènes. Nous avons alors opéré une classification des messages postés sur les forums de discussion municipaux en vue de quantifier l'importance des préoccupations d'ordre politique.
A partir d'un échantillon réduit de forums non thématiques, ceux du Grand Sud-Ouest , nous avons distingué deux grandes catégories de messages dans les 504 postés au jour de notre consultation : les demandes d'ordre pratique et les messages politiques. Il faut préciser que la qualification de " politique " attribuée à tel ou tel message n'échappe à pas à une part d'arbitraire. Devant ce terme mouvant qui suscite nombre de débats et controverses, nous avons privilégié une catégorisation opérationnelle destinée à mesurer a minima la nature des préoccupations des internautes lorsqu'ils s'expriment sur un forum municipal.
La première catégorie, les messages d'ordre pratique, rassemble ceux dont les auteurs s'adressent aux services municipaux ou aux autres participants du forum en vue d'obtenir des renseignements pratiques permettant de résoudre des problèmes affectant la vie quotidienne. C'est le cas des messages dans lesquels l'internaute demande des renseignements relatifs aux horaires d'ouverture de la bibliothèque municipale ou à la possibilité de location d'une salle des fêtes dans la ville concernée. Généralement brefs, ces messages représentent 10 % de l'ensemble des contributions publiées. La catégorie comprend également les messages dans lesquels l'internaute utilise le forum municipal comme un " panneau d'affichage " sans solliciter de réponse particulière de la part de l'administration municipale. Il s'agit alors d'annonces immobilières, d'offres ou de demandes d'emplois, de recherches généalogiques, voire de publicité, notamment pour des sites personnels, l'ensemble de ces sujets correspondant également à 10 % des messages postés.
La deuxième catégorie, les messages politiques , regroupe d'abord les messages manifestant une opinion relative aux actions et projets municipaux et/ou à la ville, ces deux aspects étant, sur les forums du Grand Sud-Ouest, difficilement dissociables ainsi que l'illustre l'extrait suivant : " J'ai une question pour l'élu (ou bien le responsable technique) en charge des espaces verts de la Ville : est-il techniquement et financièrement possible pour la Mairie de prévoir des plantations d'alignements d'arbres (des deux côtés de la chaussée) qui puissent meubler la nudité et l'aspect froid et austère des boulevards situés entre le rond-point de l'hôpital et celui des impôts ?" Cette thématique, quantitativement la plus importante est présente dans 27 % des messages postés sur l'ensemble des quatre forums étudiés. Les messages politiques regroupent ensuite ceux relatifs au fonctionnement administratif de la municipalité (le plus souvent à travers une critique des services municipaux) et à son fonctionnement politique, ce second aspect faisant référence au comportement des élus et/ou à leurs méthodes de gouvernement. Un internaute angloys écrit ainsi : " L'affaire du parc de Béatrix Enea remet une fois de plus en avant le manque de concertation et de dialogue de la municipalité. La démocratie ne se résume pas à un bulletin dans l'urne de temps en temps. Il serait largement temps que certaines pratiques disparaissent et qu'un réel dialogue s'engage ". 22 % des messages portent sur l'un ou l'autre de ces deux aspects du fonctionnement de la municipalité. Nous avons également inclus dans la catégorie " messages politiques " ceux relatifs aux questions de société (par exemple, le racisme, la justice) qui sont toutefois peu mobilisateurs puisqu'ils représentent seulement 8 % de l'ensemble. Enfin, nous avons retenu dans cette catégorie les messages portant une critique du forum, témoignant d'une certaine lucidité des internautes quant à l'utilisation institutionnelle d'un tel outil. 12 % des messages formulent une critique du forum et de son rôle.
Sur l'ensemble des cinq cent quatre messages
postés sur les quatre forums libres du grand Sud-Ouest,
nous observons ainsi une nette prédominance des messages
politiques (69 % des messages postés) par rapport aux demandes
d'ordre pratique (20
% des messages) . Les messages politiques peuvent correspondre
à des questions ou des revendications directement adressées
aux élus requérant une réponse de leur part
ou exprimer une position contribuant à faire naître
ou alimenter un débat entre les internautes eux-mêmes.
Les forums autorisent l'expression quantitativement illimitée
de paroles populaires qui ne peuvent habituellement pas se déployer
dans les diverses rubriques parfois destinées à
cet effet dans le bulletin municipal. Nous avons observé
les argumentations développées par les internautes
en vue de déterminer quels registres de compétence
ces derniers mobilisaient pour soutenir leurs revendications,
plus particulièrement face à l'autorité politique.
COMPETENCE ET REPRESENTATIVITE DES INTERNAUTES
Nous nous sommes volontairement cantonnés à l'examen des échanges entre internautes et responsables municipaux dans les deux catégories de forums précédemment évoquées, les forums " libres " et les forums thématiques.
Différentes caractéristiques d'un internaute désireux de se constituer en interlocuteur crédible de la municipalité transparaissent à travers les messages étudiés. La connaissance et la pratique quotidienne des lieux sont des éléments fréquemment invoqués par les internautes lorsqu'ils formulent des jugements sur la qualité des actions entreprises par la municipalité, notamment au niveau urbanistique et environnemental. L'internaute peut se prévaloir d'une ancienneté ou d'un attachement à certains lieux qui l'autorise à formuler son opinion " en toute connaissance de cause ". Ainsi s'exprime un " habitant de la Gespe " : " Habitant à la Gespe depuis des lustres, je suis frappé de voir que toute la partie sud-ouest de Tarbes (La Gespe/Solazur/Bastillac-Université/Boulevard Lacaussade) n'a toujours pas son bureau de poste! (...) ". La connaissance dont dispose l'internaute des réalisations effectuées dans des villes voisines de la sienne constitue également un élément souvent mis en avant en vue de justifier les revendications exprimées. Un internaute de Villemomble demande ainsi : " Pourquoi les aménagements des villes voisines sont-ils plutôt réussis alors qu'à Villemomble les derniers choix ont été particulièrement désastreux ? ". Ce comparatisme, destiné à mettre en lumière les carences de la municipalité à laquelle s'adresse l'internaute, se retrouve également sur les forums où les thèmes sont préalablement définis par la municipalité.
Certains indices suggèrent que les internautes intervenant sur les forums sont relativement attentifs aux scansions de la vie municipale. Afin de soutenir ses revendications ou ses suggestions, l'internaute effectue ainsi un rappel des promesses faites par l'équipe municipale lorsqu'elle était en campagne électorale, soulignant de la sorte la lenteur de leur mise en oeuvre. A titre illustratif, un internaute angloys écrit : " je me suis aperçu que l'avenue de Montbrun avait été ornée de pas mal de bornes centrales, ce qui est très bien car la vitesse a drôlement diminué. Pourquoi ne ferait-on pas de même avenue de la Chambre d'Amour. Le Maire avait, avant les élections, promis de refaire cette avenue, peut-être attend-t-il les prochaines, à moins que d'ici là des accrochages se produisent ".
La critique des internautes ne se limite pas à la mise en exergue du décalage entre les promesses récemment effectuées et le caractère inachevé des réalisations annoncées. Elle se fonde également sur le rappel de projets plus anciens : " Il y a deux ou trois ans, on nous a parlé du projet de créer un skate parc, vers la Barre ou les Cavaliers. Était-ce juste pour séduire les jeunes ? N'avez vous pas été subventionnés pour ce projet ? Merci de répondre ". Les internautes peuvent également se saisir des informations délivrées par la municipalité elle-même, par exemple dans le bulletin municipal comme le fait une " vanvéenne effondrée " : " Je découvre avec effarement le projet de bétonnage de l'îlot du métro (...) Quelques endroits cependant sont agréables à traverser : ce petit square du métro à traverser matin et soir était mon plaisir quotidien sur le chemin du travail. Je suis atterrée de voir dans le magazine Vanves qu'il sera remplacé par un énorme immeuble destiné, entre autre, au club de pétanque ".
La référence aux informations issues de la presse quotidienne régionale afin de soutenir la validité de leur argumentation manifeste également, de la part des internautes, une sensibilité et une certaine connaissance des affaires publiques locales. Sur le forum consacré à la sécurité routière, un internaute orléanais fait référence ainsi au " bel article de la rubrique "tranche de vie" République du Centre du jeudi 03 octobre 2002, page 2 ".
Ce bref examen des ressources argumentatives mobilisées par les internautes lorsqu'ils sollicitent les élus tend à montrer sinon une certaine familiarité avec la politique, tout du moins un intérêt avéré pour la gestion des affaires de la Cité. Dès lors, les forums de discussion réactivent le problème récurrent de la représentativité des personnes impliquées dans des dispositifs de participation, déjà relevé dans le fonctionnement des conseils de quartiers dont des catégories entières de la population sont exclues. Dans certaines formes institutionnalisées de débats publics, telles que les conférences de consensus (Boy, Donnet, Kamel, Roqueplo, 2000) ce problème ne semble pas devoir se poser, puisque précisément il n'est pas recherché une quelconque représentativité des individus. En revanche, le sondage délibératif et les jurys citoyens (Blanco, 2001) requièrent une représentativité de leurs participants qui fonde en partie la légitimité de ces dispositifs.
Concernant les forums, ce problème est indissociablement lié aux objectifs que les responsables municipaux lui attribuent et sur lesquels nous n'avons pas, pour l'instant, suffisamment d'éléments. Deux interprétations sont néanmoins possibles. D'une part, les forums apparaissent comme une tribune supplémentaire pour des personnes qui peuvent être déjà relativement politisées et susceptibles de s'exprimer par ailleurs dans les autres instances mises en place par la municipalité. Le dialogue spontané entre représentants et représentés que les forums peuvent instaurer semble, dès lors, restreint aux catégories de la population les plus favorisées, économiquement et socialement. A l'appropriation différentielle de la technique, se superposent ainsi les inégalités sociales et culturelles qui habituellement éloignent certains groupes de la population des autres types de dispositifs de participation.
D'autre part, ces inégalités peuvent être atténuées dans certaines conditions. Cenon a ouvert un forum intitulé " Ensemble préparons l'été : donnez votre avis sur les loisirs " dans le cadre du Festival jeunes qui s'est déroulé du 9 au 14 avril 2001. Un " cyberbus " a circulé dans l'ensemble des quartiers de la ville. Lors des arrêts dans les quartiers dits " sensibles ", les habitants ont été invités à faire valoir leurs souhaits via le forum de discussion municipal. Un très grand nombre de messages ont ainsi été postés essentiellement par des jeunes (si l'on en juge par le contenu des revendications exprimées) qui, traditionnellement, ne s'expriment pas dans les conseils de quartiers organisés par la municipalité. L'anonymat (et l'impression d' " impunité " qu'il génère), l'apparente possibilité de publier des messages au contenu extrêmement diversifié autorisent la prise de parole d'individus dont le faible sentiment de compétence politique peut desservir l'expression dans les instances expressément prévues à cet effet.
Sur les forums observés, les internautes souhaitent manifestement évoquer des problèmes qui relèvent, à notre sens, du politique. Les doléances exprimées par les internautes paraissent certes bornées par une quotidienneté (trottoirs, crottes de chien, lampadaires) fort éloignée des " grands " débats politiques. Parce qu'elles sont fondées sur un sentiment d'injustice et sur une demande d'équité, elles relèvent pourtant pleinement du politique et méritent l'attention des responsables. Néanmoins, les formes d'encadrement de ces paroles opérées par la municipalité hypothèquent le déroulement de la discussion. Dans le même temps, le souci avéré des municipalités de contrôler le contenu discursif de leur forum nuance la perspective cynique qui ne verrait dans ces espaces que de vastes " défouloirs " sans conséquence. Plutôt, il repose l'épineux problème de l'articulation d'un espace libre de débats, possiblement constitutif sinon d'une volonté tout du moins d'une opinion politique, avec le système institutionnel. Un tel espace doit être créé par le système politique sans que ce dernier ne s'y investisse, afin de laisser la discussion se dérouler sans contrainte (Ladrière, 1992). Conséquemment, le risque est de voir de tels espaces accueillir effectivement des paroles contradictoires avec les positions institutionnelles, libres mais justement déconnectées de l'organisation politique. Plaidant légitimement pour une discussion libre et sans entrave, une telle conception n'entraîne-t-elle pas automatiquement une déconnexion de la discussion d'avec la décision ? Reprenant les propos d'Habermas, Paul Ladrière évoque la perméabilité de l'institution aux " valeurs, thèmes, contributions et arguments " circulant dans de tels espaces de débats (Ladrière, 1992, 42-43). Cette porosité du système politique s'avère effectivement nécessaire à l'opérationnalisation des demandes émanant des citoyens.
L'INFLUENCE DES FORUMS SUR LA DECISION
POLITIQUE
LA SURDITE DES ELUS
La crédibilité des forums de discussion comme outil de dialogue entre élus et citoyens est affectée par l'incertitude relative à la réelle prise en considération des messages par les élus eux-mêmes et au devenir des requêtes ou suggestions ainsi formulées. Dans le cadre du fonctionnement quotidien des forums, se pose un problème identique à celui rencontré pour le " courrier à la mairie ". Les délais de réponse peuvent paraître rédhibitoires. Certains s'en plaignent ouvertement : " ce qui est chouette avec ce forum, c'est qu'on perd son temps à poser des questions touchant directement à la vie de la commune, notamment sur le fait que nos gamins doivent payer une entrée de piscine dès lors qu'ils sont collégiens, en espérant une réponse des élus (...) Ceux-là même qui sont en charge des affaires restent sourds aux questions de leurs administrés (...) Trouvez l'erreur (...) Pourtant, rien de gênant dans ma question, nulle provocation. Non rien d'autre qu'une question qui aurait, me semble-t-il droit à une réponse ! ".
Cette absence de réactivité directe des élus soulève également le problème de l'utilité et du rôle du forum. A Soissons, l'absence des élus interroge un internaute qui exprime à ce propos son désarroi : " je me pose une question. Pourquoi la ville a t'elle créé ce forum qui semble n'intéresser aucun élu ni aucun fonctionnaire municipal (...) Il est vrai qu'il n'y a pas d'élections locales et que les Soissonnais ne sont pas assez intéressants" . Un conseiller municipal MDC, Jean-Paul Julhes lui répond : " Vous posez souvent des questions qui restent sans réponse, je vous invite à venir à cette séance du 13/2/2002. Des réponses vous seront sûrement apportées à l'occasion des débats ". L'internaute lui répond : " merci pour l'invitation. Vous êtes à ma connaissance le seul "politique" qui ose s'engager sur ce site. Je vous en remercie et cela me console un peu de l'absence apparente de vos collègues toutes couleurs confondues ". Cet extrait illustre le possible phénomène des " luckers ", ces internautes (dans ce cas, les élus) qui lisent les messages sans contribuer au forum et dont nous ne pouvons pas, par définition, connaître le nombre. Il montre également le caractère peu autonome ou inadapté du forum aux yeux de certains responsables municipaux.
Les possibilités d'échanges verticaux entre municipalité et citoyens sont ainsi peu exploitées. Par exemple, sur l'ensemble des forums municipaux du Grand Sud-Ouest, les membres de la municipalité, qu'il s'agisse des services administratifs (2 % des intervenants) ou des élus (1,5 %), sont extrêmement discrets. Cette quasi absence des élus est également patente quant au nombre de message postés par catégorie d'intervenants : alors que 84 % des messages sont postés par des particuliers, seulement 1 % le sont par des élus municipaux, 6 % par les services municipaux et 8 % par les webmasters sur l'ensemble des huit forums.
En dehors du désintérêt éventuel que pourrait susciter de la part des élus ce type d'outil et sur lequel nous n'avons pas encore recueilli d'informations, plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer la quasi absence de réactivité directe des élus sur les forums. Parfois, il s'agit d'une position de principe comme à Savigny-le-Temple : " Soucieux de laisser la plus grande place à l'expression et au débat entre les habitants, les élus de la majorité municipale s'interdisent d'intervenir sur ce forum et même de répondre aux interpellations personnelles qui peuvent leur être faites ".
Les forums de discussion amputent de plus l'échange des intervenants de sa dimension proprement affective, nécessairement essentielle dans la grammaire communicationnelle des responsables politiques. Sur les forums de discussion, seules les " paroles écrites " (Toussaint, 1992) des personnes sont en présence et non les personnes elles-mêmes dont la corporéité et la gestuelle sont gommées au profit de la dimension langagière de la communication. Sont minorées aussi les " mises en scène " des lieux et des personnes que les responsables politiques ne se privent pas d'utiliser dans le cadre de dispositifs " hors ligne ".
Cette absence des élus peut également s'expliquer par la nature des sollicitations effectuées par les internautes, le webmaster ou le service communication s'estimant habilités à répondre au requérant, en transmettant toutefois la requête à l'élu concerné. Par exemple, à une question initialement posée par D. Gilbert sur le forum d'Anglet, un internaute renchérit : " Je soutiens D. Gilbert. Effectivement, dans ses propos sur " la piscine à deux francs " pas de grossièreté, pas d'insulte : juste une question directement adressée aux élus, en rapport direct avec la vie des angloys. Merci de donner votre avis Monsieur le maire ". Le service communication de la municipalité apporte une réponse le même jour : " Les Internautes qui s'interrogent sur le tarif de 2 F appliqués aux collégiens avaient peut-être l'année dernière leurs enfants au primaire et donc la gratuité de la piscine. Les écoles primaires sont gérées par la commune. Ce qui relève de l'enseignement général du collège est géré par le département. Or le Conseil général prend peu à peu en compte le coût des activités puisqu'il paye le transport en bus vers la piscine mais pas encore l'entrée à la piscine. Nous transmettons votre question aux élus compétents (ville et département) ".
La dernière phrase de cet extrait
illustre le rôle clé du webmaster ou du service
communication dans la mise en contact des internautes avec les
responsables politiques. Loin d'être direct et immédiat,
le rapport des internautes à ceux qu'ils sollicitent doit
fréquemment passer par le filtre de ces personnels. Ce
mode de fonctionnement peut découler de considérations
pragmatiques au terme desquelles les élus n'auraient guère
le loisir de s'attarder à lire et à répondre
aux messages postés sur les forums. Surtout, il interroge
quant aux critères appliqués par le webmaster
ou le service communication pour sélectionner les messages
qui seront effectivement transmis aux responsables politiques.
La pertinence et l'intérêt du forum sont alors en
partie tributaires du gestionnaire du site et de sa capacité
de réaction face aux sollicitations des internautes : à
Plaisir, le " succès " du forum " tient
pour une part importante au dynamisme du responsable du site qui
met un point d'honneur à répondre aux différents
messages " (Thivon, 1999).
EFFETS DIRECTS ET INDIRECTS DES FORUMS SUR LES PRATIQUES DEMOCRATIQUES LOCALES
La formule de gouvernement par la discussion est confuse. Elle n'indique nullement la place que la discussion est censée occuper dans le gouvernement. Le débat est-il supposé régir toutes les étapes du processus de décision ou seulement certaines d'entre elles ?
Pour Sylvie Biarez, " l'intervention du public devrait se manifester à tous les stades du processus d'élaboration " de la décision (Biarez, 2000, 101). Devant le constat peu encourageant de la désertion actuelle des élus de ces espaces d'expression qu'ils ont pourtant eux-mêmes initiés, il serait irréaliste de considérer les paroles exprimées sur le forum comme ayant un rapport aussi étroit avec l'élaboration de la décision politique locale. Quant au rôle effectif du forum dans le processus décisionnel, nous ne pouvons pour l'instant qu'avancer des suppositions. L'hypothèse la plus simple au vu des constatations précédentes, est que les forums de discussion municipaux n'ont aucun impact sur la décision politique. A la question " Comment qualifierez-vous le rôle et l'impact des débats du forum dans la gestion et le développement de la ville ? ", Florian Jacquet, responsable du site de Boulogne-Billancourt, répondait " quasi nul " en 1998 (Naras, 1998). Cette influence dérisoire est de nature à minorer l'intérêt de ce type d'application des internautes qui peuvent dès lors ne considérer cet espace que comme une sorte de caution démocratique au bénéfice des élus, comme l'affirme " larnarphabete " sur le forum d'Anglet : " Merci de votre avis qui me donne le sentiment d'être moins seul. Ce site n'est en fait qu'alibi pour les politicards visant à nous faire croire que la démocratie existe du moment qu'on peut écrire sur un site municipal ".
L'asynchronie des rythmes de la délibération publique avec ceux de l'action des services municipaux, le caractère anarchique des propositions exprimées, le peu de personnes connectées constituent des facteurs qui inclineraient à penser que les forums ne peuvent avoir une influence directe sur les mécanismes décisionnels. Pour constituer un instrument favorisant la participation des citoyens, ils devraient par ailleurs s'inscrire dans une culture politique de participation dont la France n'est pas coutumière, préalable nécessaire à l'utilisation d'Internet en cette matière. Dans un jugement prospectif et sans appel, Isabelle Pailliart qualifie les dispositifs électroniques de participation politique de " formules bricolées " n'offrant guère l'occasion d'une participation aux affaires de la cité (Pailliart, 1993). Les forums seraient dès lors à ranger au côté d'autres dispositifs institutionnels de participation et de débat pour lesquels les observateurs notent qu'ils ont une influence mineure ou incertaine sur les décisions (Paoletti, 1999).
Si le forum n'a pas d'influence avérée sur la décision, doit-on en tirer des conclusions uniquement négatives ? Les formes d'encadrement que nous avons soulignées ne sont pas toujours efficientes. Qu'il s'agisse de l'application peu rigoureuse des critères présidant à la suppression ou à la non publication des messages ou d'une tolérance inattendue de la part du webmestre, certains messages contiennent des critiques acerbes, et quelque-fois solidement argumentées, des actions et des décisions municipales. Ces critiques sont visibles, archivées sur le site municipal et les internautes peuvent en prendre connaissance. Pour l'instant limitée, l'audience susceptible d'être recueillie pourrait, à terme, s'avérer dangereuse pour le pouvoir en place et conduire soit à la suppression pure et simple du forum, soit à une attention plus soutenue des élus envers cet outil et aux propos qui y circulent.
Par ailleurs, le fait de confronter les
opinions est peut-être tout aussi bénéfique
à la refondation des pratiques démocratiques que
la maîtrise du processus décisionnel. A partir de
l'observation de treize expériences américaines
de démocratie électronique, Arterton montre en effet
que la perspective de peser sur la décision ne fait pas
augmenter significativement la participation (Arterton, 1987).
Les forums seraient alors un lieu d'apprentissage de l'échange
politique et encourageraient la participation au sens où
Carol Pateman l'entend : " plus un citoyen participe et
plus il est capable de le faire " (Pateman, 1970).
©
Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003
Références bibliographiques
ARTERTON (F.C.), 1987, Teledemocracy.
Can technology protect democracy ?, London, Sage.
BARTHE (Y.), 2002, " Rendre discutable. Le traitement politique
d'un héritage technologique ", Politix, n°
57, 57-78.
BEAUDOUIN (V.), VELKOVSKA (J.), 1999, " Constitution d'un
espace de communication sur Internet (Forums, pages personnelles,
courrier électronique) ", Réseaux, n°
97, vol. 17, 121-177.
BIAREZ (S.), 2000, Territoires et espaces politiques, Grenoble,
PUG.
BLANCO (I.), 2001, " Les jurys de citoyens en Espagne : vers
un nouveau modèle de démocratie locale ? ",
Mouvements, n° 18, novembre-décembre, 132-137.
BLONDIAUX (L.), 1999, " Représenter, délibérer
ou gouverner ? Les assises politiques fragiles de la démocratie
participative de quartier ", in CURAPP/CRAPS, La
démocratie locale. Représentation, participation
et espace public, Paris, PUF, 367-404.
BLONDIAUX (L.), 2001, " La délibération, norme
de l'action publique contemporaine ? ", Projet, n°
268, 81-90.
BLONDIAUX (L.), LEVEQUE (S.), 1999, " La politique locale
à l'épreuve de la démocratie. Les formes
paradoxales de la démocratie participative dans le XXème
arrondissement de Paris ", in Neveu (C.), dir., Espace
public et engagement politique. Enjeux et logiques de la citoyenneté
locale, Paris, L'Harmattan, 17-82.
BOY (D.,) DONNET KAMEL (D.), ROQUEPLO (P.), 2000, " Un exemple
de démocratie participative. La "conférence
de citoyens" sur les organismes génétiquement
modifiés ", Revue Française de Science Politique,
vol. 50, n° 4-5, août-octobre, 779-809.
CORBINEAU (B.), LOISEAU (G.), WOJCIK (S.), 2003, " L'invariance
de la démocratie électronique municipale française
", in Jauréguiberry (F.), Proulx (S.), dir.,
Internet, un nouvel espace citoyen ?, Paris, L'Harmattan,
81-108.
DEFRANCE (J.), 1988, " "Donner" la parole. La construction
d'une relation d'échange ", Actes de la Recherche
en Sciences Sociales, n° 73, juin, 52-66.
DOCTER (S.), DUTTON (W.H.), 1998, " The First Amendment online
: Santa Monica's Public Electronic Network ", in Tsagarousianou
(R.), Tambini (D.), Bryan (C.), eds, Cyberdemocracy. Technology,
cities and civic networks, New York, Routledge, 125-151.
DUMOULIN (M.), 2002, " Les forums électroniques :
délibératifs et démocratiques ? ", in
Monière (D.), dir., Internet et la démocratie,
Québec, Monière et Wollank Éditeurs, 141-157.
DUTTON (W.H.), 1996, " Network rules of order : regulating
speech in public electronic fora ", Media, Culture and
society, vol. 18, n° 2, avril, 269-290.
ETHUIN (N.), LEFEBVRE (R.), 2002, " Les balbutiements de
la cyberdemocracy électorale. Contribution à une
analyse des usages politiques d'Internet : le site de Martine
Aubry lors des élections municipales de mars 2001 ",
in Serfaty (V.), dir., L'Internet en politique. Des
États-Unis à l'Europe, Strasbourg, Presses Universitaires
de Strasbourg.
GEORGE (E.), 2000, " De l'utilisation d'Internet comme outil
de mobilisation : Les cas d'ATTAC et de SalAMI ", Sociologie
et Sociétés, vol. XXXII, n° 2, 172-188.
GURAK (L.J.), 1996, Persuasion and privacy in cyberspace :
the online protests over lotus marketplace and the clipper chip,
Yale, Yale University Press.
HERRING (S.C.), 1999, " The rhetorical dynamics of gender
harrassment on-line ", The Information Society, vol.
15, n° 3, 151-167.
LADRIERE (P.), 1992, " Espace public et démocratie.
Weber, Arendt, Habermas ", in Cottereau (A.), Ladrière
(P.), dir., Pouvoir et légitimité. Figures de
l'espace public, Paris, Editions de l'EHESS, 19-43.
LOISEAU (G.), WOJCIK (S.), 2003, " Les citoyens-internautes
dans l'espace public local ; prolégomènes ",
Rapport de recherche n°2001-086, Les Figures sociales de
l'internaute, Programme Interdisciplinaire " Société
de l'Information " du CNRS, février.
LOUBET DEL BAYLE (J.-L.), 1991, " De la science politique
", Revue Québécoise de Science Politique,
n° 20, 4-31.
MASSIT-FOLLEA (F.), 1997, " La démocratie électronique
: mise en perspectives ", in Mouchon (J.), Massit-Folléa
(F.), dir., Information et démocratie. Mutation du débat
public, Fontenay/Saint-Cloud, ENS Editions, 105-130.
MONDADA (L.), 1999, " Formes de séquentialité
dans les courriels et les forums de discussion. Une approche conversationnelle
de l'interaction sur Internet ", Apprentissage des Langues
et Systèmes d'Information et de Communication, vol.
2, n° 1, juin, 3-25.
NARAS (G.), 1998, Quelles pratiques citoyennes d'Internet dans
les collectivités locales ? Etude des forums de discussion
de Boulogne-Billancourt (92), Issy-les-Moulineaux (92) et Voisins-le-Bretonneux
(78), dossier pour le DESS " Médias Electroniques
Interactifs ", Université Paris VIII.
PAILLIART (I.), 1993, Les territoires de la communication,
Grenoble, PUG.
PAOLETTI (M.), 1999, " Les maires. Communication et démocratie
locale ", in Balme (R.), Faure (A.), Mabileau (A.),
dir., Les nouvelles politiques locales. Dynamiques de l'action
publique, Paris, Presses de Sciences Po, 429-445.
PATEMAN (C.), 1970, Participation and democratic theory,
Cambridge, Mass., Cambridge University Press.
RANERUP (A.), 2000, " On-line Forums as an Arena for Political
Discussions ", in Ishida (T.), Isbister (K.), eds,
Digital cities. technologies, experiences, and future perspectives,
Berlin, Springer.
SCHMIDTKE (O.), 1998, " Berlin in the Net : prospects for
democracy from above and from below ", in Tsagarousianou
(R.), Tambini (D.), Bryan (C.), eds, Cyberdemocracy. Technology,
cities and civic networks, New York, Routledge, 60-83.
SCHNEIDER (S.M.), 1997, Expanding the public sphere through
computer-mediated communication : political discussion about abortion
in a usenet newsgroup, Ph.D thesis in Political Science, Massachusetts
Institute of Technology.
SERFATY (V.), 2002, " Forms and Functions of Conflict in
on-line Communities ", Cercles, n° 5, 183-197.
SPROULL (L.), FARAJ (S.), 1995, " Atheism, sex and databases
: the net as a social technology ", in Kahm (B.),
Keller (J.), eds, Public access to the internet, Cambridge,
The MIT Press, 62-81.
THIVON (D.), 1999, Eléments d'analyse sociologique du
site Internet de la ville de Plaisir, dossier pour le DESS
" Communication, Politique et Animation Locales ", Université
Paris I.
TOUSSAINT (Y.), 1992, " La parole électronique. Du
minitel aux nouvelles machines à communiquer ", Esprit,
n° 186, novembre, 127-139.
VEDEL (T.), 2000, " L'Internet et les villes : trois approches
de la citoyenneté ", Hermès, n°
26-27, 247-262.
VEDEL (T.), 2003, " Political Communication in the Age of
the Internet ", in Maarek (P. J.), Wolfsfeld (G.),
eds, Political communication in a new era. A cross-national
perspective, London, Routledge, 41-56.
WILHEM (A.G.), 2000, Democracy in the digital age. Challenges
to political life in cyberspace, New York, Routledge.
WOOLLEY (B.), 1992, Virtual worlds. A journey in hyped hyperreality,
Cambridge, Blackwell Publishers.
©
Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003
Laurence
MONNOYER-SMITH,
Les enjeux inexprimés du vote
électronique
Résumé
Après avoir fait la distinction
entre les différentes modalités de vote électronique
et les expériences en cours en Europe, l'article met en
évidence que les enjeux du vote électronique résident
moins dans la nature des choix technologiques qui président
à son implémentation locale que dans les conceptions
de la citoyenneté sous-jacentes au format technique des
nouveaux systèmes de vote. L'article insiste ainsi sur
la nécessité du débat public afin de mieux
faire émerger les approches contradictoires du citoyen
et faire évoluer en conséquence les procédures
de vote et, plus largement, des processus décisionnels.
Mots-clés : vote électronique,
Internet, citoyenneté, médiation technique, sincérité
du vote, sécurité.
Paul
MATHIAS,
Esquisse d'une démocratie
réticulaire
Résumé
En garantissant une redistribution
équitable, au niveau local, des instruments de l'action
politique, économique, et sociale, l'Internet semble promettre
de devenir la sphère privilégiée d'effectuation
du processus démocratique. Les difficultés que requiert
de surmonter un tel processus ne se résument cependant
pas en termes technologiques d'outillage et de compétences.
En vérité, les enjeux d'une démocratie réticulaire
sont d'ordre herméneutique, et renvoient à la prise
en charge effective, mais laborieuse, d'expressions très
étroitement locales et fondamentalement insignifiantes
de l'opinion publique.
Mots-clés : Internet,
démocratie, réseaux, espace public, citoyenneté,
technologie, vote électronique.
Jérôme
LANG,
Vote électronique : problèmes
algorithmiques
Résumé
Ce court article donne quelques
éléments informels d'appréciation des problèmes
dits « computationnels » posés par le vote
électronique au sens large, c'est-à-dire les difficultés
algorithmiques que comporte la mise en uvre de procédures
de calcul effectives pour résoudre les problèmes
posés, et aborde brièvement les solutions que l'informatique
(et plus particulièrement la recherche opérationnelle
et l'intelligence artificielle) apporte pour la résolution
de ces problèmes complexes.
Mots-clés : vote électronique,
calcul, recherche opérationnelle, intelligence artificielle
Jean-Thierry
JULIA,
Démocratie cherche électronique...
Vers une plateforme numérique à Castres-Mazamet
Texte
intégral
N'en déplaise à
Jaurès, natif de la cité, les promoteurs du réseau
métropolitain de Castres (Tarn) et de son agglomération,
n'auront émis que peu d'argument spécifiquement
politique à la chose. À l'inverse d'Albi-la-rouge,
les « sud-Tarnais » sont avant tout des entrepreneurs.
Dans les années 1980, Castres est tout d'abord déclarée
« Villefranche 2000 », pour la promotion et le développement
des NTIC dans les villes moyennes du « désert »
midi-pyrénéen (Fournier, 1998). Quand d'autres collectivités
finissent par se désengager plus ou moins du label, Castres
parvient à faire vivre et pérenniser plusieurs dispositifs
au bénéfice aussi bien de la population que des
entreprises : « espace numérisé », où
particuliers et PME peuvent accéder librement à
des équipements informatiques, ainsi que trois «
TéléMédiaCentres », antennes de proximité
à leur tour délocalisées
dans la région ; information, démonstrations
et animations informatiques aussi bien à destination des
écoles, Maisons de quartier et autres MJC, que de divers
organismes et entreprises ; point de regroupement des étudiants
dans le cadre de télé-formations (CNED, CNAM, DAEU,
IUT...) relayées par le réseau régional de
télé-enseignement Pyramide, ou accueil de séminaires
professionnels dans le cadre de formations à distance (sessions
de pharmacovigilance par l'Association pour la formation des pharmaciens
de Midi-Pyrénées) ; studio de visioconférence
mutualisé au bénéfice des PME ou des plus
grandes entreprises du bassin d'activité ; stages de formations
assurés localement (bureautique, réseaux...) ou
sous forme de séminaires en entreprise (logiciel spécialisé,
langues...) ; mise à disposition de salles informatiques ;
etc.
Pour les besoins de la cause, la ville se sera, dans l'intervalle, dotée d'une structure originale, regroupant sous la forme associative divers organismes et entreprises, autour de la Chambre de commerce et d'industrie : « Médiacastres » deviendra ainsi le référent local en matière de développement et de « démocratisation » informatiques, assurant encore études et prestations pour les acteurs socio-économiques locaux, et répondant aux appels d'offre de nombreux programmes d'étude émanant de la Communauté européenne ; ces dernières activités, outre les revenus tirés des locations de salles et équipements, viendront notamment contribuer à un équilibre financier. La vocation de la structure n'étant pas technique, sont ainsi mis en avant services, promotion, mise à disposition de ressources, et une certaine « démarche pédagogique ». En 1993, se pose néanmoins la question de la survie de la structure : le travail d'impulsion et d'innovation n'a plus lieu d'être dans un contexte sociétal bientôt acquis dans son entier à l'informatique ; et l'actif pourrait aisément être transféré à la charge d'autres structures. À l'occasion d'un schéma directeur pour les NTIC, élaboré pour le compte du district de Castres-Mazamet, Médiacastres et ses différents acteurs savent saisir l'opportunité de prochains discours, qui dès lors n'invoquent plus que réseaux et Internet, autoroutes de l'information et déréglementation des télécommunications. L'association aura su, notamment, déceler dans le bréviaire de la DATAR, les enjeux d'une équation « NTIC = aménagement du territoire » et de ses possibles déclinaisons locales.
L'idée trouvera écho dans une contrée où s'épuise une fière tradition industrielle (textile, cuir, granit...) - « premier pôle d'activité industrielle entre Toulouse, Montpellier et Barcelone » (sic) -, région enclavée sur le plan autoroutier - elle a à l'époque renoncé à un tracé Toulouse-Narbonne plus favorable à quelque 20 km de ses portes pour ne pas voir son bassin salarial « aspiré » par celui plus avantageux de la métropole régionale (Toulouse) -, et qui plus est, dans une cité peut-être toujours amère d'avoir vu la préfecture du département un jour lui être ravie par sa rivale (Albi), conséquence selon certains de quelques indocilités envers la nouvelle République... Un argument de poids viendra encore, si ce n'est fonder, tout du moins asseoir la réalité du projet concocté, quand les laboratoires Pierre Fabre S.A. - pharmacie et cosmétiques économiquement salutaires pour leur pays natal - déclarent s'associer à une réalisation qui permettrait - au grand dam de l'opérateur historique - une réduction de frais de télécommunications inexorablement croissants entre les différents sites de l'entreprise (une quinzaine), répartis sur la commune et ses alentours. Émerge ainsi l'idée d'une « plateforme numérique » locale, autour d'un axe Castres-Mazamet, promesse de tous les remèdes pour une région déclarée sinistrée au vu des critères européens, ouvrage qui deviendra le nouveau Graal de toute une cité... Ou tout du moins de certains de ces décideurs socio-économiques, puisque 1995 sonnera comme un coup de théâtre : la Gauche - peut-être à sa propre surprise, c'est son benjamin qui s'en était vu confier la mission - enlève la magistrature de la ville à son tenant de Droite et ancien ministre - ayant il est vrai dans l'intervalle frayé du côté de l'extrême... Le nouveau maire s'empresse, sur le terrain numérique, de ne rien remettre en cause, mais bien d'amplifier la chose. Et il y réussit : en mars 1997, par l'une de ses dernières signatures, un ministre en partance déclarera projet d'intérêt public la « Plateforme numérique Castres-Mazamet 2000 » jalousement portée par ses protagonistes. La même année, ouvre ses portes à Castres un nouveau département d'IUT « Services & réseaux de communication », formation dédiée à la communication électronique et au multimédia. Les communes pilotent dès lors Médiacastres - la CCI toujours présente sera reléguée à un moindre rôle -, réunissant sous l'autorité d'un élu, villes, district de Castres-Mazamet (future communauté d'agglomération), grandes et petites entreprises, organismes publics (hôpital, HLM...), ainsi que le Conseil général du Tarn. La ville de Castres, quant à elle, s'engage plus avant dans une stratégie susceptible, là aussi, de diminuer ses propres coûts en télécommunication. Le projet se stabilise autour d'une infrastructure unique pour un réseau « triple » en fonction de chaque catégorie d'acteurs : support de fibre nue mis à disposition de la ville de Castres et reliant l'ensemble des différents sites municipaux mais aussi les douze écoles de la commune ; ou encore de Pierre Fabre S.A. pour l'interconnexion des sites de l'entreprise ; ou bien « artère fédératrice » à destination des autres entreprises et des particuliers via un service de transmission à haut débit. Nouvellement créée par les partenaires publics et privés du projet et nationalement première du genre, la SAEM InterMédiaSud, propriétaire de la fibre et conformément à de dernières déréglementations en la matière, pourra rester opérateur pour l'exploitation de l'infrastructure. Les sud-Tarnais ne sont pas prêteurs : exit donc France Télécom, qui espérait jusque-là se voir attribuer une concession pour prestation autour de sa propre fibre, déjà en phase de déploiement... Une légère saillie dans le bitume, et Castres expérimente pour son ouvrage une nouvelle technique de micro-câblage - à la plus grande satisfaction de ses administrés. Une première phase du réseau est opérationnelle dès 1998, qui par la suite s'étendra à une zone d'activité géographiquement intermédiaire, avant d'atteindre Mazamet.
Les préoccupations de Médiacastres ont, dans l'intervalle, évolué. Outre l'ingénierie réglementaire, technique et financière du projet, elles prennent un tour plus prospectif. Il s'agit toujours de penser services pour le particulier ou l'entreprise, en l'occurrence « télé-services » autour de cette troisième « artère fédératrice ». Le discours de l'aménagement territorial (« Moyen de développement harmonieux des villes et des campagnes ») voit alors décliner les registres de la « citadinité » (« accès à la culture, la formation, la santé, aussi bien en zone urbaine que rurale », Médiacastres, 1997), et toute sa panoplie de services sonnants et trébuchants. Mais il est intéressant de noter qu'ici, de « politique », point. La fée « démocratie électronique » semble ne s'être jamais penchée sur le réseau de Castres, et seul un modeste site web municipal, de facture très classique, sera proposé tardivement (1999). Ainsi, les (quelques) séances des groupes de réflexion, ouvertes à de nombreux acteurs locaux, ne concernent que culture, enseignement-formation, santé, économie, qui tracent déjà le net way of life promis à tous. À côté des désormais traditionnels accès internet, sites web, courrier électronique, visioconférence, téléformation, intranet des écoles, web-TV..., ce n'est pourtant pas la frilosité numérique qui - on l'a déjà vu - caractérise l'attitude des protagonistes locaux : leur réflexion s'attache à des services tout à fait sophistiqués, éminemment fondés sur une réelle « plus-value » électronique, à destination des particuliers ou bien des entreprises. Les quelques exemples suivants ne sont là que pour mieux en mesurer la teneur : catalogue électronique des bibliothèques et réservation en ligne ; programme transeuropéen Tierras pour le développement des applications télématiques d'administration régionale (guichet administratif en ligne, etc., avec l'Émilie-Romagne, le Pays de Galles, les Îles Baléares) ; service européen Agora pour les PME-PMI (prospection, télésecrétariat, traduction en ligne...) ; initiative européenne Adapt pour le changement industriel (dispositif de coopérations transnationales et de formations à distance avec la Fédération des industries textiles sud-Midi-Pyrénées) ; « Pôle de veille technologique et centre de ressources documentaires en ligne », accessible via le réseau à l'ensemble des acteurs socio-économiques locaux (Médiacastres, 1999). Si les services sur lesquels se concentrent Castres-Mazamet dénotent une certaine vision d'accomplissement du réseau, force est de constater que la « démocratie électronique » et ses discours parfois abondants ne seront jamais conviés à la table ronde des innovations. Faut-il s'en rassurer ? Ou bien : ont-ils tué Jaurès ?...
Du reste, ne pourrait-on voir dans le peu
de notoriété nationale dont jouit l'expérience
de Castres-Mazamet - de l'avis des observateurs, au vu de la teneur
de la réalisation (Lefebvre, 1998 ; Puel, 2002) -, une
confirmation du fait que la « démocratie électonique
» occupe si peu de place sur la bande passante, dans les
réflexions et dans les agissements autour d'un tel réseau
métropolitain ?... Certes, Castres n'est pas Issy-les-Moulineaux.
Leurs maires non plus ne se ressemblent pas. Et elle n'est pas
davantage Parthenay. Quoique... 2001, nouveau coup de théâtre
: comme à Parthenay, la Droite - peut-être à
sa propre surprise, c'est le dernier de ses cadets qui s'en est
vu confier la mission - enlève la magistrature de la ville
à son tenant de Gauche. Le nouveau maire s'empresse, sur
le terrain numérique, de ne rien remettre en cause... Si
la morale a quelques accointances avec la chose politique, elle
pourra venir ici paraphraser la comptine : démocrate et
ploutocrate sont dans un réseau. Le rideau tombe... Qu'est-ce
qui reste ?
©
Sciences de la Société n° 60 - oct. 2003
Références bibliographiques
FOURNIER (N.), 1998, « Un
projet social à Médiacastres », in
LEFEBVRE (A.), TREMBLAY (G.), dir., Autoroutes de l'information
et dynamiques territoriales, Montréal/Toulouse, PUQ/PUM,
239-255.
LEFEBVRE (A.), 1998, « Les technologies d'information et
de communication au secours du social ? », in Lefebvre
(A.), Tremblay (G.), op. cit., 235-238.
Médiacastres, 1993, Schéma directeur pour les
NTIC, rapport auprès du district de Castres-Mazamet,
Castres.
Médiacastres, 1997, Rapport d'activité, Castres.
Médiacastres, 1999, Pôle de veille technologique
et centre de ressources documentaires en ligne, Castres, rapport
préliminaire.
PUEL (G.), 2002, « Discours, pratiques et "fractures"
à propos d'une agglomération numérique. La
communauté d'agglomération de Castres-Mazamet »,
2001 Bogues. Globalisme et pluralisme, GRICIS-UQAM, Montréal
(Québec, Canada), 24-27 avril, <http://www.er.uqam.ca/nobel/gricis/actes/bogues/PuelText.pdf>
VIDAL (M.), 2002, « TIC et ancrage territorial »,
2001 Bogues. Globalisme et pluralisme, op. cit.,
<http://www.er.uqam.ca/nobel/gricis/actes/bogues/VidalM.pdf>
Robert BOURE, Jean-Thierry JULIA, Laurence MONNOYER-SMITH et Stéphanie WOJCIK n'ont pas eu l'ambition de dresser une bibliographie exhaustive. Ils ont recensé des références françaises et étrangères - surtout anglo-saxonnes - significatives des multiples recherches, études et réflexions conduites sur la thématique de la présente livraison de Sciences de la Société, depuis le début des années 1980.
Près de 250 documents ont été
référencés : ouvrages, chapitres d'ouvrages,
revues académiques, autres revues, colloques et congrès,
rapports de recherche et études, mémoires de DEA,
thèses ou HDR, et rapports ou textes officiels.